Depuis que Jude était parti, Al n'était pas vraiment sorti de chez lui. De même qu'il n'avait pas fait attention à sa mère quand elle venait dans son dépotoir. Oui, son appartement était en désordre et il préférait d'ailleurs commander de la bouffe ailleurs plutôt que de cuisiner. Bien souvent, il laissait même le livreur entrer chez lui et déposer les pizzas sur la table plutôt que de se lever... C'était devenu une vraie loque. Il avait le coeur brisé... Comment pouvait-il survivre après ça ? Jude était son dernier espoir. L'homme avec qui il voulait passer toutes ses journées jusqu'à la fin. Mais c'était devenu toxique... Et Jude avait fini par rompre. Ce qu'Al avait très bien compris sans pour autant très bien le prendre. Et tout ça, à cause de sa mère.

Il ne lui avait pas dit un mot depuis. Et ce jour-là, il n'avait pas eu de ses nouvelles. Juste un appel auquel il avait pris soin de ne pas répondre. Il était plongé dans une sieste profonde lorsqu'il fut réveillé par un bruit dans l'appartement. Et pas un bruit habituel... Mais il était bien trop dans le brouillard pour en avoir quoi que ce soit à foutre. Pour autant, il se réveilla. Il s'assit dans le canapé et s'alluma une cigarette avant d'entendre quelqu'un lui parler. Il sursauta alors, bondissant sur ses pieds d'un air effarouché, manquant même de tomber. « Putain mais t'es qui, toi ?! Qu'est-ce que tu fous chez moi ? »

Boulot de merde. Vie de merde. Patronne à la con. Putain d’aveugle. Qu’on se le dise : James n’avait clairement pas envie de ce job. Passer la journée à assister un handicapé ça n’était clairement pas pour lui. Mais il avait besoin de fric s’il ne voulait pas dormir dans un carton et il avait vu en ce job l’opportunité de se faire de l’argent en se la coulant douce. Et même, pourquoi pas… En volant un peu l’aveugle. Il ne le verrait pas, non ? Alors James avait établi un plan. Il s’était rendu à l’entretien, avait rencontré la mère de l’aveugle et avait répondu à ses questions comme un employé modèle l’aurait fait. Il s’était montré courtois, poli, peut-être un peu charmeur et avait affirmé à la dame que les hommes ne lui plaisaient pas le moins du monde – ça avait l’air d’être important pour elle. Il ne saurait même plus dire combien de mensonges avaient passé le seuil de ses lèvres, mais il y en avait eu des tas. Un faux CV, une belle gueule, un sourire colgate… Elle était tellement pressée la vieille qu’elle n’avait pas souhaité vérifier ses références. Il fallait dire que James savait mentir, il l’avait fait toute sa vie.

Aujourd’hui, premier jour de travail et l’aveugle n’était même pas au courant de sa présence. Ca risquait d’être bien sympathique comme rencontre ! En plus d’être aveugle il semblait dépressif et ça c’était genre le combo gagnant. On ne le payait pas pour être l’épaule sur laquelle pleurer alors il allait vite se remettre sur pieds le gamin, parole de James.
Il arriva rapidement devant la maison. Frapper ? On lui avait donné les clés après tout alors pourquoi s’emmerder et attendre. Il rentra donc comme le malpoli qu’il était très probablement et trouva le blond endormi sur le canapé. Pas de réveil en douceur pour sa part, il s’approcha des fenêtres et ouvrit les rideaux pour laisser passer la lumière. « Allez on se lève la belle au bois dormant. » Comme prévu, Al sembla assez surpris de sa présence. Même carrément flippé, de quoi le faire sourire doucement. Oui, c’était drôle. « On se calme blondie ta mère m’a engagé pour te forcer à te bouger le cul. Paraît que je remplace un certain Jude… » Bon, elle avait aussi demandé à James de ne pas mentionner son nom mais ça aussi ça le faisait marrer. Il n’était pas là pour faire ami-ami. « Tu veux manger quoi à midi ? »

Al ne s'attendait pas du tout à avoir de la visite. Et surtout pas CE genre de visite. Le réveil était rude, il était choqué et en colère aux paroles du gars. Eh ben, il ne le ménageait pas. Il rit jaune en entendant que sa mère l'avait engagé. Sérieusement ? C'était impossible. Elle n'aurait jamais engagé un type pareil. Vraiment pas. C'est impossible. Est-ce qu'elle a vérifié ses références ? Le dragon faisait toujours très attention avec ça. Elle ne plaisantait pas. Et pourtant, il avait l'air d'avoir été engagé. Vraiment. Vraiment ? Putain. « Blondie il t'emmerde et mon cul va très bien, c'est gentil de t'en soucier. J'ai pas besoin de toi, tu peux rentrer chez toi. » A tous les coups, ce gars était juste là pour profiter de ce logement. Pourquoi fallait-il qu'il tombe sur un mec pareil ? Sérieusement. Al allait devoir rester sur ses gardes. Obligatoirement, la façon de parler de ce gars peu commode lui faisait penser à un mec qui viendrait de sortir de prison. Pas ouf comme choix de carrière.

