– Parce que vous ne mangiez que des sandwichs, avant que j'arrive ? nous demande-t-il en riant, comme si une telle chose était totalement impossible.

Je détourne le regard, un peu gênée, alors que Lucy se met à rire à son tour.

– Bah si, justement… Pour Mily, tant que ça se mange, c'est suffisant. Si Martha te voyait…
– Ça va ! T'es pas morte de faim non plus hein ! je proteste, hilare.
– J'ai pris deux kilos ! gronde-t-elle tout en récupérant les couverts dans le tiroir.

Je me sens un peu mal de rester assise tandis qu'ils s'affairent, mais je n'ai aucunement envie de me faire disputer par Lucy. Alors je reste sage, me contentant de disposer les divers ustensiles qui apparaissent devant moi.

La conversation glisse sur ma rééducation ou plutôt sur le personnel du staff. Lucy mentionne Ben, mon kiné ou plutôt son physique certes avantageux.

– Ben ? C'est ton kiné, c'est ça ?
– Oui, c'est lui. Lucy n'a pas arrêté de lui demander de poser pour elle…
– Mais tu l'as bien regardé ?! Il est superbe !

J'hausse simplement les épaules avant d'évoquer la belle Naomi, puis de lancer une conversation bien plus importante à mes yeux : cette affaire de colis. J'apprends ainsi que Jeff n'a pas hésité à porter plainte ce qui, selon moi, reste encore la meilleure chose à faire… Ne serait-ce que pour se débarrasser de ces foutues pilules.

– Je pense que je vais aussi porter plainte. Et j'aimerais essayer de joindre Frank. Juste histoire de voir s'il a reçu la même chose.
– C'est une bonne idée, dis-je en lui serrant doucement la main en guise de soutien.
– Est-ce que tu sais jouer de la guitare, Lucy ? Je ne vais pas pouvoir jouer durant des semaines, et je dois envoyer des démos de nouvelles chansons à ma manager.
– Hm. Non, désolée. La musique et moi, ça fait deux, rétorque-t-elle avant de remplir nos assiettes.
– Ou sinon tu ne connaîtrais pas un guitariste dans le secteur, Emily ? Juste pour préparer mes démos. Je suis prêt à le payer pour tout le temps qu'il ou elle passera avec moi.
– Euh non… Je suis désolée. Je ne connais personne … je rétorque, sincèrement navrée de ne pas pouvoir l'aider.
– Au pire j'attendrai que mes parents arrivent.

Le pauvre, il a vraiment l'air déçu. Cette blessure tombe décidément très mal pour lui…

– Il te faut absolument un guitariste ou un pianiste suffirait ? lui demande Lucy. Non parce que… Ta femme joue du piano hein.
– Euh… Tu rigoles ? Ça fait une éternité que je n'ai pas joué et puis… Tu vois un piano ici ?
– Suzanne m'a dit que tu avais laissé la plupart de tes affaires dans le grenier de l'auberge. Je suppose que ton vieux synthé s'y trouve aussi.
– Vieux … Tu parles, il est neuf. Je ne l'ai jamais touché, je soupire.
– Te connaissant ma belle, il te suffirait de t’exercer un peu pour retrouver tes automatismes. C'est comme le vélo…
– N'importe quoi… Mieux vaudrait voir avec la manager de Tom. Elle connaît peut-être dans le coin… Un pro quoi.

Ma blague sur les sandwichs tombe à plat quand je réalise que Lucy n'exagérait absolument pas. Et je me note de donner à Emily quelques leçons de cuisine.

Suite à ma question au sujet de Ben, je n'apprends pas grand chose d'autre à son sujet, hormi qu'il a un physique particulièrement avantageux.

Je suis peut-être un peu jaloux. Et je me promets d'éclaircir le sujet avec Emily, plus tard.

J'évoque ma conversation téléphonique avec Jeff, et ma volonté de porter plainte, puis de contacter ma manager pour évoquer le sujet avec elle. Emily semble être du même avis que moi.

