Lyn resta à l’écart malgré son invitation. Il hésita à insister encore, mais à quoi bon ? Elle était bien assez grande pour cela et le premier qui était gêné par la situation, c’était lui-même. A une époque, cela aurait peut-être été différent, mais il était habitué à être seul depuis longtemps. La vie en communauté lui semblait bien loin. Surtout en tant que soldat, cette vie ensemble les soudait et les forgeait. Cela lui servait désormais pour identifier les bruits qui ne représentaient pas un danger autour de lui et ceux qui activaient ses réflexes de survie. Mais finalement, il avait proposé suffisamment de fois, il ne servait à rien d’insister.

Edwin ne tarda pas à s’endormir, le rythme de sa respiration et de son cœur s’apaisant au fur et à mesure. Son sommeil fut… d’une certaine tranquillité, ponctué par les murmures permanent des ombres qu’il ignorait bien plus facilement durant son éveil. Il s’en détournait pourtant dans son sommeil. Peut-être pour cela qu’il ne connaissait plus un sommeil profond ? Plus il baissait sa garde, plus l’emprise des ombres devenaient fortes et tentantes et où était-il le plus fragile si ce n’est dans un sommeil profond, détendu ?

Un mouvement prêt de lui le fit ouvrir les yeux, prendre une inspiration soudaine qui réveilla son corps, déjà en alerte. Sa main se referma sur la dague qu’il avait glissé sous son oreiller, la dégageant de son fourreau. Il se figea. La présence n’avait rien de menaçant. Elle était chaleureuse et il sentait ce frisson parcourir son bras. Edwin se retourna lentement, sa main toujours sous l’oreiller. Ses yeux se posèrent sur la fine silhouette contre lui. Sa main se relâcha, rengainant l’arme. Est-ce qu’elle s’était rendormie ? Il pouvait se douter de ce qui avait poussé l’elfe à venir contre lui. La présence et la chaleur qui se dégageait d’elle faisait remonter des émotions oubliées depuis longtemps, quelque chose que les ombres dévoraient pour qu’il n’y ait plus jamais accès… Sensation étrange qui fit vaciller son regard.

J'avais veillé à me montrer discrète afin de ne pas le réveiller, mais à en juger par le son de sa respiration, ce fut un échec. Je l'avais senti se figer un instant avant de se détendre… Il ne me repoussa pas. Sans doute pouvait-il percevoir mon malaise et mon besoin d'apaisement. Sa présence à mes côtés me soulagea un petit peu malgré les frissons grimpant le long de ma colonne vertébrale, chose que j'associais à l'arbre qui s'y trouvait gravé. Je restais là, en boule quelques instants avant de me retourner… Mes yeux croisèrent alors les siens, bien ouverts. Je pus alors sentir mes joues rougir, comme si je venais de me faire prendre en pleine bêtise.

– Pardon… Je ne voulais pas te réveiller… J'ai fait un cauchemar et j'ai eu peur, chuchotais-je dans ma langue afin de m'assurer de ne pas commettre d'impair en tentant de lui expliquer mon intrusion.

Je me retournais de nouveau afin de lui offrir un minimum d'intimité, craignant qu'il me demande de partir ou qu'il le fasse lui-même. Je fermais ensuite les yeux en espérant m'endormir rapidement.

Les yeux posés sur la forme qu’il devinait dans la pénombre, Edwin ressentit un frémissement en lui, dont il ignorait la provenance. Etait-ce les ombres ? Il était si habitué à leur présence dévorante qu’il avait du mal à distinguer ses propres sensations d’autres choses. Il n’arrivait pas à saisir et rester figer devant l’elfe, qui n’était visiblement pas endormie. Elle se retourna, se rapprochant un peu plus de lui à ce moment. Leurs yeux se croisèrent. Dans la clarté de la lune, il crut distinguer la douleur et peut-être une certaine peur, mais pas de lui et sa réaction – qui aurait pu être bien pire – elle avait peur d’autres choses.