Il se rassit sur le canapé en soupirant, reprenant sa cigarette. Ca, c'était du réveil ! Un réveil détestable. Al aurait pu attraper un couteau pour buter son nouvel assistant, juste pour avoir le plaisir de dormir encore un peu. « Ta gueule, le taulard. Je sais très bien me faire à manger. » Al grogna entre ses dents. Il détestait qu'on le traite d'assisté. Ce n'était pas seulement ses mots mais surtout le ton qu'il employait envers lui qui était détestable. Al en avait déjà marre alors qu'il venait à peine d'arriver. Il voulut alors mettre les choses au clair. « J'suis peut-être aveugle mais j'suis loin d'être con. Je sais très bien que t'es là pour le fric. J'te conseille de bien te tenir si tu veux que je te tolère gentiment. Parce qu'à partir du moment où je me rends compte que tu m'as volé, t'iras voir tes copains les flics. C'est clair ? » Il écrasa son mégot avec vigueur dans le cendrier, les dents serrées. Non, il était bien loin d'être con. Et des gars comme lui, il en avait connu dans le temps où il était encore garagiste. Il se releva finalement et prit la direction du couloir en s'arrêtant juste devant. « J'vais me doucher. Et au fait, aucune chambre n'est libre. Tu dormiras sur le canapé. » Il était hors de question qu'il squatte la chambre de Jude. Personne d'autre ne devait la squatter. C'était sa chambre à lui.

James savait que ça clasherait dès les premières secondes. Il rentrait sans s’annoncer, parlait sans délicatesse, lui donnait un surnom ridicule… Disons que le ton était clairement donné. Il était tout de même sacrément bon comédien pour avoir réussi à tromper la mère, elle n’avait rien vu ! Lui par contre avait vite remarqué l’urgence de la recherche et cette mère au petit cœur brisé par son fils malheureux. En plus d’être aveugle, il s’était tapé son employé. Pas étonnant que ça ne lui ait pas plu. « Si tu crois que je vais m’asseoir sur ce salaire tu te goures largement. On m’a engagé, je reste ici. » Que ça lui plaise ou non. De toute façon… Bah il n’avait pas d’autres endroits où crécher alors c’était la meilleure opportunité possible. Peut-être aurait-il dû faire un effort, se montrer poli et agréable afin de rester le plus longtemps possible mais faire le faux-cul n’était pas son genre. En plus, sa mère était prévenue : si Al venait à cracher sur lui et à lui raconter la façon d’être de James, alors elle penserait que c’était simplement un moyen de lui faire accepter Jude. Oui ce garçon était gentil, serviable, mais elle n’avait pas eu le feeling avec lui. Trop imprudent, maladroit et peut-être avait-elle eu peur qu’il ne fasse souffrir son fils. Ou qu’ils ne puissent pas avoir d’enfants ensemble ?

« J’suis pas un taulard. Et pis va te faire foutre. » On était au summum du respect là ! Mais il n’appréciait pas qu’on le compare à un criminel. Bon… Il n’était pas non plus blanc comme neige mais il avait toujours eu beaucoup de chance et ne s’était jamais retrouvé en prison. « J’comprends pourquoi il est parti l’autre hein. » Un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Rencontre explosive mais tellement drôle. La passion de James : faire chier les autres. Les pousser à bout. C’était même plus un talent qu’une passion, parfois il le faisait sans s’en rendre compte. « Tu couches avec le blondinet mais moi je dois me contenter du canapé ? Sympa. » Il fallait dire que la mère Watkins avait parlé de longues heures de cette situation alors oui, James avait à peu près toutes les infos. « J’vais rien te voler. Y’a rien qui m’intéresse ici. » Pour le moment en tout cas. Il regarda l’aveugle se lever et soupira. « Faut que je t’aide pour ça ou t’es capable de te débrouiller tout seul ? Va falloir m’dire quand il faut t’aider et quelles sont tes… règles. » Pas sûr qu’il les respecte mais il allait tout de même faire son travail. Probablement pas de la bonne façon, probablement pas de la façon dont Al l’aurait souhaité mais il le ferait.
Il fit quelques pas pour s’asseoir sur le canapé et grimaça. Tellement inconfortable.

Bon. C'était très mal parti pour qu'ils s'entendent ces deux-là. De toute façon, c'était couru d'avance : ils finiraient par se taper dessus à un moment ou à un autre. En tout cas, Al allait finir par péter un câble. Il était peut-être aveugle et en pleine déprime, mais il avait son caractère, il ne fallait pas l'emmerder. Et James l'emmerdait présentement. Lorsque celui-ci lui dit qu'il allait rester là, Al soupira lourdement. D'un côté, il espérait qu'il fasse une connerie énorme assez tôt pour le virer. De l'autre, il savait pertinemment que désormais, il allait faire très attention pour ne pas se faire prendre. « Mais j'attends que ça, vois-tu. » répondit-il lorsqu'il lui dit d'aller se faire foutre. Seulement, Jude n'était plus là pour le faire alors ça s'avérait un peu compliqué...

D'ailleurs, Al sortit de ses gonds lorsque James se mit à parler de lui. Dans le couloir, il s'arrêta en serrant les poings. Bon sang, ce qu'il avait envie de le cogner ! Et ses prochaines paroles le firent bouillir de l'intérieur. « Premièrement, je couche avec qui j'veux. Deuxièmement, ma mère t'a pas dit de fermer ta gueule à son propos ? Eh ben même si elle l'a fait, je tiens à te dire que si tu reparles encore de lui, je serais contraint d'te foutre dehors. Ma mère t'a peut-être embauché, mais ici c'est encore chez moi et si tu veux rester, va falloir qu'tu me respectes un tant soit peu. Dernièrement, et c'est la dernière fois que j'te le dis : je sais très bien m'occuper de moi. J'ai pas besoin de toi. T'es là uniquement pour rassurer le dragon alors soit tu la fermes, soit tu trouves un autre pigeon. » Sur ce, il partit se doucher. Pas besoin de préciser qu'il avait la rage que ce connard profite de son appartement. D'ailleurs, il n'avait rien signé. Concrètement, il allait devoir le supporter pour sa mère parce qu'il était engagé verbalement, mais légalement, il n'en était rien.