Je suis déçu d'apprendre que Lucy n'est pas musicienne pour un sou, et qu'Emily ne connait pas de guitariste dans le coin. Il va falloir que je me débrouille tout seul. Et ça promet d'être laborieux.

"– Il te faut absolument un guitariste ou un pianiste suffirait ?" me demande Lucy.
"– Un pianiste serait aussi très bien", je m'empresse de préciser.

A vrai dire, je ne suis pas très regardant. J'ai juste besoin de faire des démos, pas de réinventer complètement ces chansons. Et puis ça nous changerait.
Jeff se plaint depuis des années que nos chansons sonnent toutes pareil.

"– Non parce que… Ta femme joue du piano hein."

Ma femme...
Je reste bloqué sur les termes employés, puis mon cerveau assimile cette nouvelle information. Je jette un coup d'œil en coin à Emily. Elle n'a pas l'air de s'être arrêtée sur les mots utilisés par Lucy.
Emily, une pianiste ? Je suis surpris de l'apprendre. Elle ne m'en a jamais parlé.

"– Ah bon ?" je m'étonne.

Mes compétences en piano sont assez basiques. Je sais reconnaitre les notes sur un clavier et enchainer un ou deux accords. Mais rien de plus.

Emily proteste, en déclarant que son synthé - qui n'a visiblement jamais servi - est toujours dans le grenier de l'auberge avec une partie de ses affaires.

"– Te connaissant ma belle, il te suffirait de t’exercer un peu pour retrouver tes automatismes. C'est comme le vélo…", lui fait remarquer Lucy.

Mais Emily n'est pas du même avis.

– N'importe quoi… Mieux vaudrait voir avec la manager de Tom. Elle connaît peut-être dans le coin… Un pro quoi.

A vrai dire, maintenant que j'ai cette information, je n'ai vraiment pas envie d'embaucher qui que ce soit d'autre. Surtout un inconnu, qui viendrait du coup troubler notre tranquillité.

"– Ca pourrait t'aider pour ta rééducation, non ? Vis à vis de tes mains. Tu pourrais te remettre à peindre plus vite, ensuite."

Mon ton est hésitant. Emily m'a demandé de ne pas me mêler de cette facette de sa vie. Mais c'est plus fort que moi.

"– Et comme ça tu pourras te moquer de mes compétences en piano.", j'ajoute pour essayer de détendre un peu l'atmosphère. "Surtout avec une seule main."

Je lève ma main gauche et fait une grimace à l'attention de cette dernière.
Puis j'ai un sourire hésitant à l'attention de ma compagne.

Je lui prends la main, avec ma main valide.

"– Ca me plairait beaucoup, si tu acceptais de t'y remettre. J'aimerais vraiment partager ça avec toi."

Je lui fais les yeux doux.

"– S'il te plait ?" je souffle ensuite avec ma meilleure imitation du chiot abandonné sous une pluie battante.

Je maudis Lucy pour son incroyable capacité à mettre les pieds dans le plat. Je n'ai pas touché à un clavier depuis plus ou moins vingt ans… Cela doit même remonter à ce premier camp d'été où nous nous sommes rencontrées. Ce n'est donc pas comme si je m'étais arrêtée de jouer il y a quelques mois, ni même quelques années… Cela remonte carrément à une éternité ! Jamais, en sachant cela, je ne me serais permise une telle proposition. Ce n'est pas un jeu pour Tom, c'est son travail… Hors de question de lui faire perdre son temps.

– Ca pourrait t'aider pour ta rééducation, non ? Vis à vis de tes mains. Tu pourrais te remettre à peindre plus vite, ensuite, lance-t-il d'un ton hésitant … Bon sang, j'ai vraiment envie d'étrangler Lucy, là, tout de suite.
– Ouais, vois ça comme une sorte d'exercice… ajoute-t-elle visiblement satisfaite.
– Mes mains vont très bien, je rétorque en observant mon assiette avec bien plus d'attention que nécessaire.

– Et comme ça tu pourras te moquer de mes compétences en piano. Surtout avec une seule main.

J'apprécie le trait d'humour, mais je n'ai pas l'intention de céder… Mais il me prend la main avec douceur. Le genre de mignonnerie impossible à ignorer. Peut-on assimiler cela à une forme de manipulation ?

