– Le paysage est très intéressant, au contraire. Mais je ne parle pas forcément du paysage au dehors.
– Quoi ? Je suis donc un paysage ? pouffais-je gentiment avant de frissonner lorsque je sens ses doigts m'effleurer l'oreille. Intéressant comme point de vue.

–Ce que tu m'as dit, un peu plus tôt, au sujet de raconter des histoires, et de transmettre des émotions... J'essaie de respecter cela, mais c'est difficile. Le monde de la musique est impitoyable.

Je me contente de secouer la tête en signe d'acquiescement. Rien ne m'étonne vraiment dans ses propos. On vit dans un monde où l'argent domine … Alors, forcément…

– Ton père était un artiste ? Tu parles de lui au passé…

Je souris, le regard fixé sur la route.

– Ils sont morts, ma mère et lui quand j'avais cinq ou six ans. Il était auteur compositeur, il chantait aussi, mais ce qu'il préférait c'était d'écrire pour les autres.

Je me souviens du piano qui trônait dans le salon. Il était d'un blanc immaculé… Je n'avais pas le droit d'y toucher, bien-sûr… Mais ma mère ne l'entendait pas de cette oreille. Elle m'asseyait sur le tabouret dès que mon père avait le dos tourné pour m'enseigner les gammes. Je n'ai plus jamais touché un piano après leur mort.

– Le silence n'existait pas chez nous. Il y avait toujours de la musique… Constamment. Tu le connais peut-être, David Greene.

Son nom avait fait la une des journaux après l'accident "Crash d'avion, quand les étoiles tombent du ciel : David Greene est mort". Tout comme ma mère, le pilote, et des centaines de passagers, mais leurs noms n'apparaissaient nulle part dans l'article… Eux, ils n'étaient pas célèbres après tout… pfff.

Je la dévisage avec stupéfaction lorsqu'elle prononce le nom de son père.

David Greene.

Un monument de la musique, très connu dans le milieu pour ses talents de compositeur. Et de chanteur, aussi. Un de ses disques a encore une place privilégiée dans la collection de ma mère, malgré toute les années qui se sont écoulées depuis sa disparition.

J'étais jeune lorsque ma mère avait appris la nouvelle, mais je me souviens qu'elle avait pleuré, et qu'elle m'avait parlé de cet homme, qui écrivait ces merveilleuses chansons.

Dans un sens, il m'avait donné envie d'écrire à mon tour.

"– Un très grand homme", je parviens à murmurer. "Il avait beaucoup de talent. Je n'avais pas fait le rapprochement avec ton nom de famille."

J'ignorais même qu'il avait une fille. Si j'avais su que j'allais la rencontrer dans de telles circonstances... Encore un peu, et l'on dirait une histoire tout droit sortie d'un de ces feuilletons télévisés qu'apprécie ma mère.

"– Il fait parti de ceux qui m'ont donné envie de faire de la musique. Ma mère l'admirait beaucoup."

Mon manager aussi. Jake a une photo de David Greene et lui, bras dessus bras dessous, dans son bureau à Los Angeles, à côté d'autres photos de stars qu'il a eu l'occasion de rencontrer au cours de sa longue carrière.

"– J'aurais beaucoup aimé le rencontrer", je poursuis. "Je suis sincèrement désolé. J'imagine que ça n'a pas du être simple pour toi."

Et moi qui lui parlait de mes parents encore la veille. Je suis un parfait idiot. Je me promets de les appeler dès que possible pour prendre de leurs nouvelles.

Je commence à chantonner un de ces airs qui a souvent tourné sur la platine de mes parents, durant mon enfance. Une de ces chansons qui restent gravées dans la mémoire, avec des paroles que l'on oublie jamais vraiment.

Pas un des airs les plus connus de son père, mais celui que ma mère préfère, et que j'affectionne également beaucoup.
Je n'ai pas ma guitare avec moi, mais cela ne me dérange aucunement.

C'est une de ces chansons qui parle d'espoir, et notamment des premières danses d'un couple qui se forme tout juste, faites d'appréhension et du bonheur simple d'être là l'un pour l'autre.

