– C'était il y a plusieurs années maintenant, lui dis-je tout en relevant la main pour déposer un baiser sur ses doigts. Le temps a fait son œuvre.

Néanmoins, je note sa sensibilité particulière. Je comprends mieux pourquoi je me sens si bien en sa présence. On se ressemble énormément lui et moi… Cela me surprend tout autant que cela m'enchante.

– Ce n'est pas seulement le lieu qui m'a attiré dans cette toile. Même si ça a probablement contribué. Il y a autre chose. Une émotion vraiment forte. Peut-être dans la lumière, ou dans le choix des couleurs. Je comprends mieux, maintenant.
– Serais-tu sensible à mes émotions ? je lui demande, taquine.

Nous mangeons plus ou moins tranquillement, sous le regard insistant du serveur. Je n'aime pas vraiment la sensation d'être ainsi épiée, mais je le supporte en m'efforçant de faire abstraction de sa présence. La pizza est bonne et de ce que je vois, elle convient également à Tom puisqu'il n'hésite pas à venir me voler quelques morceaux de tomates. Je râle, gentiment avant de lui piquer une olive ou deux.

Je lui demande ce qu'il aimerait faire après le repas. Peut-être a-t-il d'autres courses à faire, envie de découvrir la ville… Que sais-je ?

– Eh bien, à moins qu'il y ait ici un endroit extraordinaire que tu aimerais me montrer, je suis plutôt d'avis de rentrer à Castine. Et s'il pleut suffisamment en arrivant chez toi, peut-être pourras-tu me montrer ces fameuses couvertures dont tu m'as parlées ?

Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire de bon cœur.

– Il semble qu'il n'y ait pas de pluie de prévue avant plusieurs jours, je raille avant de boire une gorgée d'eau, mon regard amusé plongé dans le sien. Mais pas de souci, je peux bien te prêter quelques couvertures.

De retour à la voiture, je lui rends les clés, sourire aux lèvres. Néanmoins, juste avant qu'il ne s'en empare, je referme la paume par-dessus.

– Doucement à Bethy, d'accord ? je préviens avant de m'installer côté passager. Je ne suis pas mécontente de quitter cette ville. Trop de monde, trop de bruits, trop d'odeurs… Je déteste.

Il démarre et mon attention se porte sur une lumière vive… Un flash ? Sans doute un reflet dans un pare-brise que je décide d'ignorer. Puisque je n'ai pas à conduire, je m'installe à mon aise, mes jambes repliées sous mes fesses, la tête appuyée sur ma main…

– À mon tour de te dévisager …Durant tout le trajet, je plaisante.

"– Il semble qu'il n'y ait pas de pluie de prévue avant plusieurs jours. Mais pas de souci, je peux bien te prêter quelques couvertures."

"– Tant que tu es sous les couvertures avec moi, cela me convient parfaitement", je réponds du tac au tac avec un clin d’œil.

L'ambiance est légère, et je me sens beaucoup mieux, moins stressé par le monde.
En ressortant, j'oublie de remettre mes lunettes de soleil. Nous ne sommes pas garés loin.
Et visiblement, Emily souhaite que je conduise.
Elle me tend les clés, mais referme sa main lorsque j'essaie de les attraper.

"– Doucement à Bethy, d'accord ?"

"– Promis, j'en prendrais grand soin", je réponds en souriant. "Je sais y faire, avec les Dames."

Puis je lui vole les clés juste après lui avoir planté un baiser sur la joue.

Je m'installe côté conducteur, et je caresse le volant du bout des doigts avant de faire quelques réglages du siège pour être confortable. Betty et moi allons très bien nous entendre. Et je sais que le trajet va être agréable.

Je note au passage qu'Emily n'a pas menti au sujet de la quantité de fournitures créatives stockées dans la voiture. J'ignore ce qu'elle fera de toute ça, mais j'ai hâte de voir ses prochains tableaux.

Je remets mes lunettes de soleil devant mes yeux, et je remarque un flash du coin de l’œil.
On dirait presque...
Mais je chasse les images de tapis rouge ou de séance photo de ma tête. Nous ne sommes pas à Los Angeles ici, et je n'ai rien à craindre. Du moins, je l'espère.

"– À mon tour de te dévisager …Durant tout le trajet", me lance Emily tandis que je manœuvre pour sortir de la place de parking.

J'éclate de rire.

