Comme d'habitude je me suis levée au aurores, je ne comprendrai jamais ces gens qui dorment jusqu'à midi passé quand ils en ont l'occasion, dès que le soleil se montre, mon cerveau se met en mode jour et c'en est fini de ma nuit. Peut être qu'un jour je réclamerai des rideaux bien occultants, mais en réalité, je me suis habituée. J'aime me poser à la fenêtre et regarder la ville s'éveiller devant moi. J'aime être la première au lycée et voir les élèves arriver, plus ou moins réveillés, plus ou moins maquillés, plus ou moins essoufflés.

Appuyées contre l'une des barrières, j'ai mon livre à la main, le dernier tome captivant d'une série de science-fiction incroyable, mais aujourd'hui je ne suis pas concentrée dans ma lecture, j'observe le groupe sur le banc. Pas Harry bien sûr, les autres. Nick surtout. On partage le même nom de famille, mais c'est tout. On ne se connait pas, on ne vient pas de la même famille, c'est juste un nom banalement courant. Pourtant, j'aimerai bien le connaître. Il est incroyable Nick, tout le monde l'adorait déjà, capitaine de l'équipe de Rugby, merveilleusement beau, talentueux et en dernière année. Sauf que là, depuis peu, il sort avec Charlie et moi, c'est ça qui me fascine parce que ça m'a ouvert tout un horizon de possible. Bon, dans mon cerveau, pour l'instant pas plus. Les questions sont encore en chemin et cherchent des réponses, mais je sais pas, je crois que j'ai envie d'en parler. « ARIEEEEL » je hurle sitôt que j'vois un bout d'son visage. C'est ma meilleure amie, depuis toujours, nos mères ont accouché à deux jours près, elles étaient copines à la maternité, logiquement notre amitié en est née.

Un immense sourire s'étire sur mes lèvres, et tant pis si j'lui fous la honte en agitant mes bras dans tous les sens pour l'attirer vers moi. Alors qu'en réalité, j'suis à la même place tous les matins. « Prête pour deux heures de maths ? » Je grimace, personnellement, je ne suis pas le moins du monde prête pour cette abomination, qui a décidé que le lundi matin devait commencer par l'enfer sur terre ?

Je marche les mains dans les poches, mon casque sur la tête comme si j'écoutais de la musique, mais mon téléphone est éteint. Comme ça, je suis tranquille. Sur la route du lycée, il y a d'autres camarades qui prennent le même chemin, et je préfère qu'ils m'ignorent.
En plus, je me concentre... la fonction dérivée est une fonction qui... Raaah, pourtant je m'en souvenais hier ! Je me revois distinctement dans mon lit, mon casque sur les oreilles... et allumé... avec mes fiches de révision, et... ah, ouais je me suis endormie.
Pff, ça ira, j'ai une bonne moyenne, les maths c'est un point faible mais bon, le reste compense. De toute façon ça ne peut pas être pire que Sue, je suis sûre qu'elle a complétement oublié qu'on avait un contrôle. Ou plutôt, elle est dans le déni.

Sue, c'est ma meilleure amie. Ou plutôt... non, c'est pas le bon mot. C'est plus que ça, je sais pas, il n'y a pas de mot pour dire ça. C'est plus comme une bouée de secours, ou une bouffée d'air frais, un antidote à un poison, ou euh, un antibiotique, je sais pas. En gros, elle me permet de vivre, sans elle je n'y arriverais pas, et c'est une des plus grandes inventions du monde. Ouais, du coup, plus l'antibio que la bouée. Quoique...

Bref, la fonction dérivée, donc...

- « ARIEEEEL » !!!

Ah. Ouais, parfois, sans elle, ça serait peut-être plus facile de passer inaperçue, aussi. Mais bon, on fait comme on peut.
Je regarde autour de moi machinalement, comme si c'était important de savoir qui était témoin de mon dépit tandis que je marche vers Sue. Je fais une grimace, c'est sûr qu'en plus elle va trouver le moyen de me taquiner. Du genre "pourquoi tu regardes derrière toi, c'est pas toi Ariel ?". Gnagnaga. Oui c'est moi Ariel, tu sais, ta pote timide qui aime pas trop la foule, qui révise beaucoup ses maths, et qui est PAS DU MATIN, tu te rappelles ? Non, pourquoi on est amies en fait, c'est ça que vous vous demandez ? Je sais pas. Je l'adore, c'est tout, ça se discute pas.