– Ca me plairait beaucoup, si tu acceptais de t'y remettre. J'aimerais vraiment partager ça avec toi.
– Tu vois… Ça lui ferait plaisir… ronronne-t-elle, un énorme sourire aux lèvres.
– S'il te plait ?

Et il me fait les yeux doux en plus…

– Je… Non… je bafouille en essayant de rester ferme… Tom, ça fait au moins un siècle que je n'en ai pas joué. Ce serait une grosse perte de temps pour toi… Mieux vaut faire appel à quelqu'un qui sait vraiment jouer d'un instrument.
– Honnêtement Mily, ça te coûte quoi d'essayer ? siffle-t-elle en fronçant les sourcils. Je te ramène la bête, vous faites un bout d'essai et vous avisez ensuite. Si ça ne le fait vraiment pas, dans ce cas vous pourrez voir à engager quelqu'un… Mais ne le faites pas avant d'avoir essayé. Tu abandonnes toujours trop vite… C'est un peu stupide.

Oui bon… Elle marque un point, même si je n'aime pas la dernière partie de son affirmation.

– Ok … Je veux bien essayer. Mais je ne promets rien du tout !
– Et bien voilà ! Je termine ce merveilleux repas – Non parce que, sans rire, ce mec est juste parfait. Garde-le – Et je vais chercher le synthé.

Là encore, elle a raison. Le plat préparé par Tom est juste délicieux. C'est avec grand plaisir que je termine mon assiette avant d'insister pour faire la vaisselle, juste histoire d'avoir l'impression d'être utile à quelque chose.

Comme elle l'avait annoncé, Lucy nous a laissé pour se rendre à l'auberge afin de fouiller le grenier. Nous profitons de ce moment pour ranger les affaires de Tom dans la partie du placard que je lui ai dédié. Je n'ai pas tant d'affaires, finalement. Il y a largement assez de place pour qu'il puisse y ranger les affaires qu'il a apportées.

Une heure plus tard, Lucy fait sa réapparition, le clavier toujours prisonnier de sa housse sous le bras. Assise sur l'accoudoir du canapé, je la regarde l'installer avec une petite pointe d'angoisse… Et si j'étais vraiment nulle ? Je veux dire… Lucy lui a pratiquement fait miroiter un talent fabuleux… Je n'ai pas du tout envie de le décevoir.

Elle dépose une chaise devant l'instrument et me tend la main pour m'aider à me relever …

– Essaie quelque chose de simple… me dit-elle tandis que je m'installe.
– Ouais… Mais quoi ?

Elle fouille dans la housse et retrouve un vieux recueil de partitions de Chopin. Elle choisit l'une d'elle au hasard et la dépose sur le petit support…

– Tristesse ? Vraiment ? je pouffe.
– Bah quoi ? souffle-t-elle en haussant les épaules. Joue.

Faire le lien entre les notes et les touches n'est pas si évident. J'ai oublié beaucoup de choses mais le morceau en lui-même me revient. Il fait partie de ces nombreux exercices, de ces travaux donnés par un professeur excessivement rigide : ma mère. Je suis maladroite, malhabile, mais je m'attendais à bien pire. Les vieux réflexes me reviennent tout doucement et si ce n'est certainement pas parfait – puisque je me trompe à de très nombreuses reprises – cela reste un bon début… Enfin, c'est ce que dirait ma mère… Pour moi, c'est très mauvais.

– Mh… Mieux vaut engager un pro, hein.

Je vois bien que tout ça ne plait pas vraiment à Emily. Mais je suis ravi de constater que mes yeux doux fonctionnent parfaitement. Et même si elle proteste une fois encore, Lucy insiste. Et ça suffit pour la faire céder.

"– Ok … Je veux bien essayer. Mais je ne promets rien du tout !"

Je la remercie aussitôt, un large sourire sur mes lèvres.