"– Et c'est censé être une menace ?" je la taquine. "Je crois que plein d'hommes rêveraient d'avoir une aussi jolie femme qui les dévisage sur un trajet aussi long."

Je respire un peu mieux tandis que nous quittons la ville. Et nous ne tardons pas à rejoindre une route entourée de nature.
Cette journée à Portland m'a vraiment fatigué, et je ne suis pas mécontent de regagner le calme de Castine.
Le trajet du retour se fait dans une ambiance confortable, et je ne me sens pas obligé de combler le silence. La compagnie d'Emily, et le paysage qui défilent, me suffisent amplement à mon bonheur.
Nous arrivons à Castine en toute fin d'après-midi.

Je soupire avec soulagement en ouvrant la porte conducteur de la voiture, après m'être garé devant chez Emily. L'air marin emplit mes poumons, et je m'étire un instant, me permettant de me sentir tout de suite beaucoup mieux.

"– Besoin d'un coup de main ?" je lance à Emily en désignant la quantité d'affaires présentes dans la voiture. "Je peux t'aider à les porter jusqu'à ton atelier. Ce sera plus simple de s'y prendre à deux."

– Promis, j'en prendrais grand soin. Je sais y faire, avec les Dames.
– Ah bon ? je réponds tout en lui offrant un sourire espiègle accompagné d'un clin d'œil. J'ai envie de le taquiner.

Cela ne fait pourtant pas partie de ma nature, mais avec lui, j'ai envie de me montrer plus railleuse. Et puis… Il vient de me voler les clés de Bethy ! J'éclate de rire avant de m'installer sur mon siège. Ai-je déjà autant ri qu'avec lui ? Je n'en suis pas certaine. J'étais l'une de ces enfants discrètes qui veillent à ne pas trop faire de bruit pour ne pas se faire remarquer… Et je le suis restée. Mon sourire en coin fait généralement office d'esclaffade et je suis intimement persuadée que bon nombre des habitants de Castine ne connaissent pas le son de mon rire… Enfin, en dehors de Sean.

Je le taquine une fois encore en affirmant que c'est à mon tour de l'observer durant tout le trajet. Et je suis plutôt fière de ma petite blague…

– Et c'est censé être une menace ?Je crois que plein d'hommes rêveraient d'avoir une aussi jolie femme qui les dévisage sur un trajet aussi long.

Je rougis un peu trop facilement…Ce qui me pousse à détourner le regard, un sourire en coin et je rétorque un "n'importe quoi" légèrement boudeur.

Le trajet se déroule dans le calme. Le silence m'apaise tant et si bien que je manque presque de m'assoupir. Le temps défile rapidement, il court comme à chaque fois que l'instant se fait plaisant. Lorsque nous arrivons à Castine, le soleil commence sa plongée, teintant le ciel de cette touche d'oranger que j'aime tant… Je prends le temps de l'observer quelques secondes, j'ai encore besoin de capturer ce camaïeu d'ocre subtile qu'il n'est pas si aisé de représenter.

– Besoin d'un coup de main ? m'interpelle Tom en désignant mon bordel artistique débordant jusque sur les sièges arrière de la voiture. Je peux t'aider à les porter jusqu'à ton atelier. Ce sera plus simple de s'y prendre à deux.
– Je veux bien, oui. Si cela ne te dérange pas, je réponds avec le sourire avant d'ouvrir la portière pour en tirer un premier carton de peinture.

J'ouvre la marche jusqu'à la grange, je pose le carton le temps de tirer la clé de ma poche afin de pouvoir ouvrir la porte. J'entre la première et dépose le carton près des étagères de rangement déjà bien pleine. Le tableau de la veille est toujours là, prêt à accueillir sa couche de vernis. Je ne me soucie pas de la lumière extérieure, à cette heure-ci, elle n'est plus assez agressive pour altérer les couleurs. Je retourne à la voiture pour récupérer le reste, plusieurs voyages sont finalement nécessaires.

– Tu peux laisser ça là, je rangerai plus tard, je lui lance avant de m'étirer. Tu as prévu quelque chose pour ce soir ? Je dois dîner chez Sean… Tu pourrais venir avec moi, enfin… Si tu n'as rien de mieux à faire, évidemment.

Je n'ai pas la moindre envie de le laisser partir… Même si, c'est probablement un peu égoïste de ma part. Maintenant qu'il a récupéré un téléphone en état de marche, il doit avoir des coups de fils à passer et puis… Peut-être a-t-il passé suffisamment de temps avec moi pour aujourd'hui. Nous venons de passer toute la journée ensemble.

