Ma douce dépose un baiser sur ma joue fatiguée et s'affaire à empaqueter ses affaires. Elle se bagarre avec sa valise en la fermant puis dans les escaliers - enfin, elle pense tout porter mais dans son dos je soulève l'arrière de ses bagages -, et nous démarrons vers mon appartement. La colère retombe peu à peu et laisse à nouveau place à l'exténuation de mon match, de mes contusions, de mes heures de vol, de mon rythme de vie. Papy devrait peut-être songer à freiner la cadence, des matchs hardcore comme celui-ci, j'en ferai pas toute ma carrière. J'ouvre les fenêtres pour faire passer la douleur et me tenir bien éveillé.

Sur la route, elle me confie qu'elle ne veut pas porter plainte. C'est son choix. "Si tu changes d'avis, tu sais que tu peux compter sur mon témoignage." a été ma réponse. En arrivant à mon studio - pourquoi louer plus grand alors que je m'en sers davantage comme dortoir que comme lieu de vie ? -, je nous fais du café à l'italienne comme mamma, dans la petite cafetière en fonte. Ce café là, il vous réveille un mort, c'est pire qu'un shot d'adrénaline, il sent la noisette et il goûte le goudron.

Le temps que macère bien notre breuvage, j'abandonne Nella pour chercher Tajiri - mon chat - chez ma vieille voisine. Cette femme, c'est comme ma grand-mère. Ainsi qu'à son habitude quand je rentre d'un show, elle me donne un petit quelque chose - cette fois, c'est un panettone maison - et me répète la même phrase : "Oh, piccolo Leo, un jour viendrai voir tes combats." Je respecte infiniment cette mamie toute seule qui s'occupe de moi comme de son fils et passe énormément de temps chez elle. Logiquement, elle remarque derechef que quelque chose ne va pas et inquiète son minuscule visage parcheminé - elle est si petite !

"Ma soeur a quelques petits soucis, mais ça va, elle dort à la maison ce soir." Elle se courrouce alors : "Non, mais, tu es tout cabossé, que penses-tu faire comme ça ?" Les mamies italiennes de petite taille sont particulièrement convaincantes lorsqu'elles sont en colère. "No, no, no, tu me la ramène et vous mangiare à la maison. Tiens, ton gatto." Elle empoigne mon minet aussi délicatement qu'avec robustesse - cette vieille est un enchevêtrement d'affirmations contradictoires - et l'installe entre mes bras sans mot dire avant de refermer la porte sur sa silhouette menue.

Perdu et fatigué - toujours et encore -, je retourne l'air hagard chez moi et retrouve ma soeur ainsi que le café prêt. "Il semblerait qu'on soit invités tous les deux chez ma voisine ce soir, et qu'elle a des choses à te dire." dis-je peu assuré de ma rencontre du troisième type. Il est déjà 18h, quasiment temps de sonner chez elle.

Nella papouille Tajiri et la revoir sourire ainsi m'enchante autant que ça me préoccupe - je suppose d'ores et déjà que visiter Maria ne va pas lui plaire. Et effectivement, elle est contre l'idée d'y aller marquée ainsi. Néanmoins, je doute que cette grand-mère pleine de sagesse nous invite pour rien, et je suis d'avis que ça lui ferait du bien de ressortir sereinement une première fois - même si tôt.

"Ecoute, tentè-je. C'est exclus que j'y aille sans toi, déjà. Et puis, ça te fera du bien, elle sera pas du genre à te juger même avec tes contusions au visage. Tu seras toujours moins enflée que moi ! (je ris) Si elle te demande, c'est qu'elle a compris un truc que nous on a pas encore pigé cette vieille strega bianca. Et puis tu sais, elle est d'un excellent soutien, je lui ai déjà raconté des trucs que j'aurais jamais dis aux parents, pourtant elle a bien 25 piges de plus."

J'ouvre un sachet de nourriture pour chat et le verse dans un petit bol avant de le poser au sol. Tajiri le rejoint et grignote en ronronnant.

"Elle est toujours de bon conseil, et au moins, c'est une influence positive, parce qu'avec les vieux qu'on a c'est pas toujours évident de s'assumer." Même adulte, surtout adulte. Je m'assois à côté d'elle, la voyant bouder son café alors que je descends le miens d'une traite - puis, me rappelant qu'elle n'aimait pas, le sien aussi d'un clin d'oeil.

"Bon et puis si on reste à la maison ce soir c'est pizza du livreur et expresso sans sucre ! Peux-tu refuser un bon plat de lasagnes maison ? Avec du dessert et du bon vin ?" Je lui lance un ultime argument qui je l'espère l'autorisera à cette sortie sans prétention qui lui fera du bien - comme une rééducation à vivre sans l'emprise de Diego, un premier exercice simple. "En plus, on sera que tous les trois, c'est encore plus détendu qu'en famille." dis-je en espérant que ce n'était pas le jour de service de l'auxiliaire bénévole de Maria. N'étant pas rentré chez la vieille dame, je n'avais aucun moyen de prévoir sa présence, et je pariais sur le fait qu'elle ne venait qu'une fois par semaine pour espérer ne pas tomber sur tel jour.

