Le Procope. Drôle de nom pour une taverne, si vous voulez mon avis. Mais ils viennent de me demander un contrat pour vingt litre de bière par semaine, alors ils pourraient bien s’appeler Le Profane que j’en aurais rien à cirer ! Aujourd’hui, c’est ma première livraison chez eux, et je tenais à me déplacer en personne. Mon père aurait sans doute dit que maintenant que je suis le patron, je pourrais laisser l’un de mes deux ouvriers faire les livraisons. Mais voilà, les gens ont l’habitude de me voir, je suis un peu le visage du commerce, et maintenant que j’en suis aussi le propriétaire, je trouve ça bien de me déplacer en personne quand je peux. Surtout pour un nouveau client.

Après tout, trois kilomètres (aller) avec un tonneau sur le dos… C’est rien d’inhabituel pour moi. J’ai les épaules solides !
Pourquoi j’ai le tonneau sur le dos, et pas dans les bras ? Et bien, parce que sinon, j’y verrais pas où je mets les pieds… Et dans cette ville, si on fait pas gaffe en traversant la route, on finit écrasé par un fiacre. Ils en ont rien à faire, de qui ils peuvent blesser avec leurs engins de malheur. Hier encore, j’ai entendu dire que le gamin de la Colette s’était fait renverser. Heureusement, il a qu’un bras cassé, mais ça aurait pu être pire.

Avec le tonneau sur les épaules, au moins, je vois devant moi… Mais pas forcément sur les côtés. Et justement, au coin d’une rue, je percute accidentellement quelqu’un. Mon tonneau m’échappe, et le bouchon saute. Je le rattrappe et le redresse pour cesser l’écoulement, mais son poids anormalement léger m’indique que le mal est déjà fait. Je suis bon pour refaire l’aller-retour. Oh, la barbe !
- Vous pourriez pas faire attention ?! je peste en me tournant vers la personne responsable.
Et c’est là que je réalise que c’est une femme. Et que la bière qui me manque est en plein sur sa robe. Irrécupérable, donc.

Comme sa mère avant elle, Kathleen prenait le temps de parcourir régulièrement les rues de Paris avec ses baumes, ses potions et ses philtres, sans oublier les couvertures et la nourriture qu’elle distribuait aux nécessiteux. Une manière d’essayer d’adoucir un peu la douleur des Français. Elle avait bien essayé d’en parler à la reine, mais celle-ci ne voyait les choses que sous le filtre de son esprit léger et même un peu enfantin. Elle ne comprenait pas la douleur de son peuple, ni les conséquences que cela pourrait avoir. Mais Kathleen ne pouvait rien faire pour apaiser la colère montante, elle pouvait seulement aider de son mieux.

Elle était en train d’entourer d’une couverture une vieille dame à qui elle venait de prodiguer des soins. Cette femme était dans un triste état et même si elle ne pouvait pas lui assurer un train de vie lui permettant de recouvrer toute sa santé, elle essayait au maximum d’apaiser ses tourments. Soudain, elle aperçut au milieu de la rue un enfant qui jouait sans se rendre compte qu’un carrosse lancé à pleine vitesse se dirigeait vers lui. Tellement de ces courtisans ne se souciaient pas des gens du peuple. Kathleen se précipita pour écarter l’enfant du passage du carrosse. En l’écartant, elle rentra dans un homme qui passait par là avec un tonneau dont le contenu se répandit sur sa robe.

Ignorant la colère de cet homme, elle se précipita auprès de l’enfant pour s’assurer qu’il n’était pas blessé. Sa priorité était là, tandis qu’elle se retenait d’insulter le noble qui venait de manquer de tuer un enfant et qui ne s’était même pas arrêté pour s’assurer que tout allait bien. L’argent n’aurait pas du tout faire, mais c’était souvent le cas.

« Tu n’as rien, mon poussin ? Tu n’es pas blessé ? Fais plus attention quand tu joues, tu sais, les gens en voiture ne font pas très attention. »

Elle sourit avec douceur, essayant de rassurer le petit enfant qui s’esquiva ensuite pour jouer dans son coin. Puis, elle se retourna vers l’homme qui transportait la bière qui avait échoué sur sa robe. Elle comprenait sa colère, mais elle ne pouvait pas faire autrement que de sauver cet enfant. C’était un malheureux concours de circonstance, mais ce n’était pas en se disputant qu’ils parviendraient à trouver une solution pour que les choses se passent bien et pour remédier à cet incident.

« Je suis désolée de ce qui vient de se passer, mais j’ai cru que cet enfant allait se faire renverser, je ne pouvais pas rester sans rien faire. Je peux vous dédommager, si vous le souhaitez et j’ai une charrette si je peux vous aider pour rattraper ma maladresse. »

Émile n'a pas pris la grosse tête en succédant à son père à la tête de la brasserie. Quand il le peut, il fait toujours les livraisons lui-même... Et surtout quand il s'agit d'impressionner un nouveau client !