– Tu as un peu de temps pour te décider, je dois aller chercher le dîner… Sean adore le ragoût du Dennett, c'est ce que je lui apporte toujours quand je dois le remercier pour quelque chose.

Je l'aide à porter un à un quelques cartons et autres sacs de fourniture jusqu'à la grange, qu'elle ne tarde pas à déverouiller.
Nous faisons ainsi plusieurs aller-retour.

Puis enfin, nous revenons chargés des quelques affaires qui restaient dans la voiture. Et tout est enfin là. Ne reste plus qu'à rendre Betty à son propriétaire.

"– Tu peux laisser ça là, je rangerai plus tard", m'indique Emily.

Et je m'exécute sans attendre. Puis je reste planté devant la toile de la veille. Celle que je lui ai demandé de reprendre.
Je suis toujours épaté par son talent. Et ce dernier semble s'exprimer d'une manière encore plus élégante lorsqu'elle est inspirée par quelque chose.

"– Tu as prévu quelque chose pour ce soir ? Je dois dîner chez Sean… Tu pourrais venir avec moi, enfin… Si tu n'as rien de mieux à faire, évidemment."

Je suis surpris de cette proposition. Je m'étais dit que j'allais retourner à l'auberge, brancher mon téléphone, et devient dépiler la quantité d'appels et de sms que j'avais pu manquer ces derniers jours. Du moins, si j'ai assez de réseau dans ma chambre, ce qui n'est pas garanti.

Et j'avais supposé qu'Emily en aurait peut-être assez de ma compagnie.
Ce n'est visiblement pas le cas.

"– Tu as un peu de temps pour te décider", reprend-t-elle, "je dois aller chercher le dîner… Sean adore le ragoût du Dennett, c'est ce que je lui apporte toujours quand je dois le remercier pour quelque chose."

"– Rien de prévu", je lui confirme. "Et ce serait avec grand plaisir."

Je m'approche vers elle et je capture doucement ses lèvres. Elle est probablement tout aussi fatiguée que moi, et ce contact avec elle me fait énormément de bien.
Je laisse mes mains glisser dans son dos, pour l'attirer un peu plus à moi.
J'ai eu envie de l'embrasser ainsi toute la journée, sans avoir à me soucier de qui nous verrait.
Et maintenant, je peux entrouvrir mes lèvres, et approfondir ce baiser sans crainte de qui pourrait nous interrompre.

"– Pardon", je lui souffle lorsque nous nous séparons brièvement. "J'en ai eu envie toute la journée."

Je l'embrasse à nouveau, plus doucement cette fois.

"– Je comptais juste passer à l'auberge pour me changer. Mettre une chemise propre. Brancher mon téléphone. Le reste attendra bien demain."

Mes lèvres s'égarent sur sa joue, puis je me force à faire un pas en arrière.

"– L'auberge est sur ton chemin ? Ou tu préfères que nous nous retrouvions plus tard ?

– Rien de prévu, rétorque-t-il. Et ce serait avec grand plaisir.

Le sourire que j'affiche à présent est empreint d'un certain soulagement. Je suis rassurée de constater qu'il n'en a pas encore assez de moi. Que ce temps passé ensemble ne l'a pas mené à saturation, en tout cas, pas encore. Et comme pour me le prouver, il vient doucement capturer mes lèvres… Cette tendresse m'apaise. Je me sens terriblement bien dans ses bras. Tout est si normal et naturel que je n'éprouve aucune difficulté à me laisser aller suffisamment pour répondre à son baiser avec la même intensité. Nous sommes peut-être seuls dans cette grange, mais je suis certaine que si nous nous trouvions sur une place noire de monde, il saurait me faire oublier la foule…

– Pardon, j'en ai eu envie toute la journée, me souffle-t-il avant de m'embrasser de nouveau.
– Je te pardonne, je pouffe, avant de déposer un baiser sur sa joue. Je te mentirais si je disais ne pas en avoir eu envie moi aussi.

Sans me relâcher, il m'explique avoir besoin de se changer, chose que je peux comprendre. La ville me donne aussi une drôle d'impression, comme si sa crasse pouvait recouvrir ma peau.

– Allez viens, je te ramène, lui dis-je en le poussant légèrement jusqu'à l'extérieur.