J'enlève mon casque et je ne peux pas m'empêcher de lui sourire alors que je me retrouve face à Sue.

- Heeeey ! Ca va ? La fonction dérivée, tu te souviens de la définition, hein, dis ? Merci, tu me sauves !

Sue fait une tête bizarre. J'en étais sûre. Elle est en train de réaliser, pour le contrôle...

Le regard en arrière comme pour vérifier que c'était bien à elle que je m'adressais me faire sourire. Je peux pas m'empêcher d'être honorée qu'elle traîne avec moi, parce que malgré tout, même si elle est un peu timide, son caractère est si chouette qu'elle aurait dû avoir des milliers d'autres amis, mais nan, elle préfère traîner avec moi et ça, ça m'remplit de fierté les gars !

Je l'accueille enfin avec un grand sourire jusqu'à ce que...

- Fonction dérivée ?

J'ai un instant de flottement puis l'illumination et enfin le sentiment de catastrophe totale. Genre la météorite qui me tombe droit dessus. Et mon visage reflète cette pensée : la désertion totale de toute joie.

- Tu es en train de me dire qu'on a un contrôle. Oh merde, merde, merde.

J'inspire, j'expire, doucement, tranquillement, tout va bien. On va s'en sortir, tout n'est pas fichu, au pire, ce ne sont que des maths, non, il ne faut pas penser de la sorte, mes parents me tueraient si je ramène encore une note proche du zéro en math. Mais pourquoi nous oblige-t-on à faire des mathématiques déjà à la base ?

- Ne paniquons pas ! Drôle de phrase, puisque c'est clairement moi qui panique. On va trouver la définition, j'suis sûuuuure qu'elle est accessible.

J'ouvre mon sac d'un air assuré, extirpe tant bien que mal le classeur rouge - couleur abjecte, couleur sang, couleur désespoir - de mes affaires et l'ouvre vers la dernière page. Je pousse un cri de victoire HA HA ! puis je lis la définition. Maintenant, faut que je m'en souvienne jusqu'à la classe. Au moins Ariel n'aurait pas perdu de point bêtement à cause de ça. Et je relis en vitesse le cours, ça au moins c'est l'une de mes caractéristiques, je lis vite. C'est toujours ça de pris, espérons que ça me serve.

Sue avait oublié le contrôle, alors là je suis surprise ! Par contre, on ne peut pas lui reprocher d'être désorganisée, ça non ! En deux temps trois mouvements, elle trouve le bon cahier dans son sac, et me lit la définition. Nickel, ça c'est réglé. Pour le reste de la leçon... euh, bah, faudra compter sur le talent.

On suit la cohue qui se dirige vers Higgs, tandis que les garçons partent de l'autre côté. J'aperçois Nick Nelson, le fameux cousin de Sue. Ça me fait toujours marrer quand on lui pose la question, car ce n'est pas du tout son cousin, mais ça arrive tout le temps et je suis écroulée de rire. Sue ne le sait pas, mais quand on me pose la question à moi, je réponds qu'ils ne sont pas cousins mais faux-jumeaux. Cheveux blonds-roux, bouille de teckel, ils ne pourraient pas se renier. J'espère que la rumeur lui reviendra un jour, j'attends ça avec impatience, vraiment !

- Hé, t'as la tête dans ton cahier de maths ? me demande Sue en me mettant un coup de coude.

Ah oui, j'ai dépassé mon casier sans m'en apercevoir. Machinalement, je l'ouvre, avant de m'apercevoir qu'en fait je n'ai rien à y prendre ni à y mettre. Pfff.

- Ah, ah, oui, les fonctions, ça me rend dysfonctionnelle !

Je tente une blague pourrie, j'espère que je ne rougis pas, mais en fait j'étais totalement absorbée par le trio qui nous précède dans le couloir. Tara et Darcy sont dans l'année supérieure à la nôtre, et elles sont en couple. Ça fait quelques temps qu'elles l'ont dévoilé, et malheureusement ça n'est pas encore une évidence pour tout le monde. Ça me fait beaucoup de peine que plein de filles les évitent ou, pire, fassent des remarques désagréables. En même temps, je n'aurais jamais eu leur courage, moi, alors on ne peut pas dire que je sois surprise, j'aurais imaginé pire, peut-être, un cataclysme de type cataclysmique.