Une chose qu’elle lui expliqua à demi-mot. Un cauchemar… Sûrement bien plus qu’un cauchemar, bien plus proche de souvenirs. Il hocha légèrement la tête. « Ne t’excuses pas. Je ne m’y attendais pas et j’ai le sommeil léger. Tu peux rester, si tu le souhaites. » Elle s’était retournée, l’avait-elle entendu ? Peut-être, en tout cas elle resta dans le lit. Il hésita un instant, puis se rallongea, restant sur le dos cette fois. Il pouvait sentir le dos de l’elfe s’appuyer contre son bras, chercher sa présence. Il ne bougea pas, restant dans le lit, essayant de retrouver le sommeil. Il pensait ne pas y arriver à cause de la présence de Lyn, pourtant, un engourdissement le prit rapidement, ses paupières se fermant lentement.

Contre toute attente, la présence d'Edwin s'avéra extrêmement apaisante. Pour me rendormir, je n'eu qu'à me concentrer sur sa respiration, là tout près de moi. Son parfum me rappelait un peu celui de la forêt … Une touche de résineux, un peu forte et légèrement entêtante. Un peu d'humus aussi… Celui des feuilles mortes reposant sur la mousse fraîche… Je rêvais que je marchais pieds nus dans mes bois. Je pouvais presque entendre le rire des nymphes… Là, sous les branches d'un grand chêne.

Lorsque j'ouvris les yeux, au petit matin, je me sentais un peu mieux, plus reposée en tout cas. Je devais m'être tournée durant la nuit puisque je me trouvais face à Edwin qui dormait encore, allongé sur le dos, prêt à bondir au moindre bruit. Je ne pus m'empêcher de sourire. Il était beau malgré son caractère bourru et les ombres qui grouillaient encore sous sa peau. Mais sa malédiction aussi semblait un peu plus apaisée, plus sage… Peut-être attendait-elle seulement son heure.

Je me levais en m'étirant doucement, lançant quelques regards autour de moi… J'étais sincèrement déçue de constater que je me trouvais toujours piégée entre ces quatre murs. Mais au moins, j'étais à l'abri… Dehors, le soleil se levait lentement derrière les montagnes. Mes mouvements durent déranger Edwin puisque ce dernier se réveilla à son tour.

– Bonjour, lui dis-je en enfilant mes vêtements.

J'avais encore beaucoup de questions, mais ces dernières pouvaient attendre. Je n'avais nul besoin d'embêter Edwin au réveil.

Le sommeil le prit au fur et à mesure, le plongeant dans un sommeil qui, s’il n’était pas profond, plus apaisant que ce qu’il avait connu depuis… depuis trop longtemps. Pour une fois, il se laissa aller à cette sensation, lâchant quelque peu prise. Il sentait une légère chaleur se charger timidement en lui. Un vague souvenir, un rire, un sourire, qu’il ne pensait plus jamais revoir. Des souvenirs lointain qu’il pensait bien enfoui au fond de lui, dissimuler par les ombres, qu’il valait mieux garder loin, pour que jamais il ne puisse oublier.

Les mouvements dans le lit tirèrent le maudit de son sommeil. Il s’était éveillé au moment où l’elfe s’était redressée, sortant de ce rêve vague. Il n’ouvrit pas immédiatement les yeux en entendant des vêtements se froisser. Il la laissa à son intimité. Elle dut percevoir que sa respiration s’était accélérée, car elle le salua. « Bonjour. » Dit-il en retour. Il se mit debout et fit quelques étirements pour délier ses articulations et muscles. « Tu as pu te reposer un petit peu ? » Il espérait sincèrement qu’elle ait trouvé un peu d’apaisement malgré tout. « On va essayer de voir ce qu’on va faire en déjeunant pour la suite. Il nous faudrait un point de chute et un endroit pour acheter un cheval pour toi, cela nous faciliterait les choses. J’ai une carte, je pourrais aussi t’expliquer un peu si tu veux. »

– Oui, j'ai dormi. Grâce à toi, lui répondis-je en souriant. J'espère pas t'empêcher de te reposer.