Je le dépose devant l'auberge, lui annonçant que j'allais faire mes quelques emplettes avant de le récupérer. Cela lui laissait même le temps de prendre une douche s'il le souhaitait. Je me rends ensuite jusqu'au Dennett pour passer ma commande. Je discute brièvement avec Danny, le gérant qui se trouve visiblement très surpris de me voir commander une troisième portion. Je ne réponds pas spécialement, laissant volontairement planer le mystère. Ma vie privée n'appartient qu'à moi et je n'éprouve aucunement le besoin de m'étendre sur le sujet. Je récupère ma commande puis le charmant musicien qui m'attend juste devant… A peine entre-t-il dans la voiture que je lui tend un bout de papier.

– Mon numéro, si besoin… je lui annonce en souriant.

Chez Sean, je suis accueillie par un Nix totalement déchaîné. Comme je l'avais deviné, mon cher voisin n'avait pas supporté de laisser mon chien seul chez lui… Enfin, je le soupçonne d'avoir également besoin de compagnie, juste histoire de tromper l'ennui.

– Service de livraison ! je m'écrie en lui désignant le sachet.
– Comment va ma Bethy ? me demande-t-il, passablement inquiet.
– Elle m'aime… On a décidé de s'enfuir ensemble elle et moi… je réponds tout en déposant un bisous sur sa joue. Merci encore.

Je pose le sac sur la table et fait les présentations. Je me contente de le désigner en tant que "Tom", ne sachant pas encore ce que nous représentons l'un pour l'autre.

– Enchanté, Tom. Je suis Sean. Un vieil ami de la famille.
– Le meilleur ! je précise en sortant les assiettes du buffet pour dresser la table.
– Peut-être même le seul…Enfin, jusqu'à maintenant. Mily ne m'a jamais présenté de … Tom.
– Venez manger… je lance en prenant place.

Sean nous dévisage durant tout le repas… Plus particulièrement Tom qu'il fixe longuement comme s'il essaie de remettre son visage. Je fais mine de ne pas m'en préoccuper et me contente de les observer…

– Alors Tom, vous faites quoi dans la vie ? Que venez-vous faire par ici ?
– Sean…
– Ça s'appelle une conversation Mily, ce n'est pas du tout un interrogatoire, je t'assure, me dit-il en souriant. Si vous voulez apprendre des choses sur elle, mieux vaut me le demander… C'te gamine ne parle jamais d'elle.
– C'est pas intéressant.

Je suis ravi qu'Emily me dépose à l'auberge, et j'en profite pour prendre une douche rapide, changer de vêtements, puis mettre à charger mon téléphone tout neuf après y avoir inséré ma carte SIM. Je n'ai guère envie de l'allumer tout de suite. J'appréhende déjà la quantité de SMS et d'appels en absence à laquelle je vais devoir faire face.

Lorsque je retrouve Emily, je suis touché qu'elle me tende un papier.

"– Mon numéro, si besoin…"

J'attrape le papier sans attendre, et je le range aussitôt dans la poche intérieure de mon manteau avant de l'embrasser sur les lèvres.

"– Quand j'allumerai mon nouveau téléphone, t'ajouter dans mes contacts sera la première chose que je ferai", je lui promets. "Et la chose la plus agréable, aussi. J'ai un peu peur des messages et appels qui m'attendent."

Je ne m'étends pas sur le sujet.
Lorsque nous arrivons chez Sean, Emily est accueillie par Nix, qui semble ravie de la voir.

Puis elle se tourne ensuite vers Sean, et ne tarde pas à faire les présentations.

"– Ravi de vous rencontrer, Sean. Et encore merci pour la voiture ! J'avais vraiment besoin de me rendre à Portland."
"– Enchanté, Tom. Je suis Sean. Un vieil ami de la famille."
Sa poigne est ferme lorsqu'il me sert la main, et il me sourit largement.
"– Le meilleur !" renchérit Emily.
"– Peut-être même le seul… Enfin, jusqu'à maintenant. Mily ne m'a jamais présenté de … Tom. "

Je lance un regard surpris à l'attention d'Emily. A-t-elle eu d'autres conquêtes qu'elle n'a pas souhaité lui présenter, ou bien... Cela me parait invraisemblable qu'Emily n'ait pas attiré le regard d'autres hommes. Ou peut-être n'avait-elle pas envie de perdre son temps avec ce type de liaison ? Mais alors... pourquoi a-t-elle accepté mes avances ?
Et puis...Que sommes-nous l'un pour l'autre ? Il est sûrement encore trop tôt pour mettre des mots sur ce qui nous unie. Mais je sais déjà que pour moi ce n'est pas qu'une simple idylle de vacances.

