Le silence règne, au domicile des Thornton. Cassidy surveille la cuisson du repas dans la marmite posée sur le feu. Le visage impassible, les yeux vides et l'air tout à fait passif. Elle semble... Vidée de toute émotion. Après une journée comme la sienne (elle a, comme d'habitude, travaillé comme une acharnée), on peut imaginer que c'est la fatigue qui la met dans cet état. Mais ce n'est pas seulement (et pas prioritairement) cela. Son mari est à la maison, certainement en train de vider ses valises ou de prendre sa douche, quelque part dans les pièces voisines. Leur appartement est relativement grand. Situé au cœur de Manhattan, quartier huppé de New-York, il vaut une petite fortune. Qu'ils ont pu s'offrir il y a quelques années déjà, quand leurs carrières respectives prenaient déjà beaucoup de place - mais leur avaient permis d'installer leur petit cocon surtout.

Perdue dans ses pensées, Cassidy sursaute légèrement lorsque la sonnerie de son portable se met à retentir, juste à côté d'elle. Elle l'arrête d'un geste rapide de la main, puis en fait autant avec la plaque. Le plat a suffisamment mijoté, elle avait préalablement vérifié le temps de cuisson et veillé à installer une alarme sur son portable. Ce n'est pas une cuisinière hors pair, mais elle arrive encore à suivre des recettes. Il faut tout de même qu'elle prenne ses précautions. Elle est particulièrement tête en l'air, ces jours-ci.

Retirant la marmite, elle l'emmène jusque la table, où tout est déjà installé pour leur repas. Un repas partagé, ce qui est très rare pour eux ces temps-ci. Quand Cassidy n'est pas à un séminaire à l'autre bout du pays, Matthew, lui, est dans les airs. Quelle idée elle a eu, d'épouser un pilote de ligne. Elle ne lui en veut même pas. Parce qu'elle aussi, est toujours très prise par son travail. Parfois physiquement, mais surtout mentalement. Elle s'épuise à la tâche, veille à ne rien laisser au hasard. Elle veut cette promotion, qu'elle semble d'ores et déjà toucher du bout du doigt mais qu'elle aimerait voir se concrétiser. Devenir directrice artistique de la boîte dans laquelle elle travaille depuis plus de dix ans, voilà son rêve le plus cher. Evoluer, grimper l'échelle sociale comme sa mère n'a jamais eu la chance de le faire. Elle tient à avoir une carrière digne de ce nom, et veut évoluer dans cette entreprise qu'elle chérit tant. Un jour peut-être qu'elle ouvrira sa propre agence. Mais pour l'heure, elle  n'en est pas là.

Cassidy sert du vin rouge dans le verre de son mari, puis dans le sien. Elle repose la bouteille tout juste entamée sur la table entre leurs deux couverts, et s'installe sur sa chaise. Le regard de nouveau perdu devant elle, elle sirote son verre en se disant que Matthew ne devrait pas tarder à la rejoindre. Elle l'entend dans la pièce voisine. Si proche... Et pourtant, si loin. D'elle, de leur vie, de tout. A ce moment-là, elle ne sait pas encore la bombe que son inconscient s'apprête à lâcher au milieu d'un repas qui aurait pu être tranquille. En même temps, il semble qu'ils n'aient plus grand chose à se dire quand ils se retrouvent seuls tous les deux... Alors le silence est souvent de rigueur.

Matthew, à bout de forces et presque vidé de toute énergie, franchit enfin le seuil de son appartement new-yorkais. Pilote de ligne chevronné, il venait d'achever un vol long-courrier éreintant. Les heures passées aux commandes de l'appareil avaient mis à rude épreuve son endurance. Le décalage horaire le frappait de plein fouet, brouillant ses sens et rendant chaque pensée laborieuse. Ses yeux étaient lourds, brûlant légèrement sous l'effet de la fatigue accumulée et du manque de sommeil. Ce vol avait été particulièrement exigeant. Matthew avait dû faire face à des conditions météorologiques changeantes, maintenant une vigilance constante tout au long du trajet. L'attention nécessaire pour naviguer dans des zones de turbulence, ajuster les altitudes et coordonner les communications avec les différents centres de contrôle aérien avait grignoté ses réserves d'énergie mentale. Chaque minute passée à surveiller les instruments de bord et à prendre des décisions cruciales avait accentué la tension, laissant peu de place à la détente.

La véritable épreuve avait commencé dès l'atterrissage. Matthew avait espéré que le pire serait derrière lui une fois l'avion au sol, mais cela était loin d'être le cas. Le trajet du retour vers son appartement s'était transformé en un parcours du combattant à travers les embouteillages infernaux de New York. Les klaxons retentissants, les voitures s'entassant les unes derrière les autres, et l'atmosphère étouffante des rues bondées avaient achevé de le mettre à bout de nerfs. Coincé dans la circulation, chaque minute paraissait une éternité, amplifiant son désir désespéré de rentrer chez lui et de s'effondrer sur son lit.