C'est donc sur ses robustes épaules, derrière sa nuque, qu'il porte le tonneau de 20 litres de bière sur les trois kilomètres qui le séparent du Procope. Ainsi, il voit devant lui... Mais pas sur les côtés.

Et soudain, au coin d'une rue, c'est la collision. Son tonneau lui échappe, dans un bruit caractéristique de bouchon qui saute. Émile le rattrapper, le redresse pour cesser l'écoulement. Mais le récipient est devenu léger, bien trop léger. Il en a perdu la moitié, peut-être plus. Ils ne pourraient pas faire attention ?!

Émile bifurque tout en restant, et réalisé que c'est une femme. La bière s'est renversée en plein sur une robe qui doit valoir plus d'une dizaine de tonneaux comme celui ci - Émile ne sait pas trop, il n'y connait rien aux robes.

C'est avec un temps d'écart qu'Emile voit le carrosse s'éloigner, l'enfant qu'elle vient de préserver d'un impact sans doute mortel, qu'elle rassure désormais. Son visage se radoucit quelque peu. C'est le fils de la Mère Mathieu, celui-là. Il va bien, et s'esquive rapidement pour aller jouer.

La femme s'excuse, en disant qu'elle avait cru que l'enfant allait se faire renverser, et ne pouvait pas rester sans rien faire. Je n'avais pas réalisé... lâche-t-il.

Elle peut le dédommager s'il le souhaite. Son père, il en est certain, aurait sauté sur l'occasion et exigé la valeur du tonneau, probablement majorée puisque cette femme n'y connait rien. Mais c'est Emile le propriétaire, désormais, et il comprend le sens des priorités de la jeune femme. Et puis, préserver les bonnes relations avec un nouveau client comme le Procope vaut bien plus à ses yeux que de remplacer la marchandise renversée. Au lieu de se ruer sur les questions financières comme l'aurait fait son paternel, il demande donc :

Elle a un cheval, votre charrette ? Il faudrait que je retourne à la brasserie, que j'échange ce tonneau pour un autre, et que je le livre avant que le clocher sonne onze heures.

Kathleen s'en serait voulu que cet homme pense qu'elle ne se souciait pas de lui et qu'elle faisait sa vie en se moquant bien de ce qui pouvait lui arriver. Ce n'était évidemment pas le cas, mais lorsqu'une situation d'urgence se présentait, elle ne pouvait faire autrement que d'intervenir. Bien entendu ce n'était qu'un enfant. A Versailles, elle en avait entendu plusieurs pour qui cet enfant ne serait rien, parfois même rien qu'une cible comme dans un jeu de quilles. Le genre de choses qui l'indignait, mais elle n'avait pas forcément la validité pour leur faire des reproches. Alors pour une fois qu'elle pouvait en sauver un, elle n'avait pas hésité.

L'homme semblait confus. Il apparaissait qu'il ne s'était pas aperçu du danger et qu'il n'avait pas compris la démarche de la jeune femme qui l'avait bousculé par mégarde et très involontairement. Aussitôt, toute son attitude changea, et Kathleen fut vraiment contente de se rendre compte que ce changement n'était pas dû à la découverte qu'il avait affaire à une noble mais à la présence de cet enfant qu'elle avait aidé. Elle n'aimait pas les faux-semblants et les gens qui faisait mine de se baisser devant eux parce qu'ils avaient de l'argent et du pouvoir. Elle avait toujours préféré la sincérité d'un échange franc.

« Il vous aurait été difficile de pouvoir réaliser derrière cet immense tonneau. Je comprends très bien que vous ayez pu être en colère. »

Elle lui proposa généreusement de le rembourser et d'utiliser sa charrette si cela pouvait lui faire gagner du temps. Ce n'était qu'une compensation normale pour la perte qu'il venait d'avoir. mais elle s'attendait presque qu'elle voit refuser car elle savait combien les petites gens pouvaient être fiers d'accomplir les choses par eux-mêmes. Elle ne leur reprochait pas. Il était probablement plus difficile d'accepter la charité que de la faire et Kathleen savaient combien on pouvait se sentir faible et dégradé parce que quelqu'un de puissant vous faisait une faveur en vous faisant bien sentir que c'en était une. Elle ne l'avait pas vécu, mais elle l'avait vu à de nombreuses reprises depuis qu'elle était en France et cela l'indisposait.

« Heu… oui, bien entendu. J'étais en train de me rendre dans certains quartiers de Paris où quelques familles ont besoin d'une bonne couverture et de quoi se faire une soupe bien chaude. Sans compter ceux qui ont besoin d'être examinés. Mais il n'y a rien d'urgent, nous pouvons d'abord nous occuper de vous. Je vous en prie », dit-elle en désignant la charrette dans laquelle la nourriture et les concoctions puissantes étaient bien à l'abri sous les couvertures qu’elle comptait distribuer également.[/b] »