Je chante jusqu'aux dernières notes, pour finir sur les quelques mots de fin. Des mots d'espoirs, qui donnent envie de croire en l'avenir.

–Un très grand homme. Il avait beaucoup de talent. Je n'avais pas fait le rapprochement avec ton nom de famille.
– Ouais, on me le dit souvent, je soupire en détournant légèrement le regard. Pas de soucis, Greene est un nom plutôt commun… Personne ne fait jamais le rapprochement, pas même moi.

De ce dont je me souviens de mon père, c'est avant tout son absence. J'ai bien plus de souvenirs de ma mère. Je me souviens de son sourire, de la couleur de ses yeux, de quelques moments que nous avons pu partager, elle et moi. Mon père travaillait tout le temps, il bougeait sans cesse en nous laissant seules, ma mère et moi… Sauf cette fois là… Quelle ironie.

Je l'écoute chanter… Probablement l'une des chansons de mon père, je ne saurais dire. Je ne suis même pas certaine de pouvoir reconnaître sa voix si je devais l'entendre… Sans doute que non.

– C'est "marrant", cet homme a plus marqué des personnes qui lui étaient totalement étrangères que sa fille… je pouffe malgré moi. Ne t'en fais pas, je ne l'ai que très peu connu. Son agent avait de bien meilleures relations avec lui que moi.

Je lui souris avant de reporter mon attention sur la route.

– C'est ce que je déteste avec la célébrité. Les artistes se doivent de vivre pour leur public et laissent toutes les autres personnes de leur entourage de côté. Et ils le font, sans sourciller. Ils sont tellement persuadés qu'il n'y a rien de plus important au monde que leur foutu public…Honnêtement, ça me débecte.

"– C'est "marrant", cet homme a plus marqué des personnes qui lui étaient totalement étrangères que sa fille… Ne t'en fais pas, je ne l'ai que très peu connu. Son agent avait de bien meilleures relations avec lui que moi."

Sur le coup, je me sens particulièrement stupide. Je n'ai même pas songé au fait qu'il pouvait justement avoir fait passer sa carrière avant sa vie de famille. Comme beaucoup le font, de nos jours.
C'est d'ailleurs entre autre ce qui a contribué à faire échouer mon couple précédent.

"– C'est ce que je déteste avec la célébrité. Les artistes se doivent de vivre pour leur public et laissent toutes les autres personnes de leur entourage de côté. Et ils le font, sans sourciller. Ils sont tellement persuadés qu'il n'y a rien de plus important au monde que leur foutu public…Honnêtement, ça me débecte."

Et je grimace à cette remarque. Elle n'a pas une haute estime des artistes populaires, et je ne peux pas lui en vouloir.
Moi aussi j'ai eu ce comportement des années durant. Et maintenant... Maintenant je regrette amèrement les occasions manquées, les anniversaires oubliés et les fêtes de fin d'année passées si loin de mes proches.

Je suis silencieux durant plusieurs minutes, ruminant sur cette réalité. Puis je reprends la parole d'une voix douce et calme.

"– Dire amen à tout ce que souhaite le public est le meilleur moyen de se perdre".

Et je ne sais que trop bien ce que je raconte.

"– Mais il y a les maisons de disques, aussi, qui font tout pour vendre. Et derrière chaque artiste il y a un manager qui les pousse à toujours chanter, toujours aller à la rencontre du public, faire des concerts... C'est difficile de dire non, de refuser des opportunités. Surtout lorsqu'on réalise à quel point le succès peut s'effondrer du jour au lendemain."

Des concerts encore et toujours, jusqu'à suffoquer. Des séances photos, des interviews. Toujours se montrer, entretenir ses réseaux sociaux... Mon compte Instagram est d'ailleurs particulièrement peu actif, ces derniers temps. Jake doit être furieux.

"– Je ne peux pas parler pour tous les artistes, mais je suis persuadé que certains tentent de s'en sortir, et de reprendre le contrôle sur leur vie."