Emily coupe court à toute discussion à ce sujet.

"– Venez manger…".

Je m'installe à sa gauche, ma main glissant sur son genou tandis que Sean ne cesse de nous dévisager.

"– Alors Tom, vous faites quoi dans la vie ? Que venez-vous faire par ici ?"
"– Sean…"
"– Ça s'appelle une conversation Mily, ce n'est pas du tout un interrogatoire. Si vous voulez apprendre des choses sur elle, mieux vaut me le demander… C'te gamine ne parle jamais d'elle."
"– C'est pas intéressant."

J'éclate de rire à leur échange. Et je me sens suffisamment détendu pour oublier un instant toute idée de cacher mon véritable métier.

"– Je suis musicien", je lance sans faire attention. "Et je suis en voyage. Je n'avais pas prévu de m'arrêter ici. Coup de chance du destin."

Puis je me rends compte de ce que je viens de dévoiler, et je reprends avec gêne.

"– Enfin, rien d'extraordinaire, hein. Juste un peu de chant, et de guitare. Ce qu'il faut pour arriver à en vivre."

C'est un euphémisme. J'en vis plus que largement. Mon compte en banque est même suffisamment rempli pour pouvoir vivre jusqu'à la fin de ma vie sans avoir à me soucier de l'argent.

"– Et sinon", je reprends en essayant de changer de sujet, "vous connaissez Emily depuis longtemps ?"

J'écoute Sean avec attention, et je découvre vite qu'il s'agit d'un gars fort sympathique, qui adore la compagnie d'Emily.

Je passe un excellent moment, même si j'ai l'impression que Sean passe un peu trop de temps à me dévisager. Comme s'il essayait de savoir si j'étais suffisamment digne de fréquenter Emily.

Je n'écoute que très distraitement la réponse de Tom au non-interrogatoire de Sean. Je n'apprends rien de bien particulier. Enfin, rien de ce que je n'avais pas déjà deviné en l'écoutant chanter et en voyant à quel point son besoin d'écrire s'était fait pressant.

– Et sinon,vous connaissez Emily depuis longtemps ? demande-t-il à Sean.

Le visage du vieil homme s'illumine aussitôt. Je sais qu'il pense à ma grand-mère. Je reconnais les étoiles qui brillent dans ses yeux.

– Depuis son arrivée à Castine, elle n'était pas plus haute que trois pommes… Une vraie bouille d'ange.

Je me souviens encore très bien de ce jour-là. C'était juste après les funérailles de mes parents où j'avais rencontré Martha. Ma mère et elle ne se parlaient plus depuis plusieurs années et elle avait même appris ma naissance au moment où la police l'avait contacté après l'accident. Quelle ironie. En l'espace de quelques minutes, elle perdait une fille pour en gagner une autre.

– Je te revois sortir de ton taxi avec ta petite valise bleue et ta peluche… c'était quoi d'ailleurs, un dauphin ?
– Non, il me semble que ce devait être une otarie.
– Ah oui, c'est vrai. Martha avait même pleuré ce jour-là. Elle disait que tu ressemblais à ta mère.
– Il paraît oui, je rétorque en souriant. Même si, personnellement, je ne trouve pas.
– Suffit de regarder les photos.

Oui, sauf que je n'en ai ramené aucune. Suzanne les garde dans le grenier de l'auberge. Elles attendent depuis des années que je sois enfin prête à les récupérer. Mais je ne suis pas certaine que ce moment arrive un jour. J'ai tendance à laisser mes souvenirs au passé.

– Quoi ? Elles sont encore à l'auberge ?! s'écrie-t-il tandis que je me lève pour récupérer les assiettes. Mily ! Ça fait partie de ta vie !
– Sean, pas maintenant s'il te plaît.

Hors de question de parler de cela devant Tom. Il n'a pas besoin de connaître cette partie de moi… Bientôt, il récupérera sa voiture et reprendra la route sans se retourner. Alors autant laisser les mauvais "côtés" dans leur boîte.