Et la troisième, elle... bah, c'est Elle. Avant qu'elle n'arrive, je n'avais jamais entendu parler de quelqu'un comme... Elle. L'an dernier, elle était inscrite à Truham. Ouais, le lycée des gars. Et cette année elle est à Higgs, le lycée des filles. Tu parles d'un changement dans sa vie !
C'est marrant, autant les filles parlent de Darcy et Tara, mais alors d'Elle... pas tellement. C'est juste une nouvelle. Je suis contente pour elle, parce que si les autres se moquaient d'elle, je crois que... rah, je sais pas, je ferais quoi avec mon mètre soixante et mes bras tous mous, hein ? Bah, rien qu'à l'idée que les filles se mettent à en parler comme de Darcy et Tara, j'ai l'estomac qui se noue et les poings qui se serrent, voilà.

Pas touche à Elle. Cette fille m'hypnotise, à chaque fois que je la croise, j'ai le coeur qui bat la chamade. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais c'est comme ça. Je n'ai rien dit à personne, même pas à Sue. Je ne sais pas pourquoi non plus, d'ailleurs. Je ne saurais pas quoi lui dire, en fait. Hé, Sue, cette fille là, elle me colle les jambes en coton, je sais pas pourquoi. D'ici à ce que la rumeur se répande que je suis lesbienne, moi aussi... Alors que j'en sais rien, quoi !

- Hum, Ariel ?

Ah oui, je suis devant mon casier. Depuis, quoi, quatre ou cinq minutes ?

Je vois bien qu'Ariel est perdue, genre elle zappe son cassier, elle a le regard perdu dans le vide, elle observe rapidement le trio qui nous dépasse - en même temps qui ne l'observe pas ? elles sont incroyables ces trois filles - et elle fixe son casier.

La blague me fait rire, et j'adore le rose qui se dessine sur ses joues. Elle a pas confiance en elle, alors que son humour est génial. Et je vous promets que je ne dis pas ça parce qu'on a le même ! Je dépose ensuite mes livres pour l'après-midi, pas question que je ne porte plus que le strict minimum, mon dos me fait suffisamment souffrir avec les trois livres - quoi c'est le minimum ! - de science-fiction que je porte sur moi, alors les livres de cours, c'est archi mort. Et enfin, je l'observe.

Le regard d'Ariel se fait flou et j'essaie de deviner à quoi elle pense, malheureusement j'en ai pas la moindre idée. A-t-elle peur des maths ? Rêve-t-elle secrètement de quelqu'un et son coeur bat la chamade ? A moins que ce soit vachement plus terre à terre, mais quoi ? Je donnerai un rein pour savoir. Ou peut être pas, c'est beaucoup de donner un rein non ? Finalement je sens que les élèves se pressent alors je mets fin à sa rêverie.

- Hum, Ariel ?

C'est instantané. Elle réagit et me suit en cours. Malheureusement, la cloche retentit et la prof frappe dans ses mains pour demander le silence. Je ne peux pas l'interroger, je commence à écrire un papier, mais je sias pas, j'le sens pas, puis le contrôle commence, j'ai raté mon occasion. Je me plonge dans les maths, et merde, j'ai vraiment tout oublié, heureusement qu'on a relu la définition, au moins je gagnerai les points de la première question. Je tente plusieurs calculs, j'essaie des formules, mais ma copie n'est vraiment pas fameuse, tant pis, je me rattraperai en anglais, depuis que je me suis mise à lire en VO, j'ai vachement progressé et j'en suis trop fière.

Le devoir rendu, je me jette sur le bureau de ma meilleure cops et la prend par le bras.

- On a survécu, je propose qu'on n'en parle plus jamais.

Refaire le devoir après coup ? Pire erreur possible, je comprendrai jamais, c'est trop tard, c'est rendu, on verra une fois qu'on aura récupéré la copie. Puis, on a peu de temps, bientôt une nouvelle heure de cours.

- T'es d'bonne humeur c'matin ? T'as l'air toute perdue dans tes pensées, t'as pas bien dormi ? Tu veux qu'on aille se balader dans la librairie cette aprèm ? Pour s'acheter des nouveaux stylos !

Parfois, ça la fait sourire mes questions incessantes, parfois ça la saoule, je sais jamais à l'avance, mais je tente toujours, au cas où. Evidemment, la librairie c'est pour moi, mais j'suis sûr qu'au fond, elle adore aussi, et puis les stylos qu'ils ont là-bas, ça lui permet de dessiner et ça, elle le fait toujours avec talent. Ouais, l'aprèm sera peut être sauvée !

