Le coup de pied - qui ne peut venir que de Septima - dans son genoux lui fait sacrément mal. Il fronce les sourcils en la regardant avec colère. Il a essayé, putain, il doit faire quoi ? Il ne la regarde pas plus longtemps, parce qu'il sait qu'elle ne veut pas, mais il se sent brisé de l'intérieur.

Même elle ne croit pas en sa survie.

Son coeur se met à battre à tout rompre, il commence à douter de tout, peut être qu'elle préfère qu'il meure, au moins, elle ne sera plus dérangé avec ces fichus sentiments.

C'est l'approche si certaine de la mort qui le met dans tous ces états. Il sait qu'il devrait se battre d'une autre manière ou sourire, mais là, il n'y arrive plus. Alors il retourne dans son mutisme, n'écoutant que d'une oreille les paroles de Brutus. Pourtant, c'est intéressant.

Gamin, il rêvait de voir le Capitole, ça semblait être le lieu parfait pour faire la fête, aujourd'hui... il n'arrive plus à s'en réjouir. Il mange sans que rien n'ait le moindre goût, il écoute sans que le moins son ne s'accroche. Il a la tête vide et le ventre plein. Il veut juste aller s'effonder dans son lit.

Il doit mettre toute son énergie pour éviter de regarder Septima, pour ne regarder que Brutus et tenter de ne pas avoir l'air mort à l'intérieur, pour tenter de sourire, ou au moins, de faire genre qu'il écoute alors que sa tête est totalement vide.

Sa respiration s'apaise peu à peu, tout comme les battements de son coeur. Il ne doit songer qu'à l'instant présent, pas plus loin. Kyle relève la tête et ne s'attarde qu'une seule seconde sur Septima, elle ne le regarde pas. Bien. Il peut le faire. Il prend une nouvelle bouchée d'haricot vert et calque ses réactions sur celle d'Appia qui glousse, sourit, écarquille les yeux. Elle est prête à grimper la montagne de la victoire. Et lui, que lui reste-t-il ?

Il n'a pas décroché un mot jusqu'à la fin du repas. Quand Brutus leur propose de boire un verre dans les canapés confortables, Kyle refuse. Il s'excuse et s'éloigne pour aller s'allonger. Au moins, sur ce lieu, il est vraiment seul, pas comme dans cette pièce remplie où il se sentait abandonné. Il sait qu'il n'arrivera pas à dormir, mais au moins, il peut cesser de faire semblant.

La nuit est déjà tombée sur la ville quand le train entre finalement en gare. Immédiatement, le petit groupe est conduit vers le centre d'entraînement. Sans attendre que l'avox venu les accueillir à l'entrée du bâtiment qui sera le lieu de vie des tributs jusqu'à l'arène ne s'en charge, Septima presse le bouton d'ascenseur qui correspond à leur numéro de district. Chaque district dispose de son propre étage. Étrangement, Septima retrouve ses marques. Malgré le peu de temps qu'elle y a passé, elle est familière des lieux qui n'ont pas changé d'un iota.

La journée a été longue et elle commencera tôt demain. Après une présentation des locaux par le personnel chargé de s'occuper d'eux - pas l'avox qui n'a plus de langue, évidemment, l'autre -, le groupe se sépare assez rapidement. Brutus donne les dernières consignes et recommandations pour le lendemain matin avant d'aller se coucher. Appia ne tarde pas à prendre la direction de sa chambre à son tour. Et avant que Kyle n'en fasse de même, Septima l'intercepte et lui adresse silencieusement un signe de tête qui dit "suis-moi". Toujours sans un mot, elle reprend la direction ses ascenseurs.

Il est un lieu dans ce satané bâtiment où ils pourront être au calme. Tout en haut de la tour. Un jardin vert avec une vue qui surplombe le Capitole. Et suffisamment de vent pour gêner des oreilles indiscrètes. Septima le guide sans un mot à travers les étages. Quand ils atteignent le jardin, elle vérifie qu'ils sont bien seuls. Tous les districts ne sont pas encore arrivés et elle doute que ceux du district 1 soient du genre à venir admirer le paysage. Mais on n'est jamais trop prudent. Pour ce soir, ils ont le jardin pour eux tous seuls.