J'avais remarqué à quel point son sommeil pouvait être léger, contrairement au mien qui se voyait plus agité que d'ordinaire. Pourtant, il semblait lui-même un peu plus reposé que la veille.

Il me parla alors de ses projets, continuant à m'impliquer dans ces derniers. Je me sentais si reconnaissante à son égard… Je craignais tant qu'il m'abandonne à mon sort.

– C'est quoi "point de chute"? lui demandais-je tout en m'asseyant sur le lit… Une carte ?

De nouveau, je me sentais stupide. Toutes ces choses lui semblaient si normales, si habituelles et logiques. Pour moi, un point de chute s'associait forcément au fait de tomber… Quant à la carte… Je me demandais très clairement ce que cela pouvait bien être.

C'est à ce moment que l'on entendit quelqu'un frapper sur la porte. Plus que des coups, cela ressemblait presque à des grattement.

– Dites les amoureux, il faut quitter les lieux maintenant, grogna une voix masculine derrière la porte…

Qui que puisse être cette personne, je l'entendis s'éloigner et se diriger vers la chambre voisine pour répéter le même manège.

– C'est quoi des amoureux ?

« C’est bien, si ça t’as aidé un peu, lui dit-il. Et tu ne m’as pas empêché de dormir. » Au contraire… Plus éveillé, il commençait sérieusement à se questionner sur la raison de ses picotements cette nuit, cette sensation qu’il avait eu lorsqu’elle avait été contre lui. Etait-ce le simple fait de sa présence ? Parce que cela faisait longtemps qu’il n’avait pas fréquenter quelqu’un de cette façon ? Ou était-ce simplement différent parce qu’elle était une elfe ?

Tout en ramassant leurs affaires, Edwin commença à expliquer ce qu’il avait en tête. A nouveau, elle le questionna sur toutes les choses qui lui échappait. Des concepts qui lui étaient naturels, une logique permanente dans son esprit, bien plus que la plupart des humains. Certains n’étaient certainement jamais sortis de ce village et des alentours… Edwin se redressa, attrapant son épée. « Un point de chute, c’est une expression pour choisir un endroit où aller, et donc savoir par où on doit passer pour y aller. » Lui expliqua-t-il, essayant de retenir certains termes plus complexes qui lui venaient en tête. « Et une carte, c’est une feuille de papier sur lequel est dessiné avec une certaine précision, plus ou moins importante, le monde qui nous entoure. Il y a les point importants qui sont représentés, comme les grandes villes, les routes principales, les forêts. Et d’autres informations importantes. » Il espérait être clair et suffisamment concis…

Puis le gérant frappa à la porte. Eh bien, il n’était pas en retard pour les faire sortir. Edwin ceintura son épée, passa à ses dagues et saisit leurs affaires. Il réfléchit à nouveau à la question de Lyn. Il avait compris que l’amour était différent pour eux. « C’est deux personnes qui s’aiment. Même si ça doit être assez différent chez toi. Chez nous c’est… un sentiment assez profond, qui unit deux personnes, même si… eh bien ça dépend des humains. » L’infidélité était chose courante… Et, penser à l’amour, le fit se rappeler les souvenirs flous de cette nuit. Il chassa cette pensée de son esprit pour rester attentif.

Je ne pus retenir un sourire en constatant qu'Edwin avait fait beaucoup de progrès en une seule nuit. Il parlait lentement, prenant grand soin de choisir des termes simples, afin de répondre à ces nouvelles questions. Je compris qu'il parlait de trouver un endroit où nous rendre ensuite. Ce nouveau lieu – comme beaucoup d'autres visiblement – serait donc indiqué sur la feuille d'un arbre que je ne connaissais pas. Je trouvais cela si intéressant que je me trouvais impatiente de découvrir cette fameuse carte.

Lorsque l'homme vint nous interrompre pour exiger notre départ en utilisant un autre mot que je ne connaissais pas, Edwin prit de nouveau la peine de m'éclairer… Enfin, il essaya. J'enfilais ma cape tout en essayant de visualiser la chose… Deux personnes qui s'aiment… Faisaient-ils partie de la même famille ? Sans doute puisqu'il parlait de sentiment profond. Cet individu pensait-il qu' Edwin et moi avions le même sang… Cela me semblait néanmoins très étonnant, même si je savais que les humains pouvaient avoir plusieurs enfants composant une "fratrie".