Je ne suis pas certain qu'elle me croira. Et j'appréhende encore plus le moment où elle réalisera à quel point je suis célèbre.

Le paysage change progressivement, et nous rejoignons une route qui se fait de plus en plus large tandis qu'un paysage urbain remplace la campagne. J'ignore combien de temps il nous reste, mais j'ai l'impression que Portland approche de plus en plus.

J'entends son silence et je comprends que mes paroles l'ont touchées, même si je n'en connais pas vraiment la raison. J'en veux énormément au monde du spectacle de m'avoir privé de mes parents, de mon enfance et des quelques souvenirs que j'aurais pu en garder si tout cela ne m'avait pas traumatisé. Pour autant, je ne cherchais pas à pourrir l'ambiance en disant cela, c'est juste que… J'ai tendance à dire ce que je pense.

– Dire amen à tout ce que souhaite le public est le meilleur moyen de se perdre.

– Sans doute, oui.

Je ne connais pas grand-chose à ce monde. Et en réalité, je ne suis pas certaine de vouloir le connaître. Les explications de Tom sonnent pourtant comme des "excuses" et cela me dérange un peu.

– Surtout lorsqu'on réalise à quel point le succès peut s'effondrer du jour au lendemain.
– Le souci c'est de croire que c'est une tragédie. La maladie en est une. La mort en est une… Pas ça…Cela revient juste à une page qui se tourne, l'histoire n'est pas encore terminée pour autant.

Se laisser exploiter par un tiers incapable d'en faire autant n'est clairement pas une bonne chose.

– Je ne peux pas parler pour tous les artistes, mais je suis persuadé que certains tentent de s'en sortir, et de reprendre le contrôle sur leur vie.
– Je l'espère pour eux, sincèrement… La vie est précieuse et jusqu'à preuve du contraire, on en a qu'une alors autant vivre celle qui nous correspond vraiment…

Je lui souris tandis que Portland se dessine au loin. Nous ne tarderons plus à nous mêler à la circulation. Vingt minutes plus tard, je me gare devant la galerie. Je rentre un instant pour saluer Amanda histoire de m'éviter quelques problèmes puis j'abandonne Tom pour gagner le magasin de fournitures artistiques se trouvant juste en face.

– Prends ton temps, on se retrouve quand tu auras terminé. Il y a un magasin d'électronique juste en bas de la rue… On pourra manger un bout après.

"– Le souci c'est de croire que c'est une tragédie. La maladie en est une. La mort en est une… Pas ça…Cela revient juste à une page qui se tourne, l'histoire n'est pas encore terminée pour autant."

L'histoire n'est pas terminée pour autant... Peut-être. Mais je ne sais pas ce que je ferais si du jour au lendemain ma carrière se termine.
Ce saut dans l'inconnu me terrifie, même si courir la planète ne me convient plus non plus.
Je sais que je suis à la croisée des chemins. Ou du moins, je m'en rapproche dangereusement. Mais j'ignore si je suis prêt à prendre des décisions qui auront un impact significatif sur le reste de ma vie.

"– La vie est précieuse et jusqu'à preuve du contraire, on en a qu'une alors autant vivre celle qui nous correspond vraiment…"

Je médite encore sur cette phrase lorsqu'Emily se gare devant ce qui s'avère être la galerie d'art dont elle m'a parlé. Le temps que je sorte de la voiture et que je remette mes pensées dans l'ordre, elle est déjà allé saluer la gérante, avant de revenir vers moi.

"– Prends ton temps, on se retrouve quand tu auras terminé. Il y a un magasin d'électronique juste en bas de la rue… On pourra manger un bout après."

"– Ca marche".
Je me force à sourire, même si la discussion m'a beaucoup remué.

"– A toute à l'heure. Et merci encore de m'avoir déposé ici."

Je la regarde s'éloigner sans un mot supplémentaire, puis je rentre à l'intérieur de la galerie.

Je salue la femme qui gère l'endroit, puis lui demande où se trouvent les œuvres d'Emily Greene.

Elle me désigne d'un signe de la main quelques tableaux accrochés dans la première pièce de l'entrée.