Lucy annonce aussitôt qu'elle ira chercher le synthé juste après le repas. Et elle me complimente au passage au sujet de mes talents de cuisinier. Je ne sais pas trop si je dois bien le prendre, à vrai dire. Ou peut-être que je parviens doucement à trouver ma place dans cette relation particulière qui lie ces deux femmes.

Conformément à ses dires, Lucy nous laisse seuls le temps de se rendre à l'auberge, ce qui me laisse le temps de ranger mes affaires dans le placard dans lequel Emily a fait de la place.

Et je profite plus que largement du temps qu'il nous reste pour attirer ma compagne sur le canapé, dans une étreinte qui s'éternise tout en restant parfaitement chaste.

Lorsque Lucy revient avec le synthé sous le bras, je vois bien dans le regard d'Emily que cette dernière n'est guère convaincue que tout ceci soit réellement une bonne idée.

Assis à sa gauche, mon bras valide passé autour de ses épaules, je ne la lâche pas du regard tandis que Lucy installe l'instrument.

Lorsqu'Emily se lève enfin, aidée par son amie, je me redresse sur le canapé, attentif.

Puis Emily commence à jouer, et je ferme les yeux, désireux de me concentrer avant tout sur cette musique. Je ne reconnais pas ce morceau. Mais il faut dire que je n'ai pas eu une formation classique.

Reste que les notes s'enchainent, même si on sent dans ces dernières une certaine hésitation, ou peut-être un manque de pratique.

Il est inutile de se voiler la face, ce n'est pas parfait. Loin de là. Il y a quelques fautes. Mais c'est toujours bien mieux que ce que je pourrais faire.

"– Mh… Mieux vaut engager un pro, hein", commente Emily après que la musique se soit tue.

Je rouvre les yeux. Et son air contrarié m'arrache un sourire amusé.

"– Tu réalises que c'est déjà incroyable pour quelqu'un qui n'a pas joué depuis des années ?" je lui demande doucement en me relevant pour venir la rejoindre.

Je l'embrasse sur la joue, puis tire une chaise pour m'installer près d'elle, et pose avec hésitation mes mains sur le clavier.

"– Tu saurais improviser autour de ces deux accords ?" je m'enquiers en plaquant ces derniers sur les touches avec ma main droite. L'un après l'autre. "Le morceau est en mi", je précise avant d'entonner le refrain d'une de mes nouvelles chansons.

Peut-être que je lui en demande un peu trop. Je ne sais pas vraiment, pour être honnête.

Ou peut-être devrais-je me débrouiller avec le logiciel qui me sert à enregistrer mes démos. Mais c'est beaucoup plus lent. Et surtout, avec une main en moins je vais être vite limité.

"– Je ne veux pas te forcer", je tiens à préciser. "Mais j'aimerais que tu essaies de voir si ça te revient. Ce n'est vraiment pas urgent. Au pire, je pourrai toujours en parler avec ma manager, pour lui demander si elle connait quelqu'un. Ou  je demanderai à mon père de jouer de la guitare."

– Tu réalises que c'est déjà incroyable pour quelqu'un qui n'a pas joué depuis des années ? me dit-il, un sourire sur les lèvres avant de me rejoindre.

Je ne peux m'empêcher de soupirer tandis qu'il dépose un baiser sur ma joue. Je sais qu'il essaie de se montrer encourageant, mais cela m'ennuie de lui faire perdre son temps ainsi.

– Je réalise surtout que ce n'est pas suffisant.

Je suis peintre après tout, pas musicienne… Et encore moins compositrice.

– Tu saurais improviser autour de ces deux accords ? Le morceau est en mi.
– Tu veux bien recommencer, s'il te plaît ? je demande tout en essayant tant bien que mal de m'imprégner de la musique, comme je le fais avant de peindre une toile.

L'intention est peut-être la même, la finalité est totalement différente… J'essaie toutefois de garder l'esprit ouvert pour ne pas me brider. Pourtant, il est clair que je n'ai pas le niveau. L'on ne s'improvise certainement pas musicien, pas comme ça. Cela exige du travail… En suis-je seulement capable ?