Je sors du contrôle de maths avec la tête comme une pastèque, ou plutôt un slushie à la pastèque. Sue a une règle : on ne refait jamais le contrôle. Dommage, moi ça me rassure toujours de découvrir qu'à un endroit où je doutais trop, en fait j'avais bon ! Parce que le doute et moi, on se connaît.
Je mordille ma joue en me demandant si j'ai correctement répondu à la question 3-a du III, mais je ne demande rien à Sue. De toute façon, je ne crois pas qu'elle ait la réponse.

Alors que je me frotte les yeux pour me réveiller, je suis assaillie d'un flot de questions soudain :

- T'es d'bonne humeur c'matin ? T'as l'air toute perdue dans tes pensées, t'as pas bien dormi ? Tu veux qu'on aille se balader dans la librairie cette aprèm ? Pour s'acheter des nouveaux stylos !

J'éclate instantanément de rire. Il n'y a que Sue pour s'imaginer qu'un autre être vivant qu'elle serait capable de répondre à une telle série de questions. Comme je ne sais déjà plus quelle était la première, je les lui fais répéter une par une.


De bonne humeur ? Mouais. Euh, non. Mais pas de mauvaise non plus.

Si j'ai bien dormi ? Tellement pas du tout. Je suis claquée, là, j'ai pas les yeux qui pendent d'ailleurs ? J'ai pas du tout l'impression qu'ils soient rangés dans leurs orbites.

Est-ce que je veux aller à la librairie ? Là, oui ! Tu m'intéresses ! On a deux heures de perm', et même si on a un essai de littérature à rendre et qu'il serait sage de s'y mettre avant d'être au pied du mur, clairement mon cerveau ne fera pas de prouesse dans les heures à venir. Alors, oui, la librairie ça me dit carrément !

- T'as besoin de nouveaux stylos ? je demande à Sue.

Elle a une trousse trop stylée dans laquelle il y a une montagne de petits stylos colorés, ceux qui sentent les fruits bien chimiques et avec lesquels on s'écrit des petits mots kawaii dans nos agendas. C'est évident qu'elle n'a pas besoin de nouveaux stylos. Mais elle veut des nouveaux stylos.

La librairie est à deux pas du lycée - pas bête, les vendeurs. Comme il est tôt, il y a peu de monde, et on se faufile dans les rayons en papotant. Dans la section art, on fait un coucou à notre copine Alice qui est en train de s'acheter des feuilles et des fusains, sans doute pour sa prochaine bande-dessinée. Elle est trop forte, moi et Sue on suit toutes ses histoires sur son skyblog, et je suis sûre qu'un jour elle sera une autrice célèbre. Si ça se trouve, ils feront même des films avec ses histoires !

Pendant que Sue se choisit de nouveaux crayons (c'est-à-dire qu'elle les essaie tous sur le petit carnet de démonstration en écrivant des âneries), je vais au fond, en espérant que le coin cosy soit libre. Il y a un canapé et une table où on peut s'installer pour faire des travaux manuels, à condition d'acheter du matériel régulièrement - le gérant est trop sympa, et comme je fais partie du club d'art, il m'aime bien.

Oh, non, le canapé est pris ! J'inspire soudainement en reconnaissant les gars qui sont assis dessus. Il y a Aled, Charlie, et Tao. Je scanne les environs, à la recherche d'Elle. Mais elle n'est pas là. En même temps, ils ne sont plus dans le même lycée, ils n'ont sans doute pas le même emploi du temps.

Je suis un peu déçue, mais bon, je verrai Elle demain au club d'art. Elle est assez douée. Contrairement à Tao, d'ailleurs... je ne sais pas ce qu'il fiche ici, c'est pas sa tasse de thé le dessin normalement.

Sue m'appelle, je me retourne, et lui rentre dedans.

- Aïe ! Pardon !

Sue m'attrape par les épaules avant que je m'écroule ou que je renverse une étagère. Elle sait que je suis maladroite, heureusement qu'elle est là.
Elle me regarde bizarrement... Mince, elle a dû voir que j'espionnais les garçons... J'accumule les bizarreries aujourd'hui, elle va finir par me cramer. Elle n'est pas toujours observatrice (vu qu'elle parle tout le temps), mais aujourd'hui j'ai l'impression d'être un livre ouvert. Ou plutôt, un livre compromettant, parce que j'ai peur qu'elle tire les mauvaises conclusions.

Je lui fais un sourire nerveux, et je lui demande quels crayons elle a choisi, en essayant de détourner son attention.