– Tu vois gamin ? C'est ce que je disais… Elle est aussi secrète qu'un mystère.
– N'importe quoi, je pouffe en levant les yeux au ciel. Cette phrase ne veut rien dire en plus…

Je souris tandis que l'image de cette petite fille qu'a été Emily se forme dans mon esprit.
Elle devait être absolument adorable.
Le reste de l'échange n'est pas parfaitement clair, mais le fait qu'elle m'ait parlé de son père m'aide à raccrocher tous les morceaux. Et j'en déduis qu'elle est venu vivre ici après la mort de ses parents.

Ma main se resserre sur son genou lorsqu'elle se tend soudainement alors que Sean évoque des photos. Et Emily se lève en récupérant les assiettes, sans ajouter un mot de plus. Mais je note qu'elle semble touchée par la tournure de la conversation.

"– Quoi ? Elles sont encore à l'auberge ?!  Mily ! Ça fait partie de ta vie !"
"– Sean, pas maintenant s'il te plaît."

Je me lève à mon tour, et rassemble les couverts. Je sens bien que cette conversation n'est pas pour moi, même si je meurs d'envie d'en savoir plus.

"– L'auberge ?" je lui souffle à l'oreille.

Je n'ai pas eu l'impression que Suzanne et elle soit de la même famille. Il y a autre chose. Je sais que je n'aurai pas de réponse de tout suite, mais quelques interrogations me taraudent.

"– Tu vois gamin ?", me lance ensuite Sean. "C'est ce que je disais… Elle est aussi secrète qu'un mystère."
"– N'importe quoi. Cette phrase ne veut rien dire en plus…"
"– Ca tombe bien, j'aime bien les mystères", je lui glisse avec un clin d'œil.

Et je suis parfaitement conscient que, du point de vue d'Emily, j'en suis moi-même un. Mais je me promets d'essayer de lui révéler doucement quelques facettes de mon monde.

Je pose les couverts dans l'évier de la cuisine, puis je récupère les assiettes des mains d'Emily.

"– Je m'occupe de la vaisselle", je lui lance. Et je l'embrasse brièvement sur la joue avant de les laisser seuls quelques minutes.

J'ai un peu l'impression d'empiéter sur une facette de la vie d'Emily que cette dernière ne m'a pas encore dévoilé. Et je ne suis pas certain qu'elle soit parfaitement à l'aise avec ce fait.

Lorsque je reviens dans la pièce principale, ma main glisse par automatisme dans le dos d'Emily, avant de s'installer autour de sa taille. Puis un bâillement me prend soudainement. La journée a été longue. Et même si la compagnie d'Emily et de Sean est appréciable, je suis épuisé.

Une bonne nuit de sommeil ne pourra que me faire du bien. Reste à savoir si les deux amis veulent prendre le temps de discuter.

"– Je vais peut-être vous laisser entre vous", je dis finalement avec un sourire. "C'était un plaisir de faire votre connaissance, Sean. Et encore merci pour la voiture !"

Je me tourne ensuite vers Emily, et j'hésite. J'ignore si elle souhaite rester encore quelques temps en compagnie de Sean, ou si elle aussi souhaite prendre congés.

– L'auberge ? me souffle-t-il à l'oreille.
Je soupire. Non pas que cela m'ennuie de parler de cela, mais ce n'est pas le moment. Pas ici, pas maintenant, c'est tout.
– Je t'expliquerai, mais plus tard, je réponds sur le même ton avant de déposer un fin baiser sur sa joue.

Le commentaire de Sean concernant mon attitude "secrète" me pique un peu. Je sais bien qu'il ne pense pas à mal en disant cela. Il aimerait simplement que je m'ouvre un peu plus aux autres… Mais cela ne fait pas partie de mon tempérament.
– Ça tombe bien, j'aime bien les mystères.
– Ne t'emballe pas trop vite, je pouffe, railleuse. Il n'y a rien de bien intéressant dans cette histoire.

Point de trésor ou de grand secret dans tout ça, seulement une grande pudeur. Je ne vois pas quel intérêt il peut y avoir dans mon passé. Ce n'est là qu'une p'tite vie banale d'une fille qui l'est tout autant. Cela ne change rien à ce que je suis. Le passé n'est que le passé, lui accorder trop d'importance viendrait à s'empêcher de vivre le moment présent. Je ne demande pas plus à dire vrai. C'est aussi pour ça que je ne me montre pas particulièrement curieuse envers l'histoire de Tom. Je ne dis pas qu'elle ne m'intéresse pas, ce serait totalement faux… C'est juste que je n'éprouve pas l'envie de le questionner sur le sujet. À lui de décider ce qu'il veut me révéler ou non.

