Le fait qu’il soit à soixante-quinze pourcent responsable de tes soupirs incontrôlables ne semble lui faire ni chaud ni froid. Généralement, être le centre de l’agacement de quelqu’un n’est jamais agréable à entendre, pourtant, lui, prétend s’en moquer. Il s’avère que le brun est, comme ses connaissances le sont, tout à fait surprenant. Installé plus confortablement dans ton fauteuil, dans cette position fœtale qui te permet de poser ton menton sur tes genoux, tu tentes vainement de comprendre ce qu’il peut en être de sa vie. Tu te surprends même à noter quelques détails dans ta tête. Des détails qui pourraient peut-être utile dans un futur proche. Cependant, rien d’alarmant. Rien qui ne soit très surprenant ou qui ait le mérite de t’interpeller plus que nécessaire.

Le crayon trônant jusqu’alors dans tes mains est abandonné au profit de la texture de ton jean, que ton index découvre et redécouvre à force de passage sur la même zone du textile. Tu viens également glisser ta lèvre entre tes dents pour en déchirer la peau abîmée et sèche de celle-ci. Ton ongle griffe les fibres de ton jean. Puis son sourire réapparaît. Un sourire visiblement communicatif. « Je préfère ça... » C’est certainement le meilleur comme toi que tu puisses obtenir. Ce n’est pas une nouveauté, ceci dit. Tu as beau être attentif, et très sage en classe, cela ne t’empêche pas d’avoir quelques lacunes que tu ne parviens pas à combler, malgré toute ta bonne volonté. Volonté qui a finit par disparaître à force d’affronter les échecs récurrents en maths. Sherlock semble marquer un point. Pour être sincère, il a raison sur toute la ligne. Il t’arrache même un ricanement à la description d’un potentiel professeur s’il venait à arrêter l’enseignement qu’il te prodigue. « On dirait que tu as déjà fait la rencontre de mon prof. Autant que ce soit toi, même si tu fouilles dans mes affaires. » Tu secoues la tête de gauche à droite pour faire taire ce rire. « Les probabilités changent : 60/40. » te moques-tu gentiment. Dans le fond, si tu soupires, ce n’est pas véritablement de sa faute : tu aimerais continuer de mener l’enquête sur ton inconnu, finir la semaine de cours le vendredi soir comme tous les autres étudiants de ta classe, mais surtout mener l’enquête. Il se retrouve au milieu de tout ça simplement parce que ta mère a décidé qu’il en serait ainsi. « Tu veux un sandwich ? » proposes-tu, en regardant le réveil derrière lui. C’est bientôt l’heure du déjeuner.

Taper sur les nerfs des gens, tu as l’habitude. C’est presque une marque de fabrique chez toi. C’est pour ça que tu es souvent seul. Les gens ne supportent pas vraiment de passer du temps avec toi. La plupart du temps, ça fini dans les insultes ou la colère. Alors, maintenant tu préfères t’isoler. Sauf que tes parents n’entendent pas ça de la même oreille et insistent pour que tu côtoyes d’autres personnes, surtout de ton âge. Il paraît que c’est bon pour ton développement. Il faudrait que tu caches les manuels de psycho de ta mère, pour son propre bien. En attendant, tu dois te taper ces cours particuliers. Ce n’est même pas comme si toi, tu y apprenais quoique ce soit. Enfin, peut-être qu’aujourd’hui tu as découvert l’inconnu qui se cachait - jusqu’à maintenant dans ton téléphone. Tu ne sais pas trop si tu es ravi de cette découverte ou non. À vrai dire, tu aimais l’idée qu’il n’existe que par ce que tu savais de lui dans ses messages. Une énigme interactive. Seulement, tu ne peux pas oublier ce que tu sais de lui et peu à peu, il t’offre les indices nécessaire à la résolution de l’énigme qu’il est. En partie du moins, tu veux bien croire qu’il est plus complexe que ça. Du moins, tu l’espères.  