Quand elle a la certitude qu'ils sont seuls, Septima rejoint Kyle. Elle se hisse sur la pointe des pieds, enroule ses bras autour de la nuque et pose sur ses lèvres un baiser féroce. Son contact l'apaise en même temps qu'il l'enrage. Il est là. Il est vrai et il est là, en face d'elle. Il est là alors qu'il ne devrait pas y être. Il est là parce qu'il est condamné à mourir. Et c'est à cause d'elle.

Septima le lâche. Elle plaque ses mains sur son torse et le pousse brusquement en arrière.

- T'as cru que tu faisais quoi, là ? S'exclame-t-elle sans transition, glaciale.

Elle a la colère aussi froide que le reste de ses sensations.

- Si tu laisses entendre à Appia que tu es capable de te battre et mieux qu'elle, elle mettra un point d'honneur à commencer par toi. Et elle se détectera de le faire. Je sais de quoi je parle. J'ai été Appia.

Elle fait les cent pas et revient se poster devant lui. Elle a eu le temps de réfléchir dans le train, quand elle n'était pas occupée à ruiner sa chambre.

- Toi, ton job, ton UNIQUE job, c'est de survivre. Tu n'es pas un meurtrier. Alors tu te contentes de ne pas mourir. Je m'occupe du reste.

Il ne s'est pas endormi, de toute manière le train est entré dans la Capitole quelques minutes plus tard. Il a juste fui, parce qu'il ne sait plus sur quel pied danser, il se demande si ce n'est pas mieux de se sacrifier - ou du moins de ne pas bouger dès le début - puisque Septima ne veut même pas faire de lui un tueur. Il ne lui reste plus rien d'autre.

Mais à peine arrivés dans la tour des Tributs, voilà que Septima lui fait signe. Bon sang, il ne comprend plus rien. Il la suit, évidemment, parce qu'il est incapable de faire autre chose, mais dans sa tête tout est flou.

Le petit jardin est ridicule. Dans le capitole il n'y a pas la moindre nature, tout est faux et ça dégoute Kyle, parce que la nature c'est ce qu'il aime lui. Les montagnes, les papillons, la beauté de ce qui n'a pas été créé par l'homme. Il ne comprend que maintenant que c'en est fini, il n'en verra plus jamais, même l'arène sera entièrement fausse. Le coup au coeur qu'il se prend n'était pas prévu et il est heureux que les lèvres de Septima se pose sur les siennes.

Il avait donc mal interprété les signes. Son coeur se remet à battre la chamade et il serre le corps de Septima dans ses bras. Juste un instant de tendresse au milieu de toute cette merde et.. c'est déjà fini.

- T'es sérieuse ? Et comment tu vas faire pour que les autres meurent ? Si je fais rien ? J'suis incapable de tirer à l'arc, de me battre à l'épée ou même de reconnaître des bonnes baies.

Le désespoir l'envahi, même ce talent qu'ont les autres districts, habitués à se battre pour vivre, il ne le possède pas. Il aime la nature, mais de loin, il n'a jamais du dormir par terre ou se cacher dans un arbre. Il ne va pas s'en sortir.

- Arrête de croire que je vais m'en sortir, y a aucun moyen que ça marche, arrête de vouloir que je me batte pour rester en vie, je peux pas ok ? J'suis nul, tu le sais, t'as essayé de m'entraîner en vain. C'est pas d'chance, j'ai été tiré au sort, mais laisse moi partir, ça sera plus simple de croire qu'il y aura un après.

Kyle détourne le regard, il est incapable de lui faire face, incapable de lui montrer ses larmes ou sa colère. Kyle est perdu et il sent qu'il est proche de la fin. Il a envie de s'assoir par terre, de se rouler en boule et de disparaître.

- Tu les laisses s’entretuer, répond Septima sur le ton de l’évidence. Quant aux baies, c’est pas compliqué : t’en vois, t’en mange pas et puis c’est tout.

Non mais sérieusement ? Qui était assez idiot pour manger des fruits inconnus dans un endroit inconnu ? Il fallait être sacrément féru de crapahutage dans la nature et avoir suffisamment confiance dans le fait que les organisateurs n’avaient pas tout génétiquement modifié…

- Il faut être sacrément crétin pour bouffer un truc pseudo-sauvage dans une arène où tout est littéralement conçu pour te tuer.

