L'avion atterri vers 15h30 et je suis lessivé : le show d'hier était une véritable boucherie avec tables, chaises, punaises, et échelles - la totale. On a fait le main event et les gens étaient littéralement galvanisés par notre prestation.

Honnêtement, j'ai juste envie de rentrer et d'm'envoyer mon meilleur espresso avant de tenir le lit jusqu'à demain. Plus de batterie dans la switch, ni dans le bonhomme. Sur la route, je m'arrête quand même chez la 'tiote qui est sur mon chemin. C'est la plus jeune de la tribu - une super nana déjà, la trentaine et tout le tintouin, mais pour nous elle restera toujours la piccola, privilège ou malédiction du p'tit dernier. C'est la femme de ma vie cette fille, j'vous jure pas comme j'l'adore.

J'arrive à son immeuble et je grimpe les marches plus que je ne les monte. Chaque muscle est perclus de douleur, j'ai des bleus de la taille de ma tête sur les jambes, deux côtes fissurées, et trois phalanges cassées. Je sais vraiment pas comment mon dos a fait pour survivre à cette nuit. Je catch à nouveau dans deux semaines, largement le temps de me remettre.

Je toque à sa porte, j'entends qu'elle est là, mais elle semble tapie - plus un son ne vient de l'appart'. Peu sûr de m'être fait entendre, je toque encore. Cette fois, elle s'agite un peu je crois. Elle m'entr'ouvre, le visage meurtris, et mon sang ne fait qu'un tour.

"Princepissa, qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce que tu as ?"

Je m'engouffre brutalement dans l'appartement sans la bousculer toutefois, et l'observe de plus près. Son visage est tuméfié, on aurait dit qu'elle était à ma place hier soir. L'air inquiet, et c'est un euphémisme, j'encadre ses épaules avec mes mains et la presse de questions qui me vienne - "Qui t'as fais ça ? C'était quand ? Tu es allée aux urgences ? T'as porté plainte ?". Toutes ces questions et d'autres difficilement formulées, emmêlées et enroulées dans l'angoisse de la voir violentée remplissent la pièce déjà lourdement chargée.

Sa voix balbutie une explication : "Ce n'est rien mio fratello, je suis ... tombée." Je suis d'autant plus confus - j'ai autant de mal à croire qu'elle soit tombée que j'en ai à concevoir qu'elle puisse me mentir. Elle profite alors de mon égarement pour me faire assoir et disparaître dans la salle de bain quérir bandages et anti-douleurs. Alors qu'elle me prépare un verre de paracétamol codéiné, je me relève, me poste à ses côtés dans la cuisine et prends les choses en main :

"Nella, je pratique une dizaine de sports de combats, c'est mon métier. Je sais reconnaître un coup quand j'en vois un. Tu as vu l'hématome que tu as ? Et la lèvre ouverte, il faudrait un concours de circonstances incroyable pour ça arrive en tombant !"

Il m'échappe un regard inquisiteur malgré moi, mais c'est surtout de l'anxiété. Je la revois toute petite, avec ses fières bouclettes blondes qui se sont assagies en vieillissant - contrairement aux miennes qui ont gagné en densité -, et ses yeux enjoués lorsque je rentrais de l'école ou qu'elle venait me voir aux entraînements. Elle ne causait jamais de problème, la piccola, alors que j'étais la risée de notre père quand je refusais le foot. Avec sa petite bouille venue du pays des rêves, elle était parfois dans la lune. Depuis un temps, elle est devenue taciturne je crois, j'ai juste pensé qu'elle avait pris de l'âge. Aujourd'hui rien n'est moins sûr.

Je commence à comprendre ce qu'il se passe il me semble, et la serre dans mes bras congestionnés. Depuis mes sept ans où je suis allé voir l'échographie avec mamma - j'étais tout le temps dans ses jupons -, je me suis dis que cette petite vie, j'en avais une bonne part de responsabilité. Qu'avec notre bourru de père, s'il fallait un protecteur, ce serait forcément moi. En Italie, les attentes réservées aux hommes sont simples : sois fort, protège tes femmes (c'est-à-dire ta soeur, ta mère, ta fille, ton épouse), gagne l'argent du ménage, sois beau et mange ta viande. J'ai toujours pensé qu'on s'était tous les quatre émancipés de notre éducation Moyen-Âgeuse : avec Marcelina qui observe le partage des tâches dans son foyer, Giuliana qu'est carriériste, moi en célibataire endurci toujours à l'autre bout de l'Europe. J'étais loin de me douter que ma petite Nella, elle, répétait non pas le schéma familial de notre maman, mais celui de la nonna ! Notre vieux est un con mal dégrossi, mais il aurait jamais levé la main sur la mère de ses mômes. Nonno, lui, il avait aussi la main lourde sur nonna Marguerita.

C'est irréel. J'ai juste envie d'aller tuer ce fils de chien de Moretti. J'aurais dû le sentir venir, ce gars, quand Nella a voulu abandonner son métier de rêve pour rester à la maison.