- Ouaaah, super ! Tu as pris lesquels ? Ils sont de quelle couleur ? Tu vas en faire quoi ? Ils sentent bons, aussi ? Dis-moi tout !

@Selenaë

Elle me fait rire quand elle rit, elle me fait rire quand elle me regarde avec son petit air de "je sais que tu veux des stylos mais que tu n'en as pas besoin", Ariel est géniale et je l'aime tellement. On se connait si bien qu'on ne se dispute que très rarement, quand je vois les histoires des autres lycéens, parfois je me demande ce qui leur passe par la tête. Entre celles qui se sont la gueule une semaine sur deux et ceux qui racontent des mensonges sur leurs meilleur.e.s potes en semaine impaire...  Mais Ariel et Sue c'est du berceau et jusqu'à la tombe, alors on n'a pas d'risques à s'faire !

- Tu m'connais trop bien.

Et je ne dis rien de plus. De toute manière, à quoi ça sert, je sais qu'elle sait qu'on sait que nous savons que... ouais je me suis perdue moi-même. Direction la librairie !

Je me perds rapidement dans le choix des stylos - mais celui qui sent la pêche, une tuerie ! - et c'est quand je me retourne pour montrer la su-per-be blague que j'ai écrite sur le carnet que je capte qu'Ariel a disparue. Elle a raté la blague du siècle, tant pis pour elle. Je me mords les lèvres pour éviter de rire toute seule - faudrait pas que quelqu'un me voit dans cet état-là quand même - et je pars à sa recherche.

En fait, je lui rentre dedans carrément et son visage a une jolie teinte rosée. Je ne comprends pas du tout pourquoi, je l'ai rattrapée comme d'hab et elle n'était pas en train de faire une bê... oh, j'ai pas regardé où elle était, détective Sue en action, je veux connaître la raison du rose sur ses joues, mais à part le trio iconique - même si seul Charlie est méga populaire - sur le canapé je ne vois rien. Je hausse les épaules et m'éloigne pour éviter qu'ils nous remarquent. Non parce que même s'ils sont méga sympa, je préfère éviter qu'on nous voie rougir comme des débiles. Enfin moi je rougis pas, je crois ?

J'ai pas le temps de poser mes questions qu'Ariel m'assaille. Or ça, c'est ma technique, il doit vraiment y avoir quelque chose qui l'a perturbée, mais quoi ? J'ai envie de savoir ! Je remettrais ma casquette de détective plus tard, là on parle de stylos !

- J'en ai pris trois, je les sors de ma main et continue de répondre à ses questions dans l'ordre, j'ai pas besoin de la faire répéter moi ! J'ai un jaune pêche, qui sent la pêche, il est incroyable ! Un rose et un violet. Je m'arrête un instant, j'ai pris les couleurs et je sais pourquoi, mais elle ? Eux, ils sentent rien, mais j'ai vu un dessin avec ces couleurs là et je voulais tester. C'est un des dessins d'Alice d'ailleurs, dont on suit le blog avec attention, l'un des rares dessins de couleurs. Puis bon sinon, ils vont juste rejoindre ma collectioooon. Ai-je des étoiles dans les yeux en disant ça ? Trèèès certainement.

Puis je m'arrête et la regarde.

- Et toi ? Tu f'sais quoi ? T'as trouvé un bricolage à faire ? Un livre ? Quelqu'un ?

Nan parce que j'ai aucune idée donc je propose un peu de tout. Je l'observe avec attention pendant qu'elle répond, puis je l'emmène vers la caisse pour payer nos articles, enfin surtout les miens, mais j'ai réussi mon coup, elle ne tire plus la tronche et elle semble avoir oublié ce satané contrôle de math.

- On retourne en perm pour tenter de faire le devoir de littérature ? Ou on va acheter du pain pour le jeter au canard ?

Après le lycée et la librairie, y a un petit parc de ville miniature, qui a réussi l'exploit d'avoir des canards. J'aurai bien voulu me poser dans la librairie, mais la table était occupée et j'espère qu'elle ne veut pas retourner en perm, même si j'ai hâte d'essayer mes stylos. Ecrire le devoir n'était qu'une excuse et elle le sait aussi bien que moi.

J'ai un moment d'absence pendant que Sue me raconte tout sur ses stylos. Oui, je sais, c'est moi qui ai posé la question mais c'était une diversion, ça veut dire que je n'étais pas concentrée du tout. Je souris bêtement en l'écoutant, enfin, disons que j'entends un bruit, et je vois les étoiles dans ses yeux - ça fait plaisir à voir, et je me sens tirée d'affaire. N'empêche que je ne pourrais pas répéter un seul mot. Je ne suis pas là, je suis partie... ailleurs, pendant... euh, longtemps, ça pourrait faire trois mois, franchement.