C’est pour ça que la petite brune s’en est toujours bien gardé pendant tout son propre séjour dans l’arène. Bon, il faut dire aussi qu’elle a tué d’autres tributs pour leur voler leur nourriture. Reconnaissons-le, c’est quand même plus simple de trouver de la nourriture quand on est soi-même le plus grand prédateur.

- Je ne te demande pas de te battre pour rester en vie, je te demande l’exact contraire. Ne PAS te battre pour rester en vie.

Elle pousse un long soupir.

- J’ai un plan. Moins tu en sais, mieux tu te porteras.

Il a tourné la tête pour qu’elle ne le voie pas, mais elle revient se planter juste devant lui. Elle attrape son visage entre ses deux mains, posées bien à plat contre ses joues. Elle le force à soutenir l’intensité de son propre regard.

- Je mettrai ce monde à feu et à sang et le Capitole à genoux.

Elle n’a pas dit « pour toi ». À dire vrai, elle serait capable de le tenter pour le simple sport. Mais elle a maintenant une vraie motivation… autre que l’ennui, s’entend. Elle a des comptes à régler. Elle ne l’oublie pas non plus. Et pas qu’au Capitole. Au district, aussi et surtout.

En attendant, une chose est sûre, elle ne regardera pas Kyle s’apitoyer sur son propre sort. La pitié, tout comme l’empathie, dépassent le spectre de sa compréhension. Que gagne-t-on à avoir pitié des autres ? Pire encore, que gagne-t-on à avoir pitié de soi-même ? Il n’y a qu’à voir la tête que le garçon fait pour savoir que la réponse est « pas grand-chose ».

Non. Elle ne le regardera pas désespérer. Le désespoir, c’est bon uniquement dans le regard des gens qu’elle affronte en duel. Ou de quiconque ose frontalement la contrarier… après s’être rendu compte qu’elle est contrariée.

Non, vraiment. Le misérabilisme n’est pas une couleur qui lui va au teint. Alors elle le relâche et croise les bras sur sa poitrine.

- T’as raison, tu sais. Tu vas sûrement mourir. Mais quand bien même tu dois mourir à l’instant même où tu auras mis un pied dans l’arène, tu veux vraiment passer le temps qu’il te reste d’ici là à pleurnicher sur ton sort ?

Kyle est extrêmement égoïste et, à l'heure actuelle, totalement retourné sur lui-même. Il ne songe à rien d'autre que sa peine, alors il agit comme l'enfant gâté qu'il est, sans même en avoir conscience. Mais à aucun moment Septima ne rentre dans son jeu, elle lui parle, pragmatique comme toujours, donnant des précieux indices qu'il récolte sans savoir s'ils vont lui être utiles dans les jours à venir ou non, mais dans tous les cas, il les note.

- Je mettrai ce monde à feu et à sang et le Capitole à genoux.

Est-ce normal qu'il l'a trouve sexy quand elle dit ça ? Son coeur se met à battre plus fort, parce qu'il y lit de la colère. Et Septima n'est pas en colère normalement. Elle passe son temps à cacher ses émotions et à ne rien laisser paraître, même devant lui. Enfin, pas tout le temps, elle a accepté de ressentir certaines... émotions en sa compagnie et Kyle le lui rend bien. Seulement, voir sa colère, maintenant, c'est différent, parce qu'elle lui donne un but, une occasion et ça, Kyle le prend pour lui. Septima n'était pas heureuse au Village des Vainqueurs, toute sa jeunesse elle l'a passé dans le but de se porter volontaire, or une fois qu'elle eut gagné les Jeux, elle n'avait plus de but. Et il venait de lui en offrir un nouveau. Il était fier.

- T’as raison, tu sais. Tu vas sûrement mourir. Mais quand bien même tu dois mourir à l’instant même où tu auras mis un pied dans l’arène, tu veux vraiment passer le temps qu’il te reste d’ici là à pleurnicher sur ton sort ?

La claque verbale qu'il se prend est violente, mais totalement mérité, il en a conscience. Il ferme les yeux, soupire puis décide de sourire. Ce masque au moins il le maitrise, il sera le gamin un peu là par hasard mais qui prend tout avec le sourire, celui qui saura se cacher et qui ne s'en sortira sûrement pas, mais dont la peur et la peine ne seront pas visible.

- Ok, t'as raison, admet-il. Merci de ta compassion, ça me va droit au coeur.

Il sourit, taquin, mais il sait que ça ne sert à rien, elle n'est pas d'humeur joueuse actuellement, mais d'humeur meurtrière.