"– Vous êtes un collectionneur ?" s'enquit-elle en m'emboitant le pas après s'être présenté sous le prénom d'Amanda.

Je ne suis pas certain qu'elle m'ait vu en compagnie d'Emily, et je ne sais pas si je dois lui dire que je suis venu avec elle.

"– Un amateur d'art".
J'espère ma réponse suffisamment vague, mais elle ne me laisse pour autant pas tranquille.

"– Vous allez adorer ces œuvres, dans ce cas. Il y a une âme chez elles que l'on ne retrouve pas ailleurs."

J'acquiesce distraitement, tandis que mon regard est attiré par la toute première, qui représente la côte de Castine. Et plus particulièrement un coucher de soleil sur Wadsworth Cove. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine, alors que les vagues qui brillent à la lumière de la fin de journée semblent s'animer sous mes yeux. Je me revois sur le sable, avec ma guitare, en compagnie d'Emily. Je la revois avec son carnet de croquis. Et puis ce dessin qu'elle a fait de moi...

Je sais qu'Amanda me fixe avec attention. Comme si elle s'attendait à ce que je dise quelque chose.
Je prête attention aux autres toiles, qui sont elles aussi fabuleuses. Mais aucune d'elles ne m'attire comme la première.

"– Combien pour celle-là ?" je m'enquiers en me tournant vers la galériste.

Elle me sort un prix, dérisoire vis à vis de la qualité de l'œuvre. Ou peut-être est-ce moi qui me sens bien trop ému par celle-ci.

"– J'aimerais l'acheter", je lui annonce. "Est-il possible de la faire livrer ? Je voyage, et je risque de l'abîmer si je l'emmène avec moi."

"– Bien sûr !" s'exclame Amanda. "Suivez-moi"

Elle me guide vers un bureau, sur lequel elle me fait remplir les documents nécessaires. Je décide de l'expédier chez mes parents à Sacramento, ne sachant pas quand je serai de retour chez moi Et lorsque je remplis le nom de ma mère, la galeriste a un cri de surprise.

"– Alskell ? Comme Tom Alskell ? Le chanteur ?"

Je grimace, et je lui dédie un sourire forcé alors qu'elle me jette un regard ébahi.

"– C'est un honneur de vous compter parmi nos clients, monsieur Alskell ! Un véritable honneur ! Je prendrai grand soin d'emballer ce tableau pour qu'il vous arrive en parfait état..."

Et voilà, c'est reparti. Cela fait un moment que personne ne m'a reconnu. Et ça ne m'avait pas manqué. Je perds plusieurs minutes à lui expliquer que je ne souhaite pas faire de photos, et que je suis simplement en voyage. Elle tient tout de même à me donner sa carte de visite, au cas où je souhaiterais à nouveau lui acheter un tableau.

Je ressors de la galerie un peu déboussolé. Et je ne traine pas dans le secteur.

Le magasin d'électronique en bas de la rue vend plusieurs types de téléphone. Et j'en achète un qui sera résistant aux chutes et à l'eau, juste au cas où. Pas forcément le dernier modèle, mais un qui me conviendra très bien, avec des capacités photos et vidéos suffisantes pour continuer de documenter mon séjour. En espérant que ma carte SD de mon ancien téléphone ne soit pas complètement fichue.
J'en achète une autre juste au cas où.
J'ajoute aussi un chargeur nomade, à énergie solaire. Puis je ressors avec de l'argent en moins, mais la certitude de pouvoir à nouveau joindre mes proches.

Me reste à présent à retrouver Emily...