Cependant, tout comme toi, il n’a pas l’air d’apprécier l’initiative de sa mère. Clairement, il n’est pas là de gaité de coeur et toi, tu dois bien avouer que ça t’amuses un peu. Il te demande de calculer les probabilités que ce soit toi qui le saoule, plutôt que les cours que tu donnes et tu entres dans le jeu sans trop de difficulté. 25/75 pour toi. Il semble plutôt d’accord avec ça. Forcément, il en vient à te demander pourquoi tu es là et tu ne peux t’empêcher de lui faire remarquer que tu es plus jeune que lui. Pourtant, c’est le comme toi qui le fait tiquer. Tu essayes de t’expliquer et il semble satisfait de tes explications. Tant mieux. Il te propose d’arrêter les cours et tu lui signales que sa mère ne semble pas du même avis que lui et quoiqu’il arrive il aura un professeur particulier. Si ce n’est pas toi, ça sera quelqu’un d’autre et tu ne peux pas garantir de la compétence du remplaçant. Tu doutes même qu’il le soit. Ça a le mérite de le faire rire. « Je ne fouille pas dans tes affaires, c’était en évidence sur ton bureau » tu fais référence à l’article, ton article qui trônait sur son bureau il y a pas si longtemps que ça. Tu n’y peux rien si ça à attirer ton attention. Malgré tout, tu lui adresses un léger sourire quand il fait baisser son pourcentage d’agacement à ton égard. C’est une victoire comme une autre. « Les probabilités changent tout le temps, elles sont dépendantes de tout un tas de facteur qui fait pencher la balance d’un côté ou d’un autre. » Calculer les probabilités, tu le fais à longueur de journée, dans tête. Tu calcules constamment ce qui pourrait arriver ou non. Le meilleur chemin pour rentrer chez toi, la possibilité de te faire agresser en retour, celles de recevoir un message de ton inconnu dans l’heure. Tout ce qui fait ta vie, tu le calcules. Tu te trompes parfois, même si tu préfèrerais qu’on t’arrache la langue plutôt que de l’admettre, mais tu le fais.  Ton sourire s’élargit quand il te propose un sandwich. Il n’y a plus de doute, tu reconnais là l’inconnu et son amour inconditionnel pour les sandwiches, même si tu te demandes s’il n’y a pas autre chose derrière tout ça. « Non, merci. Je te laisse ma part. Je vais devoir y aller de toute façon. Tu sembles être plus familier avec les probabilités, mon travail est terminé pour aujourd’hui. » Il est temps pour toi de t’éclipser. Le cours est terminé pour aujourd’hui.

Les genoux ramenés contre ton torse, le menton posé sur le sommet de ces derniers, tu observes la silhouette de ton interlocuteur avec attention. Tu observes les traits de son visage, la manière dont ses lèvres bougent à chaque mot qui s’échappe de sa bouche, la manière qu’il a de faire bouger son stylo entre ses longs doigts fins. Tu te demandes alors comment il a pu en arriver là, à faire cours à d’autres lycéens, à la façon dont il a pu apprendre tant de choses en une année de moins que toi. Une admiration cachée derrière un soupçon de jalousie, certainement. Ton fauteuil pivote vers le bureau sur lequel repose ton smartphone que tu ne peux t’empêcher d’allumer d’une simple pression du bouton central pour vérifier qu’aucun message ne soit précieusement gardé par ta boîte de réception. Toujours rien. Un fin soupir glisse alors pour s’évader sur le dos de ta main que tu gardes en guise de maintien sous ta propre tête. Alors, tu te concentres à nouveau sur le visage de ton professeur particulier. Tu écoutes ses explications, tu appuies parfois son propos et plaisantes sur les probabilités qu’il soit la raison de ton agacement. Sans doute que Sherlock est le professeur le plus à même de comprendre tes lacunes et à les combler sans être trop autoritaire envers toi. C’est bien moins gênant d’avoir un garçon de ton âge dans ta chambre, plutôt qu’un vieil homme aux cheveux blancs d’une soixante d’année. Cette scène te fait d’ailleurs grimacer légèrement. Quelle horreur.

Puis, tu ne peux pas t’empêcher de reposer le coup de l’article sur la table – ou plutôt sur le bureau. C’est plus fort que toi. Cependant, il ne semble pas mal le prendre, bien au contraire. Il joue même sur les mots, ce qui a pour unique réaction de te faire lever les yeux au ciel, avec ce sourire mi-agacé, mi-amusé, au coin des lèvres. Peut-être parce qu’il n’a pas tord. Il était posé sur ta paillasse, face à lui, sans rien pour le cacher, pas même un livre ou une simple feuille de cours. Il a été déposé là, parce que ce matin encore, tu y as jeté un coup d’œil, tu y as ajouté quelques annotations, corrigé quelques unes de tes coquilles récurrentes lorsque tu ne prends pas garde. Dans ce texte, tu as cherché des éléments pouvant te mener jusqu’à ton inconnu, un lapsus révélateur dans sa manière d’expliquer, un nom glissé maladroitement dans une phrase. Tu l’as lu et relu jusqu’à tomber de sommeil, jusqu’à ce que ta mère ne vienne te réveiller pour t’annoncer l’arrivée imminente de ton prof particulier. Cette nouvelle fut loin de te faire plaisir, mais finalement, le cours s’est avéré plus agréable que tu ne le prévoyais. Bien plus simple, surtout. « Tu aurais pu ne pas y toucher, mais non, tu fourres ton nez dans les affaires des gens. » Ça te fait penser à quelqu’un d’autre, tiens. Malgré toi, tu lui rends son sourire. « On dirait que tu passes ta journée à faire des probabilités. Je parie que tu en fais pour la plus petite décision à prendre. » te moques-tu, avant de te redresser dans ton siège. La faim fait grogner ton ventre, alors tu proposes un sandwich au garçon, sandwich qu’il refuse. « Oh. D’accord. Je te raccompagne en bas, alors. Merci. C’était sympa. Pour un cours de maths. » Tu le raccompagnes jusqu’à la porte. « A samedi. » L’enquête peut reprendre.