- Je ne sais rien, je me cache, je survis et tu gères le reste. Concernant Appia, je fais quoi ? Et faut que j'attire l'oeil des sponsors, je peux faire un truc stylé pour ça ?

Il réfléchit d'une nouvelle manière maintenant, il a presque envie de participer au plan qu'à Septima, elle ne lui dira rien, parce qu'il est trop con pour comprendre sûrement ou qu'il ferait tout capoter, mais elle sera fière de lui, à la fin.

- Tu s'ras fière d'moi à la fin, t'sais.

Le ton sonne presque comme une question, il ne sait plus vraiment sur quel pied danser, mais maintenant qu'il est là... autant aller jusqu'au bout avec le sourire.

Septima ne réagit pas à la tentative d’humour de Kyle. La bonne nouvelle cependant, c’est que s’il est de nouveau capable d’humour, il peut sortir du gouffre de désespoir dans lequel il s’est plongé.

- Appia, j’en fais mon affaire.

Elle a besoin de vérifier quelques renseignements sur la jeune fille, qu’elle n’aura aucun mal à obtenir. Il suffit de savoir précisément quel levier aura le plus d’effet pour convaincre l’adolescente non seulement de ne pas tuer Kyle, mais de s’assurer qu’il reste en vie suffisamment longtemps. Qu’il survive a minima au bain de sang du début de partie. C’est l’objectif prioritaire.

Pour les sponsors, ça va être une autre paire de manches. Elle pense pouvoir mettre Brutus sur le coup. Il a au moins tout autant intérêt qu’elle à ce que les deux tributs qu’ils mentorent brillent face aux organisateurs. Ils ne pourront pas s’en dispenser pour l’arène.

Demain, la parade. Et trois jours d’entraînement en salle avant la séance de démonstration en tête-à-tête. C’est court. Très court. Mais elle ne cédera pas au désespoir. Elle n’a donc d’autre choix que de réussir. Et comme pour tout ce qu’elle a fait dans sa vie, elle réussira. Il ne peut pas en être autrement.

Elle ne répond pas sur le sujet des sponsors. Elle risque de dire quelque chose de désagréable. Non pas que ça la dérange en tant que tel, mais si Kyle recommence à se plaindre et chouiner, elle va se voir contrainte de lui coller une gifle. Or, il est interdit par le règlement d’abîmer un tribut entre la Moisson et son entrée dans l’arène.

- Fière, je ne sais pas. Mais s’il y a encore un toi à la fin, je saurai m’en contenter.

Peu importe ce qu’il faudra faire pour atteindre son objectif.

Et elle continue en plus. Elle ne lui fait pas confiance ? Elle refuse qu'il s'implique, mais s'il reste caché, il sera haït, hué et encore plus chassé. Elle se rend bien compte que s'il ne fait rien, il ne peut pas gagner.

- Wahou et bien, t'es optimiste et heureuse dans ta vie toi.

Il lève les yeux au ciel. Elle a raison, bien sûr, de baisser ses attentes à zéro, mais tout de même. Il soupire, il sourit.

- T'inquiète, je ferai tout comme tu as dit. Je ferais rien, mais devant les autres j'aurai l'air de savoir ce que je fais et d'être fort, c'est tout ce qui compte. Ou rapide, vu qu'on peut pas vraiment contempler mes muscles.

Pendant un court instant, il regrette de ne pas s'être plus entraîné avec Septima, puis il se rappelle que pour rien au moins il n'aurait voulu changer ces quelques mois avec elle. Ils étaient parfaits, et s'il ne devrait rester que ça, alors ça suffirait.

- Pour la parade, je dois savoir quelque chose en particulier ? demande-t-il.

Et il écoute ses mots pour tout enregistrer. Au moins, il n'est pas timide ou trop impressionnable. Il passera devant tout le Capitole avec son flegme habituel, il aura peut être l'air de quelqu'un sûr de lui qui sait ce qu'il fait. Il sourira s'il le faut, il saluera de sa main les enfants bien trop habillés de multiples couleurs et il avancera, comme toujours, un pas devant l'autre, sans savoir ce qui l'attend au bout.

Le lendemain, il n'est pas sûr d'être prêt, mais il n'a vraiment plus le choix. Alors il s'habille, aidé de son styliste qui ne parle pas plus qu'il n'en faut. C'est agréable, il n'aurait pas apprécié les bavardages.

