Dire qu'il a ramassé cette âme en perdition à l'arrière d'un vieux bar, ce serait comme la traiter de morceau de viande.
Non, il dirait plus que... que c'était un heureux hasard. Le fruit du destin -- peu importe comment on l'appelle, mais il fallait que ça arrive, il fallait que cette rencontre ait lieu. (C'est quand on se dit ce genre de chose qu'on se sent élu par la sainteté) La première fois c'était les places passagers; la deuxième fois, direct les places alcoolisées.

Après ça y a eut les poings,
ceux qui embrassent les côtes et salissent la chair.
C'était bon, c'était fort, c'était viril,
c'était tout.

Maintenant elle est à sa suite, l'âme en perdition. La chair à canon, fraîche comme le jour et qu'il va forcément venir écraser pour l'attendrir. C'est à ça qu'il pense Tyler, quand il envoie sa bouteille de bière dans les roses. Les roses le macadam, et que ça explose dans un vacarme.

"Mec tu vas pas en revenir"
"La meilleure baraque du monde"
"Nan tu vas pas en revenir"

Le trottoir marque la scission entre eux. Comme si c'était un rappel. Qu'ils appartiennent pas au même endroit, qu'ils respirent pas le même air. L'âme en perdition elle va se frotter à la merde, le sale, les torchons propres parce que jamais utilisés. Elle va connaître le Plus-de-courant, les frigos vides et les flaques qui creusent sous les portes.
Elle va rejoindre le paradis véritable, l'âme solitaire.

"J'vois à ta frimousse que tu t'demandes encore si t'as fait l'bon choix."

Y a un sourire qui s'amuse de l'autre ahuri qui fait face à la porcherie devant lui. La porte elle s'ouvre toute seule comme une grande, y pas eu besoin de clé. Seulement du vent. Elle s'ouvre, vomit ses sentiments pour son propriétaire. Ses, bientôt. Si le morceau de viande veut bien passer.

Je suis l'esprit embrumé de Jack,
qui suit l'âme excentrique,
qui a bien voulu de lui.

Pourquoi Tyler ? Je n'sais pas. Parce que Tyler est différent, parce que Tyler est intriguant.

Si je suis un mouton, Tyler est un loup.

C'était la première fois que je me battais et je ne m'étais jamais senti plus vivant, c'était comme si briser le cercle infernal qu'était ma vie m'avait fait renaître. Et plus je passais du temps avec lui, plus la vie me paraissait différente.
Il avait suffit d'une phrase pour me faire réaliser quelque chose, c'était comme si ses mots prônaient des vérités oubliées. À chaque fois il trouvait exactement ce qu'il fallait dire pour me faire changer d'avis. C'était comme s'il éveillait une partie éteinte en moi. C'est comme s'il m'éloignait du troupeau.
Mais pas pour me manger.
Pour me dresser.

À forcer de louer sa demeure, Tyler me donne l'impression de m'inviter dans un palace.
donnait*

- J'vois à ta frimousse que tu t'demandes encore si t'as fait l'bon choix.
- Tu vis ici ?

Un taudis rien de plus. J'ai envie de croire à une blague mais la façon dont Tyler se comporte ne fait qu'acquiescer cette vérité que je souhaite écarter.
Il vit ici.

J'entre à contre-cœur, en scrutant le plafond du regard, prêt à le voir s'écrouler à n'importe quel moment.

- J'ai plus de chance de mourir ici qu'en dansant sur la voie express.

Au moins j'ai quelque-part où dormir.

Il demande s'il vit ici. La réponse est oui. Ici. Comme à des tas d'autres endroits où Tyler se fait Roi. Tyler... Il se dit que l'âme solitaire qu'il a à côté de lui et derrière mais jamais devant, elle ressemble fort à toutes celles qu'il a pu croiser dans la rue. En marchant là, sur le chemin pour piétons. Ou en entrant ici, dans ce pub à la con.
Mais cette âme-là, précisément, aux cernes creusées sous le regard bovin et qu'il a dégoté à plus de 13 000 mètres d'altitude dans un avion... c'était peut-être la goutte d'eau qu'il espérait plus dans son vase. La goutte un peu colorée, un peu amère et étriquée, celle qui va répandre quelque chose d'une saveur attendue dans toute cette accumulation. Là, voilà. C'est ce regard de dégoût. Tyler sait.
Les regards comme ça,
ils appartiennent à ceux qui ne sont pas encore initiés.

"On finit par apprendre à vivre partout.
Même là où y a pas l'numéro d'ta maison."