En entrant dans leur appartement new-yorkais ce soir-là, Matthew ressentit une lourdeur familière l'envahir, une sensation qu'il connaissait bien mais qu'il n'avait jamais réussi à chasser complètement. Cassidy était là, debout dans la cuisine, mais le sourire chaleureux qu'elle lui réservait autrefois avait depuis longtemps disparu, remplacé par une expression neutre, presque indifférente. Leur mariage battait de l’aile depuis des années. Ce qui avait commencé comme une union passionnée, remplie de rires et d'étreintes, s’était lentement érodé sous le poids des silences et des absences. Les longs vols de Matthew, avec leurs horaires imprévisibles et épuisants, avaient progressivement créé un fossé entre eux, un fossé qui semblait s'élargir chaque jour un peu plus. « Salut » souffla-t-il, sa voix résonnant dans l'espace silencieux. Leurs conversations, autrefois pleines de complicité et de tendresse, étaient devenues des échanges fonctionnels, vides de la moindre émotion. Matthew se dirigea vers la cuisine, ses pas lourds résonnant sur le parquet. Il savait qu'il devait l'embrasser par courtoisie, mais même ce geste simple semblait désormais forcé et mécanique. Lorsqu'il se pencha pour déposer un baiser sur sa joue, il sentit la froideur de son contact, comme s'il embrassait une statue plutôt qu'une personne vivante.

En se redressant, Matthew jeta un coup d'œil autour de lui et fut surpris de voir la table soigneusement dressée. Des plats qu'il affectionnait tant reposaient sur la table, libérant des arômes alléchants qui auraient normalement fait gronder son estomac de désir. Ce soir, cependant, son corps épuisé ne réagissait pas comme il l'aurait espéré. « Tu as préparé le dîner ? » dit-il, surpris, un éclat d'émerveillement perçant sa voix fatiguée. Il n'avait pas prévu ce geste attentionné après une journée aussi éprouvante.

Cassidy est de retour dans la cuisine, lorsque Matthew fait son entrée. Elle est heureuse de le voir bien sûr, mais de manière presque mécanique. Comme une habitude qui ne s'est pas encore totalement évaporée. Mais qui a tout de même tout perdu de son entrain et de sa joie d'antan. Aujourd'hui, tout est fait sur pilote automatique. La Cassidy enjouée du travail, toujours en mouvement et le cerveau qui tourne à vive allure, n'est plus. Plus depuis qu'elle a franchi la porte d'entrée de leur maison et ce, comme chaque jour depuis des années. Elle ne sait même plus depuis quand elle a perdu la fougue de leur relation, depuis quand elle n'a plus ce même plaisir sourd de le retrouver. Désormais, elle ne jure que par son travail, et n'a plus la même envie de le quitter pour rejoindre son mari. Pas même lorsqu'il est prévu qu'il rentre - ce qui arrive de moins en moins souvent. Mais ce n'est peut-être qu'une impression. Une impression causée par tout le reste, l'ensemble qui la rend si... Vide, morne, apathique.

Matthew dépose un baiser tout aussi mécanique sur sa joue, et Cassidy ne bronche pas. « Salut », répond-elle sur le même ton que lui. Elle se sent toutefois particulièrement vidée - triste, même - ce soir. C'est comme si, d'avance, son cerveau fatigué par une journée de travail savait ce qui allait se tramer ce soir. Comme s'il se doutait que tout n'allait pas être aussi calme et silencieux qu'à l'accoutumée. Dans les faits, elle n'en sait encore rien. Et c'est tout juste si elle remarque la flamme sous-jacente dans les propos de Matthew, lorsqu'il constate que la table est mise, et que sa femme a cuisiné. C'est vrai qu'ils n'ont pas partagé ce genre de moment depuis très, très longtemps... « Oui, je savais que tu rentrais », se contente-t-elle de répondre sans en faire tout une histoire. Elle n'a même pas envie de s'en attribuer les mérites. Pas envie de faire de cet événement quelque chose d'exceptionnel alors que c'est si... Banal. Un repas partagé. Peu importe qui a cuisiné, peu importe qui a mis la table. Ce repas est partagé et pour un couple marié (même depuis aussi longtemps qu'eux), cela devrait être une formalité. Ou alors, à l'inverse, si exceptionnel qu'il en devient merveilleux. Mais les étoiles dans les yeux, Cassidy ne les a plus depuis longtemps. Et elle se doute qu'il en va de même pour Matthew. Peu importe l'émerveillement qu'il ressent à cet instant précis. « On s'installe ? Je meurs de faim. » Et sans véritablement attendre de réponse de sa part, ni même de réaction, Cassidy va s'installer à la table qu'elle a elle-même pris soin - mécaniquement, toujours - de préparer.

Ses pieds croisés sous sa chaise, où elle vient de s'asseoir, elle boit une petite gorgée de vin rouge en attendant que Matthew la rejoigne. Une fois qu'il est là, installé à son tour, elle décide de l'interroger un peu. « Tu as passé une bonne journée ? » Il est rare qu'ils soient ensemble, alors autant en profiter pour prendre de ses nouvelles.
Prendre des nouvelles de son mari, n'est-ce pas là le signal qui devrait lui mettre la puce à l'oreille ? Lui indiquer que quelque chose ne fonctionne plus depuis longtemps ?