– Je m'occupe de la vaisselle, me dit-il après s'être emparé des assiettes. Je lui souris, juste après ce bref baiser sur ma joue et retourne auprès de Sean.

– Mily … me lance le vieil homme, visiblement gêné à l'idée d'avoir pu me mettre mal à l'aise. Je le rassure aussitôt en lui offrant un grand sourire avant de déposer un baiser sur son front dégarni. Laisse-lui une chance… chuchote-t-il.

Nouveau sourire et nouveau silence. Je ne tiens pas non plus à parler de ça. Tom n'est que de passage à Castine comme dans ma vie. J'en ai parfaitement conscience et c'est une chose que j'accepte.

Quand il nous rejoint, je ne peux que constater son état de fatigue. Il bâille tout contre moi, ce qui ne manque pas de me faire rire.

– Je pense qu'il est grand temps de rentrer, oui, dis-je en guise de réponse. Merci beaucoup, Sean.
– Je t'en prie ma p'tite, tu sais où me trouver en cas de besoin.
– Je sais oui, je rétorque en embrassant sa joue.
– Tom, ce fut un plaisir. N'hésite pas à repasser me voir avant de partir surtout. J'aime recevoir de la visite.

J'appelle Nix pour lui signaler notre départ avant de quitter la maison du vieil homme. Le chien ne se fait pas prier pour courir jusqu'à la maison… Visiblement, son panier et sa gamelle lui ont beaucoup manqué. Pour ma part, je m'arrête au bout de l'allée.

– L'auberge appartenait à ma famille, je lance. Je l'ai vendu à Bill et Suzanne après le décès de ma grand-mère. J'étais juste incapable d'y rester et… Je ne me voyais pas la gérer. C'est tout, pas de vilain secret inavouable… Je n'aime juste pas parler de ça devant Sean. Il aimait énormément Martha et son visage a tendance à s'assombrir lorsque l'on en parle trop.

Je lui souris une nouvelle fois avant de déposer un baiser sur ses lèvres.

– Je te souhaite une bonne nuit ?

Je sens bien qu'Emily ne souhaite guère s'étendre sur son passé, comme elle me le signifie à plusieurs reprises à voix basse au cours du diner.

Lorsque je déclare qu'il est temps pour moi de les laisser, Emily renchérit aussitôt.

"– Je pense qu'il est grand temps de rentrer, oui. Merci beaucoup, Sean."
"– Je t'en prie ma p'tite, tu sais où me trouver en cas de besoin."
"– Je sais oui." Et Emily l'embrasse sur la joue.
"– Tom, ce fut un plaisir", fait ensuite Sean en se tournant vers moi. "N'hésite pas à repasser me voir avant de partir surtout. J'aime recevoir de la visite."
"- Ce sera avec grand plaisir ! " je m'exclame. "Je n'ai pas l'intention de partir tout de suite. Au contraire, j'ai bien l'impression que ma visite ici va se prolonger encore un peu."

Je glisse un regard en coin à l'attention d'Emily alors que cette dernière hèle Nix, qui ne se fait pas prier pour la suivre.

Le vent est glacial, et je resserre ma veste autour de moi tandis que je suis Emily en direction de chez elle. Elle s'arrête au bout de son allée, et je sens qu'il est pour moi de la quitter pour la soirée.

"– L'auberge appartenait à ma famille", elle m'explique alors. "Je l'ai vendu à Bill et Suzanne après le décès de ma grand-mère. J'étais juste incapable d'y rester et… Je ne me voyais pas la gérer. C'est tout, pas de vilain secret inavouable… Je n'aime juste pas parler de ça devant Sean. Il aimait énormément Martha et son visage a tendance à s'assombrir lorsque l'on en parle trop."

J'acquiesce silencieusement, touché qu'elle s'ouvre à moi sur ce sujet. Je commence doucement à avoir une vision plus globale de qui est réellement Emily et des épreuves qu'elle a dû traverser. J'espère bientôt être à mon tour capable de me confier à elle.

"– Merci de m'avoir confié cela".

Je n'ai pas envie de la quitter, mais je sais qu'il serait déraisonnable que je m'invite chez elle. Que ce soit elle ou moi, je sens bien que nous ne sommes pas prêts à aller plus loin.

Je réponds malgré tout à son baiser avec fougue, la serrant une dernière fois contre moi.

"– Je te souhaite une bonne nuit ?"
"– Elle sera très bonne", je rétorque en souriant. "Et je rêverai sans aucun doute de couvertures épaisses."