Et puis soudain, le voilà aux côtés d'Appia, vêtu d'une tenue comme on n'aurait pu l'imaginer, mais qui correspond parfaitement à l'ambiance de leur district. C'est fade, c'est gris, c'est brillant. Kyle a un rictus. Les créateurs se surpassent chaque fois et pourtant, leur district est toujours le pire. C'est fou. Il monte sur le char, prêt à saluer la foule, mais son regard accroche celui de Septima. Et soudain, il a peur. En feront-ils assez ?

- Pas particulièrement, non, lui répond-elle du tac au tac, sourcils froncés.

Septima, fer de lance de la team premier degré. « Heureux » ne fait pas franchement partie de son vocabulaire. Elle le voit lever les yeux au ciel. Elle se dit que c’était peut-être du sarcasme. Elle n’aime pas quand ce sont les autres qui sont sarcastiques. Mais il sourit et l’espace d’un instant, elle envisage la possibilité qu’il soit en train de se faire une raison… avant de déchanter rapidement.

Ça y est. On y est. Ce moment où enfin il a compris et il la déteste. Il ne le dit pas et continue à se la jouer «  à la cool » comme si tout lui glissait dessus. Mais elle le voit dans ce qui est derrière cette façade. Il est… résigné. Elle déteste cette facette de lui. Mais peut-être vraiment lui en vouloir au fond ? N’est-ce pas précisément ce qu’elle lui a demandé, de l’écouter ? Que peut-être bien lui dire, maintenant qu’on en est là ?

« Sois toi-même » ? Idée à la con. Si c’est ce qu’elle apprécie, elle, elle sait que les autres ne le verront pas comme elle le voit. Que lui trouve-t-elle, d’ailleurs, de si spécial au fond ? Peut-être pas le moment de s’en préoccuper. Elle soupire à son tour.

- Fais ce que tu fais de mieux. Souris en sachant que tu n’as à faire qu’à une bande de crétins et que tu vaux bien mieux qu’eux.

Après tout, ça a marché pour elle. Alors pourquoi pas. Oui, bon, d’accord… à la différence près qu’elle est capable d’énucléer quelqu’un avec une petite cuillère. Et qu’elle l’a fait savoir. Et qu’elle était volontaire. Et que… on va peut-être arrêter la liste là. Ce n’est pas d’elle dont il s’agit. C’est surtout que, dans l’état de fébrilité dans lequel il est, il ne faut rien lui demander de trop compliqué.

Il tourne les talons sans un mot, sans un geste de plus ni une attention à son égard. Non pas qu’elle a besoin d’affection, mais… c’était pas si désagréable que ça, finalement. Ça sied à son caractère de se sentir adorée. Il la hait, c’est sûr. Tant mieux. Ça rendra peut-être la suite des choses plus facile. Tant pis si c’est le prix à payer. Elle va quand même faire son possible pour le sauver. Essayer du moins.

Et son possible commence dès le lendemain, avec ces crétins de costumiers. Le voilà sur son chariot en compagnie d’Appia et Septima est prise de pulsions meurtrières. Non, pas une quelconque jalousie vis-à-vis de la fille qui dans quelques jours sera morte. Non, contre l’équipe de stylistes qu’on leur inflige. Réussir à rendre aussi fade le district 2 constitue en soi un exploit. De nullité, mais un exploit quand même. Heureusement que de base les districts de carrières partent avec des points d’avance. Ses yeux sont deux puits de ténèbres dans lesquelles elle les plongera tous, ces abrutis.

Kyle croise son regard et elle s’efforce d’y faire disparaître la haine abyssale qui l’envahit. Peu importe comment ils l’ont sapé, il est beau. Beau et arrogant, dans un district qui a plutôt de bonnes statistiques de réussite et aux côtés d’une cinglée. Ouais, ça peut le faire quand même.

Malgré tout, Septima ne se leurre pas. Brutus a beau hocher de la tête d’un air vaguement satisfait – preuve qu’il n’a aucun goût, lui non plus –, il va falloir rattraper le carnage. Et ce n’est pas en restant dans la plèbe ahurie en train d’acclamer les tributs que ça va se faire. Alors la petite brune tourne les talons. Elle sait ce qu’il lui reste à faire. Mettre dans sa propre tenue tout ce qu’il manque de charme dans celle des tributs et se lancer dans une opération séduction de sponsors. Une opération séduction à la Septima. L’ombre d’un rictus s’étire sur ses propres lèvres. Elle sait exactement où aller.