J'ai vraiment le cul bordé de nouilles, comme mec. J'ironise évidemment. Dans les dernières 24h, j'me suis fais dégommer dans un match sans disqualification en tombant dans des fils barbelés, j'ai appris que ma soeur se faisait défigurer par son mec - aussi qu'elle était gay mais bien sûr ça ne pose pas de problème -, et dans un dernier espoir de relâcher la soupape chez la 'tite vieille d'à côté, ayant persuadé ladite soeur de se joindre à nous pour partager un moment jovial qui lui fera du bien entre nous, je réalise qu'au final je tombe sur le seul jour hebdomadaire où sa dame de compagnie ... ben, lui tient compagnie.

J'ai vraiment cru que c'était une bonne chose quand Cinzia s'est déclarée être l'ex-patronne et amie de ma soeur. Je me suis dis que c'était l'occasion rêvée qu'elle renoue avec les gens dont Diego l'a isolée, même si c'était imprévu. Néanmoins et manifestement, je tape - encore - à côté. Je vois la piccola s'agiter et prétexter un truc pour s'évader dans mon appartement. Elle ne fuit pas bien loin, je vous l'accorde, mais sur le principe ça ne se passe pas idéalement, c'est le moins qu'on puisse dire.

J'entre malgré tout chez Maria, happé par l'envoûtante odeur de bolognese. Il m'est de toutes manières très compliqué de pénétrer l'armure que Nella s'est construite pour supporter son couple et la pression sociale qui règne dans notre famille. Pour ainsi dire, elle me semble imprévisible : comprendre pourquoi elle s'était liée à un mec pareil, ça m'avait déjà pris une paire d'heure à son appartement ; la convaincre que voir un peu de monde et manger un bon plat lui sera bénéfique, encore une autre paire de manche. Puis là, alors qu'elle voit son amie, elle fuit. Je sèche de plus en plus - trop homme, trop hétéro malgré les expériences, trop intouchable physiquement, trop étranger à sa situation en somme.

Maria, qui, je ne sais comment, sait tout, me somme de donner les clefs de mon appartement à sa bénévole. D'abord sur la défensive - amie ou pas, je viens de la rencontrer, il ne va pas de soi que je lui refile mon studio -, je finis par acquiescer. "Fais-moi confiance, me tonne-t-elle de sa voix chevrotante, assieds-toi, sers-toi un verre et laisse-la aller chercher ta soeur." Cinzia ne semble pas non plus très confiante à l'idée de pénétrer chez moi pour chercher sa bonne amie à ma place, mais comme je vous l'ai dis, les vieilles italiennes, plus elles sont petites, plus elles sont féroces. Bout-en-train, la jeune femme se pose moins de questions que moi et entreprend de rejoindre Nella à côté.

Soyons honnête, je suis de toutes manières trop fatigué et douloureux pour continuer à "bagarrer-bienveiller" avec ma soeur présentement. J'ai faim, j'ai mal, une grosse journée m'attend probablement à nouveau avec elle demain : je ne suis pas mécontent qu'une mamie s'occupe de moi et qu'une amie me supplée pour gérer la princepissa.

Comme les miss ne revenaient pas, on a commencé à manger avec Maria - merde, on aurait dit qu'elle avait tout prévu depuis le départ cette strega bianca : ma soeur apparaît comme transformée. Enfin, toujours enflée de la lèvre, mais transformée du dedans. Cerise sur le gâteau, elles débaroulent dans la salle à manger au moment du dessert. Cinzia (qui, comme tous les adultes en perdition du quartier j'ai l'impression, est chez Maria comme chez elle) les sert toutes deux. Les regards qu'elles s'envoient laissent peu d'équivoques.

La petite vieille, satisfaite, s'en va se coucher sans plus de chichis - "Cinzia, tu éteindras tout quand vous partez ma bichette." La mission de Maria est accomplie en cette journée plus qu'étonnante - comme si tous les malheurs de ma soeur accumulés depuis des mois se réglaient en quelques heures. Il suffit de communiquer, en fait. C'est pas culturel chez les Margiolis la communication. Ca s'apprend dehors. C'est comme ça qu'on a tous fait, et c'est au tour de la piccola. J'aurais quand même aimé lui épargner les manipulations et coups de Diego. Devant tel concours de circonstances rapprochées, nos parents auraient sûrement crié au destin et à la volonté de Dieu, tout ça tout ça ... Aucun pouvoir dans l'être humain, alors, vraiment ? Mon cul ouais.

Presqu'endormi à table, je prends congé de ces dames. "Faut vraiment que j'aille me coucher les filles. Cinzia, c'était un plaisir. (je lui sers la main) Nella, princepissa, (je dépose un baiser sur ses cheveux) à tout à l'heure."

"En fait ... Leo, j'ai vu que tu n'avais qu'un canapé-lit, ce sera pas super confortable à deux ... Peut-être que Nella pourra dormir chez moi ?"

Je considère la chose un instant et acquiesce - Nella est assez grande pour faire ses choix. Je débarque toutes ses valises (combien de trajets feront-elles les bougresses ?!) et retrouve mon pieux, enfin. Le sommeil ne se fait pas prier et je sombre dans les limbes de mon exténuation la plus totale.