– Je ne veux pas te forcer. Mais j'aimerais que tu essaies de voir si ça te revient. Ce n'est vraiment pas urgent. Au pire, je pourrai toujours en parler avec ma manager, pour lui demander si elle connait quelqu'un. Ou je demanderai à mon père de jouer de la guitare.
– Je vais m'exercer et voir ce que je peux faire mais… Au cas où, mieux vaudrait peut-être faire appel à quelqu'un qui sait ce qu'il fait ?

Oui, d'accord, pour le coup, je manque cruellement de confiance en mes propres capacités. Je n'étais pas mauvaise à l'époque, on me disait même douée. Mais cela remonte à si loin maintenant et le piano exige une certaine rigueur…

– Simple précaution… dis-je avant de déposer un rapide baiser sur ses lèvres. Mais je te promets de travailler dur quand même. Je serais vraiment heureuse de t'aider.

"– Je réalise surtout que ce n'est pas suffisant", proteste-t-elle.
"– Pour l'instant", je la rassure à mi-voix.

Je lui montre deux accords, et lui demande d'improviser sur ces derniers.

"– Tu veux bien recommencer, s'il te plaît ?"
"– Bien sûr."

Je répète ces deux accords plusieurs fois, grimaçant en notant que je n'arrive pas bien à poser mes doigts exactement au même moment sur les touches. Sur ce point-là, moi aussi je suis un peu rouillé.

"– Je vais m'exercer et voir ce que je peux faire", me promet-elle, "mais… Au cas où, mieux vaudrait peut-être faire appel à quelqu'un qui sait ce qu'il fait ?"
"– Je passerai un coup de fil à ma manager", j'acquiesce.

Mais pas aujourd'hui. Peut-être demain. Ou dans les prochains jours.

Camille saura sûrement quoi faire. Même si je doute qu'elle me trouvera un professionnel dans le secteur. Surtout à cette période de l'année.
Et je n'ai vraiment pas envie de devoir me déplacer.

"– Simple précaution…", me précise Emily.

Je ferme brièvement les yeux quand elle m'embrasse. Mais nous ne sommes pas seuls. Et je préfère donc ne pas trop m'emballer.

"– Mais je te promets de travailler dur quand même. Je serais vraiment heureuse de t'aider."
"– Merci. Ca me touche vraiment."

Je reprends mes deux accords. L'un après l'autre. Et j'en ajoute un troisième pour former une suite qui ressemble déjà plus à ce que j'avais commencé à écrire pour ce morceau. Reste que tout ceci est un peu fade.

Et je jette un coup d'oeil à ma compagne, la défiant du regard de trouver une mélodie.

Nous restons devant ce synthé bien plus longtemps que ce que j'avais pu imaginer. Une grosse heure, toute au plus. Mais c'est probablement déjà beaucoup pour elle.

"– Il vaudrait peut-être mieux s'arrêter ici pour aujourd'hui", je lui propose. "Je trouve que tu as déjà beaucoup progressé."

Et je ne mens pas. La différence est évidente. Au point que je suis curieux de savoir quel sera le résultat au bout de plusieurs semaines de travail. Si Emily veut bien s'y plier, évidemment.

Je me sens presque coupable de la soliciter de cette manière. Mais en même temps, ça me plait de passer ce temps-là avec elle.

Lucy est restée là tout ce temps, perchée sur une chaise un peu plus loin. Et je note dans son sourire une certaine satisfaction. Et même alors que je m'étire pour essayer de décoincer certains muscles de mon dos. Je ne suis pas vraiment doué pour garder une posture correcte, particulièrement lorsque je me pose devant un synthé.

"– Si tu as aussi mal au dos que moi, je te ferai un massage ce soir", je chuchote à l'oreille d'Emily suffisamment bas pour que Lucy ne nous entende pas.

Puis je jette un sourire charmeur à ma compagne avant de me diriger vers la cuisine.

"– Tu veux quelque chose à boire, Emily ?" je lui lance en atteignant le frigo.

Et je réitère ma question à l'attention de Lucy.

J'ai vraiment soif, et un verre d'eau ne sera pas de trop.