A quoi s'attendait-il ? Bien sûr qu'elle va lui répondre premier degré, mais Kyle a envie d'être optimiste (pour la putain de première fois de sa vie, vraiment, il choisit ses moments cet imbécile).

- Fais ce que tu fais de mieux. Souris en sachant que tu n’as à faire qu’à une bande de crétins et que tu vaux bien mieux qu’eux.

Ce ton, froid, léger, détaché, comme si ce qu'elle disait n'était qu'une série de conseil destiné à tous... Kyle déteste ce ton-là, il n'aime pas sa froideur, pourtant elle vient de le complimenter, elle vient de lui dire de façon cacher ce qu'il vaut. Et bon sang, ça fait battre son petit coeur d'amoureux transi qui ne sait plus ce qu'il fout là.

En temps normal, il n'aurait peut être rien dit, mais là, même si l'heure est gravissime, il ne va clairement pas laisser passer ça. Il mérite un peu plus qu'un léger compliment, il mérite qu'elle lui dise ce qu'il y a de plus profond. Bon, évidemment, elle ne le fera jamais, mais il a bien le droit d'espérer.

Il lui jette un regard en coin avant de poser sa main sur son coeur, exagérant, comme toujours.

- Serait-ce un compliment caché dans tes mots ? Tu trouves que je vaux quelque chose ? Oh bon sang de bonsoir, qu'ai-je fait pour mériter tant d'affection ? Je peux mourir de bonheur, la grande, la terrifiante, la splendide, la merveilleuse Septima Numitor trouve que je suis mieux qu'un crétin !!!! Vous rendez-vous compte ?

D'un geste qui fera grincer les dents de Septima, il se retourne vers son public imaginaire et s'incline avant de leur faire un clin d'oeil.

Mais rien ne sonne vrai, son coeur bat à tout rompre, sa peur est énorme et son soupçon d'optimisme s'est barré depuis belle lurette. Il n'arrive plus à sourire et il se concentre sur ses mots. Il va mourir dans cette arène putain, il est fichu.

Alors que la conversation s'essouffle, il s'éloigne. Il aurait voulu qu'elle le retienne, qu'elle l'attrape par la main et pose ses lèvres sur les siennes. Il aurait voulu qu'elle cesse d'être froide, calculatrice, mais il ne peut pas la changer, elle est comme ça et il le savait. Aujourd'hui, il doit faire avec. Ils ne sont plus dans le deuxième district. Plus du tout.

Debout, sur son char, il attrape la main d’Appia et la lève en direction de la foule. Il fait ce qu'il sait faire de mieux : il sourit. Charmeur, léger, comme si le monde lui appartenait, comme s'il savait ce qu'il faisait. C'est faux. Puis ça jure un peu avec le sourire sadique d'Appia - qui lui lâche la main dès qu'elle peut. Septima a disparu, il a à peine pu échanger un regard avec elle. Ça ne sent pas bon, il n'aime pas qu'elle disparaisse, il a envie qu'elle soit là, chaque seconde. Bon sang, si elle pouvait être dans le char avec lui, il aurait bien moins peur. Et beaucoup moins de change de survie aussi, mais c'est un autre débat.

Ils font mille tour de l'arène, ils saluent, sourient, paradent. Le temps semble s'étirer à l'infini et Kyle a mal partout. Aux zygomatiques, mais sans avoir été heureux une seconde, c'est vraiment affreux. Dans les loges, quand il peut enfin retirer le costume, il se prend la tête entre les mains. Kyle est vide, il n'est qu'une coquille. Il tremble au moindre coup de vent, il se demande même s'il n'est pas vert. Comment pourrait-il survivre sans Septima ? Ce n'était pas ce qu'il avait prévu, être pacificateur dans un district pourri sachant que Septima était heureuse dans sa maison au Village des Vainqueurs, il pouvait le faire. Mourir au Capitole ne faisait pas parti de ses plans.

- Faut qu'on y aille, bouge.
- Ça va j'arrive Appia, grogne-t-il.

Quand il relève la tête, elle lui lance un regard plein de dédain.