Je lui fais un bref clin d'oeil, et ma main reste callée sur l'angle de sa joue.

"– Dors bien, Milly", je lui murmure ensuite. Je ne peux m'empêcher de lui voler un autre baiser. Puis un deuxième qui se prolonge plus que nécessaire.

"– Je t'enverrai un sms. Comme ça tu auras aussi mon numéro."

Et je m'arrache enfin à son étreinte.

Je presse le pas sur le trajet pour retourner à l'auberge. Il fait tout de même sacrément froid, et je suis épuisé.

Suzanne est encore présente, malgré l'heure tardive, mais il est évident qu'elle aussi ne va pas tarder à aller se coucher.

De retour dans ma chambre, je soupire en m'asseyant sur le lit. Puis je me résigne à allumer enfin mon nouveau téléphone.
Et des notifications m'attendent pas dizaines. A se demander si le réseau n'a pas décidé de revenir ici juste pour m'embêter.
Je fait disparaître toutes ces notifications agaçantes, puis j'enregistre sans attendre le numéro d'Emily.

"Bien rentré dans mon très luxueux palais. Je pense à toi. J'ai passé une excellente journée   . Bonne nuit, Tom"

Je rédige ensuite un sms rapide à l'attention de mes parents, pour m'excuser vis à vis de mes problèmes de téléphone, et en leur précisant que je vais bien.
Et je reste allongé sur le lit, fixant le plafond. Je n'aime même pas envie de lire ou écouter mes messages en attente.
Et une envie me prend soudainement.

J'attrape ma guitare, puis mon carnet où j'ai consigné mes nouvelles paroles pour la chanson qui j'ai retravaillé la veille. Et je passe de longues minutes à essayer de trouver un angle correct pour poser mon téléphone en équilibre.

J'allume la caméra du téléphone, je lance un enregistrement...

Les premiers accords sont faciles à enchainer sur ma guitare, puis les paroles de la veille me viennent sans mal. Cette nouvelle version de la chanson me prend aux tripes, et j'espère que tous pourront le voir. Ici, dans cette auberge perdue au fin fond du Maine, vêtu d'une chemise un peu chiffonnée et avec les cheveux décoiffés, je chante comme si c'était vital pour moi, pour mon bonheur.

Instagram n'acceptera pas la totalité de la vidéo, et je ne pourrai en publier qu'une toute petite partie. La vidéo met en plus une éternité à se télécharger. La faute à ce réseau décidément très aléatoire. Et lorsqu'enfin c'est bon, j'ajoute juste un commentaire juste en-dessous.
Deux petits mots :


Je ne sais même pas si Emily a Instagram. Elle n'a pas l'air d'être le genre de personne à s'embêter avec ce genre de chose. Mais si c'est le cas, j'espère qu'elle se reconnaitra dans cette dédicace.

Puis j'appuie sur le bouton pour la mettre en ligne, sur un compte qui croule déjà sous les notifications. Je ne l'ai pas mis à jour depuis déjà quelques mois, et Jake m'a plusieurs fois enguirlandé à ce sujet.

Mais cette fois, j'ai vraiment envie de partager ça avec le reste du monde. Quelques accords qui se répètent, une mélodie entêtante, et des paroles qui veulent enfin dire quelque chose.

Je regarde les premiers like apparaître, puis une série de commentaires. Principalement des gens qui sont surpris que je poste enfin quelque chose. Je ferme l'application sans attendre.
Je verrai bien le résultat plus tard.

Je force tout de même à lire mes sms. Principalement de Jake, qui me fustige de ne pas donner de signe de vie. Il m'agace très vite, et je mets mon téléphone en mode silencieux, sans prendre le temps de lire la suite de ses messages, qui se font d'ailleurs de plus en plus agressifs et anxieux.

Je sais que l'échéance est proche, pour ce concert à Vegas. Mais il est hors de question que je n'y pose qu'un seul orteil.

Il arrive finalement à m'agacer, alors que je m'étais promis de rester calme.

Je réponds à quelques amis inquiets, et j'assure au reste de mon groupe, et notamment à mon batteur, que je suis toujours en vie.

Je vois aussi un message de mon ex, que je ne prends même pas la peine de lire.

Je passe le reste de la soirée à configurer ce nouveau téléphone, avant de finalement m'endormir, le nez sur l'écran verrouillé, épuisé par cette journée.