"Ecoute, je suis pas idiot. J'ai compris ce qui se trame. Viens manger à la maison au moins ce soir, on va porter plainte demain matin."

Considérant comment la vie de couple devait être préservée à tout prix dans notre famille - mamma disait toujours : "Tu sais ce que tu quittes mais tu sais pas ce que tu reçois." -, je me suis figuré qu'elle se braquerait, aussi ai-je ajouté sans attendre :

"Si tu le fais pas pour toi, tu le fais pour moi. Et si tu le fais pas tout court, c'est moi qui reste pour l'attendre."

Et malgré le match d'hier, je pense que j'ai encore plus de ressource que nécessaire pour lui rendre la pareille. Mon objectif n'est pas de lui casser la gueule ceci dit - avec mon expérience dans le domaine, si je réglais les problèmes comme ça, je serais taulard. Mais si ma princepissa a besoin d'un golem, elle sait qu'elle peut me trouver.

Je ne comprends plus rien à ma soeur, comme si depuis longtemps elle faisait mine d'être quelqu'un qu'elle n'était pas - comment ce petit bout de femme qui avait l'air si épanoui avec Diego aux repas de famille peut se retrouver devant moi, lèvre crevassée et néanmoins soucieuse de préparer à dîner ? J'essuie les larmes de sa joue, descends le verre d'antalgiques d'une traite et tente de la sonder en vain. Je ne saisis rien de ce qu'elle m'explique.

"Ta faute si ton mec te tabasse ? Tu te fous de ma gueule, piccola, tu vas pas lui faire la popote, et puis quoi encore ?"

Je ne voudrais pas être moraliste, mais si je devais la ligoter pour l'emmener loin de ce monstre, je le ferais. C'est ça ou le tuer de mes propres mains. Mon pouls bat dans mes tempes, j'ai les mains moites et la mâchoire crispée - de colère pour ce bastardo, mais aussi de peur pour ma douce. Je me tempère tant bien que mal - et cette douleur, mio Dio, elle me lime la patience. J'essaie d'imaginer ce qui la retient avec lui.

"Ecoute, la famille en saura rien si c'est ce qui t'inquiète, je serai une tombe. Je garderai le secret comme pour tes mostri sous le lit quand t'étais petite et que tu venais dormir dans ma chambre." Je caresse de ma main boursouflée sa joue endolorie avec douceur. "T'as grandi et les mostri sont bel et bien réels cette fois Nella. Tu veux finir comme nonna ?"

Nonna s'est échouée à l'hôpital un jour où nonno avait trop forcé sur la liqueur de gentiane du grand-oncle Giovanni. Je passe ma main sur mon visage, cherchant à mettre le doigt sur l'argument qui la déciderait. J'imagine que, peut-être, elle tient à lui.

"Tu l'aimes toujours ce type ? Parce que si c'est le cas, lui manifestement non, et tu souffriras bien moins d'une rupture qu'en te mariant avec un gars pareil. Et pour tout, compte sur moi. Pour déménager, te défendre de lui, je peux même t'emmener en Europe quand je pars bosser, tiens ! T'as jamais vu du pays, toi, ça te fera passer à autre chose."

Je prends sa main dans la mienne - celle qui est valide -, plonge mes yeux au fond des siens, encore larmoyants. J'aimerais la mettre dans un petit écrin de diamant et que personne ne l'ouvre jamais.

"Fais-moi confiance, au moins pour aujourd'hui. Prends quelques affaires, viens avec moi et ne remets plus les pieds ici. Pas seule en tout cas, et surtout par pour lui."

Bredouillant la situation familiale et son impasse professionnelle pour s'extirper à mon inquisition, Nella disparaît dans sa chambre comme pour prendre un petit bagage. Je soupire - je ne comprends pas, malgré notre éducation, comme elle a pu s'enfermer dans cette situation. Comment l'image qu'auraient les parents d'elle peut la bloquer à ce point. Comment, enfin, elle peut refuser une main tendue dans pareilles conditions. Je déraille - elle n'est pas responsable de ces horreurs, même lorsqu'elle ne se sent pas de les quitter alors que l'occasion se présente. La victime n'est jamais le problème. Mais ce connard de Diego, il me chatouille d'en faire une victime-problème.

Je ne sais pas quoi faire pour la sortir de cet appartement au moins pour ce soir, car si j'y reste, il arrivera bien un moment où je devrai soit rentrer, soit me confronter à mon beau-frère. Et dans cet état de fatigue comme de colère, une intervention personnelle terminerait assurément très mal, pour lui bien entendu. Si alors j'appelais derechef la police pour l'arrêter, ma soeur se braquerait sûrement, et je n'aurais plus aucun droit de regard sur la santé de son ménage - fusse-t-elle capable de m'en congédier. Quelle merde, il l'a bien dans son filet, la piccola. Et je ne peux rien faire contre son grès.