Je fais de mon mieux pour m'appliquer dans ma tâche. Je me concentre, j'écoute, j'analyse, je pose… Les notes coulent un peu dans le désordre, mais cela commence tout de même à ressembler un peu à de la musique. Enfin, vaguement… En tout cas, je dois bien avouer que passer ce moment avec lui est agréable. Je m'amuse, plus que je n'oserai l'avouer…

– Il vaudrait peut-être mieux s'arrêter ici pour aujourd'hui. Je trouve que tu as déjà beaucoup progressé.
– Vraiment ?
– Bah, perso, je trouve ça pas mal du tout. C'est un début mais … Je suis sûre qu'avec un peu plus d'exercices, vous arriverez à faire des choses intéressantes tous les deux, nous lance une Lucy étrangement confiante.

– Si tu as aussi mal au dos que moi, je te ferai un massage ce soir, me chuchote-t-il à l'oreille, ce à quoi je rétorque que, non, mais que je n'ai rien contre le fait de mentir pour bénéficier d'autant d'attention.

Lucy ne nous a certainement pas entendu, mais elle sourit. Je sais qu'elle apprécie notre complicité.
Tom nous propose une boisson et je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour. Je suis simplement heureuse de le voir prendre ses aises.

– Je veux bien un verre d'eau, s'il te plaît, je rétorque avant de reprendre le morceau en ajoutant deux accords de plus.
– Oh, pas mal ! s'écrie-t-elle. Je savais que tu étais douée, puis elle se tourne vers Tom et chuchote. Maintenant, il va falloir la décoller du clavier … Je sens que tu vas en manger du piano …

Emily a l'air déçue que je lui propose d'arrêter là. Et je note qu'elle reste assise devant le synthé alors même que je me relève.

"– Je suis sûre qu'avec un peu plus d'exercices, vous arriverez à faire des choses intéressantes tous les deux", affirme Lucy.

À vrai dire, je suis du même avis qu'elle. Et surtout, ce moment était plus qu'agréable.

J'éclate de rire quand Emily me répond qu'elle n'a pas mal au dos mais qu'elle pourrait très bien mentir.

"– Je veux bien un verre d'eau, s'il te plaît".
"– Ça marche."

Je sors deux verres du placard, puis remplis ces derniers.
Et je me fige, attentif, tandis que ma compagne ajoute deux accords au morceau.

"– Maintenant, il va falloir la décoller du clavier … Je sens que tu vas en manger du piano …", me prévient Lucy en chuchotant.

Je lui réponds par un simple sourire. Elle dit ça comme si ça risquait de me déranger. Mais à vrai dire, c'est tout le contraire.

"– Tu peux refaire le dernier accord mais en septième ?" je demande à ma compagne en lui apportant son verre d'eau.

J'ai descendu le miens d'une traite et l'ai posé sur la table de la cuisine. Je le rangerai plus tard.

"– Et en arpèges ça donnerait quoi ?" je lui demande ensuite.

Je m'installe à nouveau à côté d'elle. Je sais que je lui avais dit que nous pouvions nous arrêter là. Mais c'est plus fort que moi. La musique m'appelle. Et Emily n'a pas l'air de vouloir lâcher ce clavier.

J'enchaine les accords de ma main valide, sur les graves, et je laisse Emily gérer les aigues.

Je ne maîtrise pas assez cet instrument pour être en mesure de fermer les yeux et de me laisser porter par la musique. Mais je ne peux m'empêcher de sourire. Et je commence à chanter sur la mélodie.

– Bon , c'est pas tout les amoureux… Mais je commence à m'ennuyer ferme, nous lance Lucy avant de descendre de son tabouret de bar. Tu viens Nix ? On va se balader !

Il n'en faut pas plus au chien pour bondir hors de son panier. Le pauvre, je le délaisse beaucoup trop ces derniers temps … Mais je suis reconnaissante envers mon amie pour combler les besoins du canidé à ma place.

– Je vous le ramène dans une heure, amusez-vous bien.