J'ai beau détester cette ville, j'adore ce magasin. Je m'y perds toujours volontiers pour errer à travers les rayons qui regorgent de peintures et de pinceaux en tout genre. Je ne suis pas dépensière, mais dans ce style de boutique, je serais presque capable d'y passer tout mon héritage… Enfin, peut-être pas. Avec ce que mes parents et ma grand-mère m'ont laissé, je pourrai probablement acheter des centaines de magasins comme celui-ci, chose que je ne ferai évidemment jamais. A dire vrai, je ne touchais pas à cet argent. Il "dort" sur un compte qui me rapporte des intérêts chaque année que je reverse ensuite à diverses associations. Je déteste cet argent… Mais je le garde sans trop savoir pourquoi…

Finalement, je ressors du magasin avec les bras chargés de cartons plein de peinture. Avec ça, j'ai de quoi tenir plusieurs mois sans problème. Le vendeur me suit avec les toiles vierges qu'il m'aide ensuite à ranger dans mon coffre. Je le remercie en lui donnant un pourboire.

– C'est toujours un plaisir de vous voir ici, mademoiselle… Vous habitez dans le coin ou…
– Non, je rétorque en fermant la voiture. Si c'était le cas, je ne vois pas pourquoi j'achèterai autant de produits d'un seul coup.

J'hausse un sourcil alors qu'il se passe une main gênée dans les cheveux. Il détourne le regard et je peux voir ses joues se teinter de rouge… Tiens donc, il essayait donc de me draguer.

– Pardon, je n'avais pas compris la question.
– C'est pas grave… J'aurais juste aimé vous inviter à dîner mais… Je sens que votre réponse sera non.
– C'est juste.
– Dommage… Je vous souhaite une bonne fin de journée dans ce cas.

Je le salue et m'apprête à retrouver Tom… Vu l'heure, il a dû finir de faire le tour de la galerie… Et sans doute plus encore. Mon téléphone vibre, c'est un message d'Amanda.
"J'ai reçu la visite d'une célébrité aujourd'hui !"
Je réponds un "d'accord" fort peu concerné tout en avançant vers la boutique d'électronique. Et, évidemment, je ne regarde pas où je vais…

– Oh ! Pardon ! je m'écrie lorsque je percute… un poteau électrique. Je me rassure en me disant que ,malgré l'humiliation, je n'ai blessé personne.

C'est là que je vois Tom qui remonte la rue dans ma direction, je lève aussitôt la main en l'air pour lui signaler ma présence. Je remarque que de nombreuses personnes se retournent sur son passage… Cela ne m'étonne qu'à moitié, Tom est plutôt bel homme… Mais quand même, ils sont vraiment nombreux à se retourner. Lorsqu'il arrive à ma hauteur, je lui souris.

– Tu as faim ? Je connais une pizzeria pas trop mal, juste un peu plus loin ? On peut manger plus sainement sinon…

Je ne lui demande pas son avis au sujet de mes toiles. Il saura très bien l'exprimer seul sans que j'aie besoin de le pousser à le faire. Je remarque néanmoins qu'il transporte un petit sac portant le logo du magasin d'électronique.

– Tu as trouvé ton bonheur ?

Je remets mes lunettes de soleil sur mon visage. Celles avec des verres parfaitement noires qui masquent mon regard.
A Los Angeles, elles me permettent de passer parfaitement inaperçu. Pour peu que je pense à les sortir. Et j'ai quelque peu perdu cette habitude au cours de mon road trip.
Je les avait brièvement retiré en entrant dans le magasin d'électronique, et j'avais oublié de les remettre.
Mais ici je ne suis plus à Castine. Et manifestement, ici les gens ont déjà entendu parler d'Halo N Back et de Tom Alskell.
Je soupire avec agacement.
J'ai envie de retourner à Castine aussi vite que possible, juste pour pouvoir me promener sans être dévisagé.

Je remarque Emily qui me fait des grands gestes au loin, et je m'empresse de la rejoindre.
Elle a l'air embarrassée, et je me demande bien ce qui a pu lui arriver pour qu'elle soit dans cet état.

Je lui dépose un baiser sur les lèvres. Je suis content de la voir. Je crois que ce road trip a définitivement changé ma façon de supporter la foule.

"– Tu as faim ? Je connais une pizzeria pas trop mal, juste un peu plus loin ? On peut manger plus sainement sinon…"

"– Pizza c'est parfait. Tout pour me sortir de ce monde. Je n'ai plus l'habitude de croiser autant de personnes."

Je prends sa main dans la mienne, et je la laisse me guider.