Soudain une lamentation déchirante me vient de la pièce adjacente. Naturellement, j'accours, entendant sur mon chemin Nella murmurer son identité. Et encore les parents, comme une ombre permanente sur tout ce qu'elle fait. C'est pas étonnant : aucun des trois aînés n'a vraiment respecté le code familial transmis par nos vieux, ils ont dû l'asséner de remontrances de géniteurs frustrés quand on a tous quitté la maison. Elle ne m'en avait jamais parlé. C'est dingue ce qu'elle a pu être secrète. Je m'adosse au cadre de porte de sa chambre.

"C'est donc pour nos parents que tu te biles, au final ? Pas par amour, pas par difficultés professionnelles ?" Je m'assieds sur le lit avec elle, ma large main dans son dos. "Princepissa, ma chérie, tu t'inflige tout ça pour eux en fin de compte ? (je soupire) Tu veux que je te dise, voilà le bail : nos parents ont jamais évolué, ils nous ont donné l'éducation qu'ils ont reçue, y a jamais eu de progrès. Ils visent pas notre bonheur mia bella, ils ont juste envie qu'on leur ressemble. Ressembler à mamma, c'est ça que tu veux ? Enfanter par devoir, décrépir à la maison ? Pas d'amour, des enfants parce qu'il le faut, la maison parce que ça fait bien, un crédit interminable qui t'enferme dans ta vie et dans ta tête, ma puce, voilà la vie qu'elle a notre mère. Nos parents, ça fait 5 ans tout au plus qu'ils s'aiment, par la force des choses, sur 50 piges ou plus de mariage."

Je l'attire à moi dans une étreinte tout en poursuivant : "Tu veux que je te dise ? Je me suis fritté tous les jours avec papa parce que je voulais rien savoir de son taff à l'usine. Il s'est soucié, il s'est énervé, il a voulu me déshériter parce que soi disant le catch c'est un truc trop aléatoire. Mais tu sais quoi ? Quand je suis revenu à la maison avec un des titres les plus influents de l'industrie, il a fermé sa bouche, et j'ai compris qu'il était rassuré et fier. Ils sont heureux quand on est heureux, même si on est différents, c'est juste qu'ils le savent pas encore. Vis ta vie, ils suivront. Et les frangines et moi, on sait ce que c'est de s'émanciper, et on sera toujours avec toi. Pour ce qui est de l'argent pour refaire ta vie, j'en ai moi. Plus que je n'ai de temps pour le dépenser."

Je dépose un baiser dans ses cheveux. "Dis-moi Nella, qu'est-ce qui te rendrait heureuse ?"

Elle s'ouvre enfin. Elle ouvre son coeur, elle ouvre les vanne et pleure à n'en plus pouvoir, elle s'ouvre à l'avenir un petit peu aussi de cette façon. Lovée dans mes bras comme une enfant, et d'ailleurs les proportions physiques entre nous deux n'ont jamais changé, elle sanglote et mélange ses mots (ou ses maux) et évoque la peur de papa, son envie de bien faire, celle d'être dans le moule. Elle a pris ce fils de chien de Moretti pour avoir un pénis dans sa vie et faire plaisir aux vieux, c'est tout. Ca explique qu'elle l'ai tellement laissé s'imposer jusque sur son visage. Ca explique aussi pourquoi elle refuse de refaire sa vie : son homosexualité semble davantage l'angoisser que les violences conjugales qu'elle subit.

Je suis, quelque part, soulagé. C'aurait été plus difficile de la secouer si elle avait été amoureuse de ce sale type. Parce que là, pour moi, c'était ça l'urgence. La sortir de cette appartement qui fait fabuleux écrin à sa testostérone mal placée.

"Calme-toi princepissa, tu veux savoir quelle est la première étape, la plus urgente ? Quitter ce sale con, déjà. Je t'invite à le poursuivre en justice, mais si tu veux pas, je comprendrais. Ca m'étonnerait qu'il soit assez téméraire pour t'intimider en sachant que je sais où il vit, de toutes façons."

Je la considère un instant, cherchant les bons mots. J'en profite pour partager ma propre expérience.

"Ecoute, pour moi la question s'est jamais posée parce que j'ai jamais ramené personne à la maison. J'en ai jamais parlé en famille, je voyais pas l'intérêt, vu que je suis pas casé. Mais si ça peut t'aider alors je t'en parle, à toi. Je suis sorti avec des mecs comme des nanas quand j'étais jeune. Je sais pas ce que ça fait de moi, bi, homo, hétéro, indécis ? Mais voilà, si je suis plutôt attiré par les femmes, je rentre pas dans le moule pour autant."

Difficile de se coller une étiquette, quand on est curieux mais qu'on est éduqué dans un schéma hétéro-centré.

"Donc voilà, si la famille comprend rien, ou ne t'accepte pas, y aura toujours moi. On est dans la même équipe. Et si Cinzia a eu ton dévolu, eh ben ... Elle a drôlement de la chance de plaire à une fille géniale comme toi."

Je lui souris et me lève du lit.

"Bon, on fait ton sac et on se casse de chez ce taré ou faut l'attendre et que je finisse par lui péter sa sale gueule ?" dis-je plus incisif.