À dire vrai, je suis beaucoup trop concentrée sur mon clavier pour prêter attention à ses propos. Je ne l'ai même pas entendu partir. J'essaie de réapprivoiser la bête, comprendre ce que veut dire septième, octave et arpège. Tout cela remonte à si loin maintenant… A dire vrai, je me souviens parfaitement de l'ennui qu'éveillait chez moi ces fichues leçons. À la fin, je ne suivais même plus les partitions et me contentais de reproduire les sons de mémoire ou après avoir écouté une mélodie. Personne ne semblait s'apercevoir de la supercherie et cela m'arrangeait beaucoup. Et il suffit de jeter un œil à une partition pour comprendre la barbarie de ce langage réservé aux élitistes.

Je ne sais pas si Tom se rend compte lui-même que je me contente de me caler sur sa voix où sur les sons qu'il produit de son côté Peut-être pas après tout.

– Et si tu chantais simplement ce que tu as en tête actuellement ? je lui demande après plusieurs minutes d'essais infructueux.

Il n'y alors rien de plus simple que de reproduire la mélodie et de continuer en fonction d'elle. Je n'ai qu'à jouer avec les graves, les aiguës selon ce qu'il demande, des notes qu'il appelle à la suite… De ce que ça m'évoque, de ce que je ressens. Ça, je sais faire. Rien ne m'empêche cela dit de travailler sur mon apprentissage plus tard, une fois seule. Enfin, de manière plus conventionnelle je veux dire…

– Comme ça ?

Nous n'avons toujours pas bougé du piano lorsque Lucy déclare qu'elle s'ennuie et qu'elle emmène donc Nix faire un tour.
Dans un sens, je suis heureux de pouvoir me retrouver complètement seul avec Emily, même si cette dernière est toujours autant concentrée sur son instrument.

Au point que je me demande même si elle a remarqué que son amie était partie.

Remettre les mains sur un piano a visiblement réveillé quelque chose chez elle, qui avait été bien trop longtemps en dormance.

Je la vois se concentrer, froncer les sourcils, se tromper et rééssayer.
Mais je comprends bien qu'elle n'arrive pas à ce qu'elle souhaite.

"– Et si tu chantais simplement ce que tu as en tête actuellement ?"
"– Je peux faire ça", j'acquiesce en souriant.

Je ferme les yeux, lâchant complètement le clavier. Je m'imprègne de la chanson sur laquelle nous travaillons. Je me replonge dans toutes ces émotions qui se bousculaient en moi lorsque je l'avait écrite. Puis j'improvise une mélodie. La même que j'aurais pu reproduire à la guitare.

Ce n'est pas parfait, bien sûr. Il y aura probablement des ajustements à faire.
Mais je suis ravi lorsqu'Emily reproduit ces notes au piano.

"– Comme ça ?"

Je l'enserre de mon bras valide, et vient déposer un baiser dans son cou.

"– Hmm, exactement", je souffle contre sa peau.

Je l'embrasse à nouveau, toujours au même endroit.

"– Je lance un enregistrement, et tu me refais cette partie là ?"

Je sors mon téléphone, pose ce dernier sur le synthé, en-dehors des touches, et je nous enregistre tous les deux.
Ma voix se mêle à la mélodie des touches. Dans un instant suspendu, hors du temps.

"– Il faudra le rejouer, bien sûr. Peut-être même directement connecté à l'ordinateur ?"

Je me penche pour vérifier les branchements à l'arrière, et souris en constatant que je devrais pouvoir me débrouiller avec ça.

"– C'est décidé", je déclare en me réinstallant sur ma chaise, "je t'embauche."

Je me blottis contre elle, glissant mon bras valide autour d'elle pour l'inciter à venir s'installer sur mes genoux.

"– On va monter un groupe. Toi, Jeff et moi. Reste juste à trouver le nom du groupe. Et ça ne pourra jamais être pire que les Halo N Back. C'est Jake qui avait choisi. Soit disant que ça faisait mystérieux et moderne."

Je plaisante, bien sûr. J'imagine très bien qu'Emily n'a aucune envie de se lancer dans une carrière musicale. Encore moins maintenant qu'elle s'est rendue compte de tous les ennuis qui vont de pair avec ma célébrité.