- Écoute, j'sais qu't'es déçu d'être avec moi, mais fais semblant putain, j'y peux rien moi.

Cette fois-ci c'est la colère qui sort, son ton est dur, pas trop fort, mais plein de rancoeur. Et le voilà lancé.

- Franchement, tu pourras faire une boucherie si tu veux, je te trahirai pas, tu t'en doutes, j'suis incapable, alors arrête un peu d'être dégoûté en ma présence, je fais ce que je peux ok ?

Il s'est livré bien plus qu'il n'aurait dû. Elle hausse les épaules, la pitié ça ne la connait pas. Après tout, ça n'aurait pas marché avec Septima non plus. Elle indique la porte d'un geste de tête sans parler plus. Elle en a rien à foutre de lui. Su-per. Elle va peut être le tuer elle-même. Kyle se rappelle du sort du tribut du 1. La meuf violente qui avait tranché elle-même la tête de son co-tribut pour faire une alliance avec Septima. Kyle frissonne et sort.

Ils prennent des vêtements confortables et partent s'entraîner dans la salle prévue à cet effet. Septima n'est pas là. Il ne la toujours pas vue. Il a envie de se ruer dans ses bras et de sentir sa force le protéger. C'est un désir vain. Il se force à sourire et entre dans la pièce pleine de tribut. Il va devoir apprendre à se battre en quelques jours, suivre les cours proposés, comme les autres tributs. Le grand du district 11, avec ses muscles bien dessinés, lui fait peur. La gamine au regard noir du quatre le terrifie. Il ne montre rien, il s'approche du tableau pour regarder la liste et il s'élance jusqu'à la fin de la journée. Tournant dans les ateliers, soupesant les armes, apprenant des ficelles de survies et regardant les autres s'entraîner.

Le mieux, c'est d'attendre que Septima lui indique avec qui il pourrait faire alliance avant de créer des dramas. Si seulement il pouvait voir Septima aujourd'hui. Juste la voir, il se sentirait un peu mieux.

La nuit est tombée depuis un moment déjà sur la ville quand Septima reparaît enfin au centre d’entraînement, à l’étage du district 2. Ils doivent déjà tous être couchés, Brutus y compris, parce que la grande pièce à vivre est plongée dans l’obscurité. Même les avox ont déguerpi. Ils réapparaîtront, tels les fantômes silencieux qu’ils sont, aux aurores demain matin. En attendant, la nuit est à elle. Tant mieux, elle n’est pas d’humeur à voir qui que ce soit. Ni à parler.

La petite brune retire ses talons hauts avec les pieds et les balance au loin à travers la pièce. Ils ont connu des jours meilleurs, probablement, dans leur vie de chaussures. L’élégante petite robe noire aussi. Et alors ? Un larbin sous-payé d’un quelconque district s’occupera de fabriquer de nouveaux vêtements plus toujours ridiculement opulents les uns que les autres pour remplacer la tenue de la veille. Lesquels seront soigneusement repassés et mis à disposition par une armada l’esclaves sans langues au service du Capitole. Les joies de la vie dans la capitale.

Elle passe un pouce pour essuyer le sang qui perle de sa lèvre inférieure fendue et se dirige vers ce qui leur sert de cuisine. Non pas qu’ils aient à cuisiner puisque des armadas de servants s’occupent de leur apporter de la nourriture à longueur de journée. De la nourriture en telles quantités que ces cinglés se font vomir pour pouvoir en ingurgiter toujours plus. Révoltant. Ce n’est pas tant le gaspillage face à des districts de miséreux affamés qui la révolte que le fait que tant de nourriture en font d’immondes êtres gras et faibles. Mais tout cela fait partie de la grande Mascarade. Avec un M majuscule.

Bienvenue au royaume de la dépravation, des secrets et des faveurs, où les talents des uns sont les secrets plaisirs pervers des autres. Mais c’est comme cela que se gagnent les soutiens. En jouant le jeu. En participant à la mascarade. Cela a toujours été. Et pas autrement.

Septima sort un sac de glaçons du congélateur et le pose sur son épaule endolorie. Elle va jusqu’au canapé où elle se laisse lourdement tomber. Elle laisse sa tête basculer en arrière sur l’appui-tête et ne peut réprimer un grognement. Ce qu’on ferait pas par amour. Pas étonnant qu’on dise que ça rend complètement idiot.