"– Tu as trouvé ton bonheur ?" me demande-t-elle ensuite.

"– Nouveau téléphone, nouvelle carte SD, nouveau chargeur. Normalement, cette fois tout est résistant à l'eau. Il n'y aura donc aucun problème pour retenter l'expérience de la douche surprise. Surtout si c'est pour me retrouver à nouveau avec toi sous ces fameuses couvertures."

Je lui fais un bref clin d’œil charmeur. Pour être honnête, je n'ai guère envie de tester de cette manière la résistance de mon téléphone tout neuf. Mais autrement, je ne mens pas au sujet de ces couvertures.

La pizzeria s'avère être un petit restaurant qui ne paye pas de mine à l'extérieur. Mais en entrant dans ce dernier, les bonnes odeurs qui s'échappent des cuisines ne mettent pas longtemps à me convaincre.

Emily et moi nous asseyons à une table tranquille dans un coin de la salle.

"– Tu n'as pas l'air chargée", je note juste après que le serveur soit passé pour prendre notre commande. "Tu n'as pas trouvé les peintures dont tu avais besoin ?"

Et puis, en parlant de peintures, ma visite à la galerie me revient à l'esprit.

"– Merci de m'avoir emmené à la galerie, toute à l'heure. Tes tableaux sont sublimes. Celui avec le coucher de soleil sur Wadsworth Cove... Il y a quelque chose qui fait qu'il ressort des autres. On s'y croirait vraiment, c'est impressionnant !"

Je ne mentionne pas que je l'ai acheté. Je ne suis pas très à l'aise avec la fortune que je possède. Mon argent a tendance a dormir dans mon compte en banque, avec quelques investissements. D'ordinaire, je ne le dépense pas à outrance.
Mais dans des cas comme celui-là, je suis capable de dépenser plusieurs milliers de dollars pour une peinture sans que cela ne fasse un trou dans mon budget.

– Pizza c'est parfait. Tout pour me sortir de ce monde. Je n'ai plus l'habitude de croiser autant de personnes.
– Oui, c'est assez différent de Castine, je rétorque en souriant tandis qu'il me prend la main.

J'apprécie ce geste qui me paraît presque naturel tant il me semble familier… Tout comme ses baisers qui, même dans la rue, au milieu de toute cette foule, restent des plus estimables. Je le guide donc jusqu'à la fameuse pizzeria. Sur le chemin, je ne prête plus aucune attention aux gens, je me focalise uniquement sur lui et un peu sur le chemin que je dois emprunter. Je me perds un peu, à un moment, mais puisqu'il ne semble pas s'en rendre compte, je fais comme si de rien n'était. Je l'interroge sur ses achats et j'éclate de rire lorsqu'il mentionne l'instant de tendresse que nous avons partagé dans le phare.

– Si tu veux des couvertures, j'en ai plein le placard, dis-je sur le ton de la moquerie.

Lorsque nous arrivons dans la fameuse pizzeria, une jeune fille nous installe à une table un peu reculée. J'explique à Tom que je viens toujours manger ici lorsque je me rends à Portland pour le travail… Oui, je suis très routinière comme fille.

– Tu n'as pas l'air chargée. Tu n'as pas trouvé les peintures dont tu avais besoin ?
– Attends de voir la voiture… je plaisante avant de saisir la petite serviette en papier devant moi… Je n'aime pas trop rester sans rien faire et j'éprouve le besoin de m'occuper les mains.

– Merci de m'avoir emmené à la galerie, toute à l'heure. Tes tableaux sont sublimes. Celui avec le coucher de soleil sur Wadsworth Cove... Il y a quelque chose qui fait qu'il ressort des autres. On s'y croirait vraiment, c'est impressionnant !

Je le regarde un instant, plutôt surprise de l'entendre me parler de cette toile en particulier. Je me souviens parfaitement du moment où je l'ai peinte, il y a très longtemps à présent… Cette toile est même celle qui a le moins de succès dans ma collection, pour preuve, elle trône sur ce mur depuis une éternité.