[Là c'était un indice; s'il comprend, le mouton doit s'en souvenir]
Et y a son regard qui achève, qui ordonne Retiens! comme si ça allait de soi, comme si c'était une leçon de vie apprise par le père. (...) La porte elle fait un hurlement terrible en se refermant. Terrible, comme cette baraque, mon dieu, t'as jamais vu ça même dans tes rêves. Tyler, Tyler. Il a déjà les pieds sur l'escalier, l'oreille attentive qui écoute la complainte de l'animal sacré, à propos de la voie ferrée. Un abattoir l'attend en haut de ces marches.

"Monte avec moi."

Y a pas besoin de réponse. Y en a jamais besoin. Suffit de le regarder, d'opiner, ou n'importe quoi qui finit en "er" et c'est assez. Tyler il se chargera de te dire où tu t'es trompé, même si tu n'as pas parlé.

"C'est l'nuage du bonheur là-haut ! (et putain retire pas tes pompes c'est déjà assez dégueulasse) Allez !"

Je me demande si Tyler est le propriétaire de cette maison.
Mais en fait, on s'en fiche.
C'est vrai, on s'en fiche ; tous ces doutes qui gagnent mon esprit n'ont plus raison d'être. Je viens de passer du monsieur-tout-le-monde au gars qui crèche dans un taudis et qui s'en fiche.

Je suis le sentiment de délivrance de Jack,
bénin mais bien présent,
signe d'une nouvelle liberté.

- Monte avec moi.

Là-haut ?
D'accord.

Et je le suis, comme si je n'avais pas le choix, comme si je devais être là, maintenant. Comme si tout était écrit et qu'on ne faisait que relire les grandes lignes.

Et je lui fais confiance, mais c'est plus que de la confiance, c'est fort, c'est puissant.
C'est nouveau.
Je pourrais le suivre les yeux fermés et pourtant je viens de le rencontrer,
par hasard,
on avait la même valise,
on s'est parlé,
on s'est trouvé.

Et je monte les escaliers, ils grincent et je me demande ce que Tyler tient tant à me montrer, là-haut.
Je ne demande rien de plus qu'un matelas, j'espère juste que cette fois le sommeil viendra, pas comme toutes les fois où il s'est fait capturer par l'insomnie.
Mais quelque chose me dit que ça ira.
Quoi ?
Tyler, son sourire.
Je ne pourrais pas l'expliquer, mais ça ira.
Ça ira.

Et ça suit à la trace. Sagement. Fatalement. Comme s'il n'attendait plus rien de la vie, l'animal sacré. Comme s'il s'était résigné à monter sur le tabouret, nœud divin autour de la trachée. Tyler il envoie ses mots avec douceur et violence, "Bien, bien bien bien" et se jure de préparer l'animal comme il se doit.

Porte qui s'évade sous un coup de paume,
déloge un tas de poussière de son sol.

"Mets-toi à ton aise. J'te fais confiance pour rien casser."

La couleur des murs qui s'effrite, parquet qui craque sous chaque pas. Y a le matelas pourri par terre qui a l'air de regarder, qui a l'air d'arguer N'aie pas pitié de moi, toi et moi nous sommes pareils. Et Tyler disparait dans le dos de celui qui découvre son nouvel enclos, traverse l'étage et rejoint le lieu saint. Le deuxième.

Écho des voix sur les mosaïques des parois,
les gouttes qui chutent en plic ploc sans s'arrêter jamais.

"J't'ai pas dit, y a même de quoi te purifier, ici."

Mais Tyler il tourne pas le robinet. Il laissera l'âme terrifiée découvrir ça par elle-même au moment opportun, quand elle sentira le besoin de passer sous la pluie régénératrice.

"Mon pieu c'est la porte à côté. J'ferme jamais à clé mais j'tiens pas à être réveillé pour de la merde. Si tu fuites dans ton lit pendant la nuit, tu devras t'débrouiller tout seul comme un grand. Penses-tu en être capable?"

- Mets-toi à ton aise. J'te fais confiance pour rien casser.

Comme si j'étais du genre à casser quelque chose.
(À part mon estime de soi).
Ou peut-être que Tyler fait référence à mon appartement, mais je n'y suis pour rien, ruiné ma propre vie ne m'aurait été d'aucune utilité.

(...)

Donc c'est ça ma chambre.
Au moins j'ai quelque-part où pioncer.
Je m'approche du matelas qui tire la gueule et m'assied dessus.
Ça fera l'affaire.

- Si tu fuites dans ton lit pendant la nuit, tu devras t'débrouiller tout seul comme un grand. Penses-tu en être capable?

Et j'élève la voix, sur un ton cynique :

- Oui, j'pense en être capable.