Heureusement que Sue est bavarde et qu'elle a l'air de vivre sa meilleure vie, comme ça elle ne s'aperçoit même pas qu'elle m'a posé des questions et que je n'y réponds pas. Non, j'ai pas trouvé de bricolage, j'ai pas du tout bossé sur des projets artistiques là, j'étais sur un projet euh... ben, je sais pas trop en fait. Le projet Elle, disons. Qu'est-ce que c'est, le projet Elle ? Euh. T'occupe. Je t'en pose des questions, moi ? Ben non, puisque je ne sais pas y répondre.

Sue me tire par la manche et on sort du magasin, elle avec ses crayons, moi avec un mini-squelette de dinosaure en carton à emboîter, que j'ai chopé près de la caisse histoire de euh, bon, ça détournera l'attention aussi, non ? Comme ça on dirait que j'ai un projet de "bricolage", non ? Très abouti. "Monter un mini-Muséum de la préhistoire dans mon grenier", si vous vous posiez la question.

Oui, bien sûr, que c'est un tricératops. Puisque vous vous posiez AUSSI la question. Le meilleur des dinos.


- On retourne en perm pour tenter de faire le devoir de littérature ? Ou on va acheter du pain pour le jeter au canard ?

Hum, j'hésite. Déjà, parce que je ne me suis pas encore remise de mes trois mois d'absence mentale, et que je dois réfléchir super longtemps pour être sûre d'avoir bien compris la situation et réintégrer le présent. Ensuite, parce que ma petite voix interne me dit qu'il serait beaucoup plus raisonnable d'aller bosser sur le devoir de littérature. Mais bon, ma psy a dit...

Ah oui, parce qu'en fait je vois une psy. Bon, euh, "je vois", c'est chelou comme truc, disons qu'on a des séances. Pas de spiritisme, ohlala ! Non, des discussions quoi. On se voit et on se parle donc, on se regarde pas dans le blanc des yeux. Elle s'appelle Micheline (c'est chic, un vieux prénom français, il parait) et je l'ai déjà vue trois fois, maintenant. Mes parents ont accepté que je la consulte quand je leur en ai fait la demande. Ils se plaignaient que je n'avais pas d'autres amis que Sue et que je n'étais soit-disant pas sociable. C'est pas parce que les autres sont majoritairement très à l'aise socialement, psychologiquement instables à mon humble avis, et dans l'ensemble terrifiants de mon point de vue, que je ne suis pas sociable, si ?

Bref, voilà, Micheline dit que cette petite voix, elle est peut-être "un peu contraignante" et que je devrais me laisser "du lest", comme elle dit. A croire que c'est la petite voix, qui est asociale. Moi je suis juste la partie terrifiée de l'équation.

Mais Sue ne sait pas qui est Micheline, alors je me mordille la lèvre et je me demande si la promenade des canards ne serait pas l'occasion de lui en parler. Je veux dire, c'est pas comme si je lui cachais ou quoi, j'ai même pas honte ou peur - Sue, elle est trop cool, elle me dira quelque chose du genre "Meuuuuh toi asociale ? N'importe quoi, t'es juste trop stylée pour te mêler au commun des mortels". Et puis au sujet de Micheline, quelque chose comme "voilà, la preuve que t'es pas asociale, t'as des potes super inattendus et matures, que tu vois après le lycée".

Mais bon voilà, le devoir de littérature, ou les canards... ?

PILE :

- Bah, non, tu sais bien... Le devoir de littérature. Il me colle direct le bourdon, le texte a l'air déprimant au possible. Mais j'aimerais autant qu'on le fasse ensemble, on trouvera toujours moyen d'en rire ! Je pourrai tester tes stylos, dis ? Très chouette, ces couleurs...

FACE :

- Tu sais très bien qu'il ne faut PAS donner de pain aux canards, Sue ! Je te l'ai dit mille fois, c'est hyper dangereux pour eux ! En plus ça pollue l'eau et ça tue les poissons.. Allez, bref, tu sais tout ça, je radote, et tu l'as sans doute fait exprès, d'ailleurs. On achètera des graines au kiosque ! La promenade, ça me dit carrément. On en profitera pour noyer le devoir de littérature dans la mare.