– C'est… Étonnant que ce soit cette toile qui ait retenu ton attention… Quoique, peut-être est-ce lié au fait que tu aies reconnu l'endroit, je souligne en prenant une moue pensive. Cette toile, je l'ai peinte le jour des funérailles de ma grand-mère… Sans musique, directement sur la plage. C'était son endroit préféré et j'ai voulu l'immortaliser pour elle… Vu que je ne pouvais pas l'immortaliser elle…

Je ne me souviens pas avoir déjà peint dans un état de détresse psychologique pareil…

L'on nous apporte notre commande et le serveur reste un moment immobile face à Tom, il semble attendre quelque chose… Ou plutôt lui dire une chose sans réellement oser le faire. Décidément, les gens sont étranges aujourd'hui.

– Vous pourriez nous apporter un peu d'eau s'il vous plaît, finis-je par lui demander juste pour le sortir de son immobilisme franchement dérangeant.

Il baisse la tête puis s'éloigne sans rien ajouter.

– Tu aimerais faire autre chose avant de rentrer ?

Je souris lorsqu'Emily sous-entend avoir chargé la voiture de fournitures créatives en tout genre. J'ai hâte de voir ça !

Puis lorsque je mentionne la toile qui m'a interpelé en particulier...

"– C'est… Étonnant que ce soit cette toile qui ait retenu ton attention… Quoique, peut-être est-ce lié au fait que tu aies reconnu l'endroit. Cette toile, je l'ai peinte le jour des funérailles de ma grand-mère… Sans musique, directement sur la plage. C'était son endroit préféré et j'ai voulu l'immortaliser pour elle… Vu que je ne pouvais pas l'immortaliser elle…"

"– Je suis désolé", je murmure en lui prenant la main.

Nos doigts s'entrecroisent, mon pouce vient caresser le dessus de sa main.

"– Ce n'est pas seulement le lieu qui m'a attiré dans cette toile. Même si ça a probablement contribué. Il y a autre chose. Une émotion vraiment forte. Peut-être dans la lumière, ou dans le choix des couleurs. Je comprends mieux, maintenant. "

Le serveur qui nous apporte notre commande me dévisage d'un regard appuyé et je prends mon air le plus antipathique possible, pour le décourager de dire quoique ce soit. Il est évident qu'il m'a reconnu.
Mais je n'ai pas envie de gérer ce genre de choses maintenant.

Heureusement, Emily vient à mon secours.

"– Vous pourriez nous apporter un peu d'eau s'il vous plaît."

Et visiblement, c'est suffisant pour qu'il décide de nous laisser tranquille.

Ma pizza est très bonne, avec une pâte fine et légère comme je les aime. Et je m'amuse à piquer quelques morceaux de tomates sur celle d'Emily, juste pour l'entendre protester.

Notre eau arrive juste après, et je sens une fois de plus le regard appuyé que le serveur pose sur moi. Mais je fais mine de ne pas m'en rendre compte, et l'homme s'éclipse à nouveau.

"– Tu aimerais faire autre chose avant de rentrer ? "

Je fais mine de réfléchir, mais je sais déjà ce que j'aimerais lui demander.

"– Eh bien, à moins qu'il y ai ici un endroit extraordinaire que tu aimerais me montrer, je suis plutôt d'avis de rentrer à Castine. Et s'il pleut suffisamment en arrivant chez toi, peut-être pourras-tu me montrer ces fameuses couvertures dont tu m'as parlées ?"

Je plaisante, bien évidement. Même si je ne dirais pas non à me retrouver à nouveau assis à même le sol avec Emily dans mes bras.

Et surtout, j'ai envie de retrouver le calme de Castine.

Juste avant de quitter l'établissement, je m'éclipse quelques minutes en direction des sanitaires. Lorsque je croise mon regard dans le miroir, je note que les cernes sur mon visage ont presque disparu. Et mon teint est beaucoup moins pâle qu'il y a quelques semaines. L'air du Maine me fait visiblement beaucoup de bien.

Je rejoins Emily sans attendre, lui plantant au passage un baiser sur la joue.