Quand je pense à cette situation je me demande si je ne suis pas en train de rêver. C'est vrai, mon appartement vient d'exploser et pourtant je continue de vivre comme si ce n'était rien.
Comme si ce n'était pas grave qu'une partie de mon identité se soit envolée.
Et demain je retomberais dans la dure réalité de la vie. Personne ne se fiche de ce que je deviens.
Puis je retrouverais mon idiot de supérieur et ce stupide boulot.
Et il n'y a qu'une chose qui me tracasse :

- J'peux avoir une couverture au moins ?

Demain. C'est la grande question des perdus. De quoi sera fait demain. Personne ne peut apporter de réponse à ça. Que ferons-nous, quand le soleil se sera levé? Que ferons-nous, après que la nuit qui masque le crime se soit dissipée? Il n'y a rien, rien qui ne puisse affirmer avec certitude que Tout ira bien.
Et surtout pas Tyler.
Surtout pas... Tyler.

"T'en as pas embarqué dans ta jolie valise? Ou tu veux dormir dans mon pieu peut-être."

Il y a des couvertures. Dans sa chambre. Elle veut s'y risquer, la brebis égarée? Elle le regarde l'air grand, comme si ses jambes pouvaient lui permettre de bomber encore un peu le torse. Mais elle a pas compris la créature, que sous ce toit, c'est rien que le monticule de poussière sous elle qui lui donne un peu d'ampleur.

"Tu comptes retourner au boulot demain? Ils t'ont appelé, ces types du bureau? Ils t'ont appelé, pour savoir comment ça allait?"

Le ton grave, accusateur et au courant qui appuie la culpabilité, balaye les particules blanches sous les pieds. Bien sûr que Tyler connait la réponse. Bien sûr qu'il sait que... personne... n'a...

"T'as utilisé la seule pièce que t'avais pour m'appeler."

La constatation qui parait orgueilleuse mais ne rejette que le fait et rien d'autre. Indiscutable. Est-ce que l'âme solitaire elle a encore assez d'argent pour appeler à l'aide? Ou bien elle se résigne enfin à lever les poings au ciel en signe de prière pour frapper le Seigneur qui ne la regarde plus? Tyler tend l'oreille.

- Tu comptes retourner au boulot demain ? Ils t'ont appelé, ces types du bureau ? Ils t'ont appelé, pour savoir comment ça allait ?

Comme s'ils se fichaient de moi. Mais étrangement je ne sens pas le besoin de lui répondre, parce que Tyler le sait. Tyler le sait.

- T'as utilisé la seule pièce que t'avais pour m'appeler.

Je n'avais qu'un appel et je l'ai passé à un inconnu. Et pourtant c'est comme si c'était une évidence, je devais l'appeler lui, et personne d'autre.

- Faut croire que oui.

Je quitte alors le matelas pour rejoindre Tyler, en haut. Espérant y découvrir quelque chose de plus intéressant qu'une pièce vide avec un matelas comme seul déco. Et étonnement sa chambre est joli, au moins il possède un vrai lit et si on oublie le reste,
on pourrait se croire dans une vraie maison et non un débarras.

- Dis l'invité n'est pas censé avoir la meilleure chambre ?

C'est vrai Tyler, où sont tes bonnes manières ? Quoi qu'étrangement ça ne m'étonne pas venant de lui.
Et encore une fois je retrouve cette impression étrange, celle qui me fait penser que je connais Tyler depuis longtemps, alors qu'en fait ce n'est pas le cas.

La bête sacrée cherche à devenir plus grande, plus imposante. Marquer le territoire avec son sceau à elle, à se faire une place dans le nid de poussière.
Mais non, qu'il dit le Berger,
Non,
tu ne peux pas.
Pas encore.

"Laisse-moi te rappeler. Tu as choisi ton pieu de luxe au moment de venir avec moi."

Parce que l'âme effrontée, elle se fait un peu trop archevêque, un peu trop noble et royale. Mais Tyler est là. Tyler qui tient la couronne et la fait jouer entre ses doigts. Il peut donner l'impression de la poser avec délicatesse sur le crâne de ses conviés, et pourtant, Tyler Roi règne. Il règne sans avoir besoin de trône, s'assoit à l'endroit de son choix.

"Réussis à dormir ici une nuit, tu réussiras à dormir partout toute ta vie."

La bête sacrée n'a pas connu la joie du sommeil depuis fort longtemps. Oh oui, Tyler peut le lire dans son regard ébréché.

"C'est presque minuit. Tu sais ce qu'on dit? Minuit l'heure du crime. Dors, avant de te faire attraper par les griffes de la nuit."

Puis l'obscurité s'éprend des lieux, comme si Tyler avait judicieusement demandé à la lumière de s'évanouir en même temps qu'eux. Les bleus des coups commencent à clignoter sur les côtes, appellent le repos. Laisse le Roi t'endormir.