– Même famille ? Mère enfant, par exemple ?

Enfin, il semblait pourtant évident qu'aucun de nous ne pouvait être le parent de l'autre. Du moins, du point de vue des humains. Frère et sœur, peut-être… Ou peut-être que ce mot qualifiait simplement l'attachement amical. J'avais déjà vu un homme qualifier de "frère" l'un de ses semblables…

Les relations entre les humains me semblèrent alors de plus en plus complexes…

Les explications qu’il lui donna sur son expression, hérité de son entraînement soldat, et de l’objet qu’était la carte sembla satisfaire l’elfe qui ne reprit pas. Peut-être que l’idée de voir bientôt la carte en question l’aidait à canaliser ses questions. Il se doutait que bientôt, elle aurait bien d’autres interrogations à lui poser pour satisfaire sa curiosité et son envie de savoir. Il n’était pas gêné par cela, lui-même étant plutôt cultivé, bien qu’il ne soit pas le meilleur professeur. Une chance pour Lyn, car nombreux humains étaient loin de pouvoir répondre à toutes les questions qu’elle avait posé, encore moins celles qu’elle n’avait pas encore posé.

La question suivante fut bien plus complexe à expliquer, parce que ce n’était pas une notion complexe. Comment définir une relation tel que l’amour ? La façon dont concevait cette émotion n’avait rien à voir. D’ailleurs, la suite du questionnement le lui confirma. Les elfes avaient-ils simplement la notion d’amour autre que familiale ?

« C’est… plus complexe dans le cas précis. L’amour chez nous, c’est un sentiment entre deux personnes qui ne sont pas de la même famille. Une personne qu’on apprécie plus que les autres, qui nous fait nous sentir plus heureux, plus que les autres. Cela leur donne envie de fonder une famille ensemble en général » Il prit un petit temps supplémentaire pour réfléchir. « C’est notre façon de choisir nos partenaires de vie. » Même si il y avait plus de nuances que cela, mais ils n’en étaient pas encore à ce niveau d’explication et de compréhension des relations humaines.

Il partit ouvrir la porte, attendant que Lyn le suive pour aller dans la salle principale, que lui prenne son petit-déjeuner et montre et réponde à toutes les questions de Lyn.

J'écoutais ses explications avec beaucoup d'attention. Dire que je trouvais les humains fascinants serait un euphémisme. Leurs rapports étaient si complexes, si intéressants qu'il m'était bien difficile de ne pas me montrer intriguée à leur égard. Ainsi, ils choisissaient eux-mêmes leurs compagnons selon leurs propres sentiments… Chose purement impensable chez les Aléns pour qui la reproduction était affaire de préservation de l'espèce.

De tels sentiments n'existaient pas chez nous. Enfin… Peut-être que si, même si je n'avais personnellement jamais expérimenté la chose moi-même. J'avais beau être liée aux miens, je ne me sentais pas heureuse pour autant… Ils me jugeaient même trop curieuse pour mon propre bien…J'étais donc seule la plupart du temps, préférant la compagnie des dryades et des nymphes à celle des membres de mon clan.

– Je vois, dis-je d'un ton sincèrement intéressé.

Je me demandais alors si Edwin avait déjà connu ce genre de chose. Je voulais lui poser la question, mais en me rappelant sa malédiction et sa solitude, je décidais de me raviser.

De nouveau, nous gagnâmes la grande salle où l'ambiance se trouvait bien plus calme que la veille. La jolie serveuse était toujours là… Elle rougit en voyant Edwin avant de me lancer un regard mauvais… Je me demandais bien pourquoi… Que lui avais-je donc fait pour mériter pareille considération… Je pus même voir sa couleur passer du jaune vif à l'orange tendu… Oui, elle me détestait.

– Pourquoi elle ne me regarde comme ça ? demandais-je à Edwin en espérant qu'il puisse m'éclairer.