Est-ce que c'est moi qui suis particulièrement à côté de la plaque ou bien Ariel semble encore moins présente que d'habitude ? Je parle pour combler le vide, c'est ma façon de faire et, souvent, j'ai l'impression que ça suffit. Sauf qu'aujourd'hui, je commence à douter. Pourtant, je ne dis rien, pire, je fais mine de rien. Si Ariel a besoin de parler, je serais là, quoiqu'elle veuille dire, je l'écouterai, sans la juger et elle le sait pertinemment. Par contre, si elle veut se taire, je respecterais aussi.

Seulement, quand elle me propose d'aller en perm, je manque d'avoir une attaque. Je m'affole, pose ma main sur son front et fait mine de me brûler.

- Aïe, oui, c'est bien de la fièvre délirante, j'appelle les pompiers. J'espère, j'espère... croise les doigts avec moi steupl, qu'ils seront beaux.

Je jette un coup d'oeil vers elle pour voir si sa bouche se met à sourire. Ce ne serait pas grand chose, mais au moins, ça me rassurerait encore sur ma possibilité à être une bonne amie, parce que je suis là pour ça non ?

Elle semble trop sérieuse, alors je tire une tête d'enterrement et fait un signe de la croix - c'est peut être à l'envers, en vrai, je sais même pas comment il faut faire, mais dans les livres que j'lis, ça arrive souvent aux personnages secondaires de faire ça - et murmure.

- Allons vaincre ce devoir. POUR FRODOOOON.

Mince, j'ai réellement pas su rester sérieuse, je finis ma phrase en hurlant, le poing levé comme si je partais réellement pour la guerre contre les affreux Orcs du Mordor.

Franchement, si un jour Ariel en a marre de moi, je crois que je comprendrais.

Quelques minutes plus tard, assise en salle de permanence, je sors mon livre.

1. 1984, George Orwell
2. The Great Gatsby, F. Scott Fitzgerald
3. Great Expectations, Charles Dickens
4. Macbeth, William Shakespeare

Je n'ai pas totalement fini de le lire, mais le devoir ne porte que sur les premiers chapitres, il faut expliquer comment l'auteur nous fait entrer dans l'histoire. Enfin, c'est assez subjectif comme devoir, je crois que la prof veut qu'on parle de nos ressentis, de la manière dont l'histoire nous a happé, ou pas. Franchement, d'habitude j'aime bien cette prof, mais là, ça me dépasse. Moi j'aime écrire avec des jolis stylos, mais alors réfléchir à ce que je ressens ? Piouf, pas trop mon genre.

Mais j'avoue que George Orwell a un style qui ne me laisse pas indifférente, peut être que j'apprécierai de quitter ma fantasy bien aimée pour ses beaux yeux.

- Hey, tu crois que Orwell avait des yeux de quelle couleur ?

Sans tout ce qui s'est passé dans mes pensées, y a moyen qu'Ariel soit légèrement perdue, mais qu'importe, je dis toujours ce qui me passe par la tête, ça fait longtemps qu'elle a cessé de chercher des connexions logiques - qui existent, je vous prie d'y croire.

- Tu veux lequel ?

Devant moi, j'ai étalé ma trousse et mes douze stylos sont tous magnifiques, même si les trois nouveaux brillent de milles feux. J'ai hâte de les tester, mais faut pas que j'écrive n'importe quoi. J'attends qu'elle choisisse la première puis je prends le rose. Je savais qu'elle ne prendrai pas le rose, de toute manière, j'en ai trois des roses déjà, ils ont chacun une teinte différente. Puis j'essaie d'écrire.

- Owh, je suis amoureuse. La mine écrit trop bien, regarde comme c'est beauuuuuuu !

Si j'étais dans un animé, c'est sûr que des milliers d'étoiles seraient dessinées dans mes yeux. Oh lala, mon devoir, si seulement je pouvais le rendre en rose ! Les profs sont pas drôle avec leur code couleur quand même.

A peine j'ai parlé d'aller faire le devoir de littérature, je sais que j'ai dit une bêtise. Déjà, parce que j'ai oublié de rappeler à Sue que les canards ne mangent PAS de pain !!! Et ça, c'est incontournable comme information ! Quoique... non, en fait, elle le sait déjà, je lui ai dit mille fois. Non, mais... en fait elle se payait ma tête, n'est-ce pas ? Je suis trop naïve.

Et la voilà qui me tâte le front avec des airs d'infirmières affolée. J'éclate de rire quand elle parle des pompiers, non pas parce que ça m'intéresse les pompiers beaux gosses (parfois ils sont aussi fachos, faut se méfier), mais parce que c'est totalement Sue, de s'inquiéter du physique des pompiers plutôt que du risque présent très important : je pourrais mourir !
Attends, non, pas du tout, je me sens très bien. Elle m'a presque fait paniquer.

J'ai pas vraiment envie de faire le devoir de littérature, mais le faire avec Sue rend ça tellement mieux, avec ses blagues poussives et exagérées. J'ai pas le moral et ça me fait du bien. La moitié du temps elle pose des questions absurdes qui n'attendent pas de réponse, mais je suggère quand même que Orwell avait les yeux couleur jaune turquoise, pour le principe.

C'est cool que ça passe vite, et je ne sais pas si on a vraiment fait du bon travail, mais au moins c'est terminé et dans les temps. Je suis soulagée que ça soit fait.
J'essaie de me détendre, de sourire et de blaguer avec Sue, mais en même temps j'ai un petit peu envie de pleurer, et ce qui me tracasse, et me donne encore plus envie de pleurer, c'est que je ne sais pas vraiment pourquoi.

Pourquoi j'arrive pas à m'amuser, à rire avec Sue ? Pourquoi j'ai même pas envie de lui en parler, de cette envie de pleurer, alors que d'habitude on se dit tout ? J'ai pas peur de sa réaction ou quoi, juste... j'ai pas envie. Parce que je sais pas pourquoi. Je sais, c'est le serpent qui se mord la queue.

Alors voilà je suis pas de super humeur, et elle me sort ses stylos sous le nez avec plein de couleurs magnifiques qui sont objectivement trop cool, mais qui me donnent encore envie de chialer.

PILE :


- Sue, amoureuse d'un stylo ça existe pas, je réponds en fronçant les sourcils.

Je soupire pendant que Sue fait la moue et se colorie les ongles avec son stylo rose milieu (pas le rose le plus clair, pas le plus foncé, celui du milieu quoi).


- Tu sais que les lapins mangent pas de canard ? je balance de façon un peu agressive.

Sue me regarde avec des yeux ronds. Mais genre vraiment ronds, elle a l'air super inquiète. Je repasse lentement la phrase dans ma tête.


- Ah non, euh, je voulais dire, tu sais que les canards mangent pas de pain ?

Sue plisse les yeux, elle n'apprend rien, par contre elle trouve que je suis bizarre. Je me sens bizarre. Je ne sais même pas pourquoi je lui dis ça ? L'image du lapin qui mange un canard, dégueulasse, s'insinue dans mon esprit.

Et je me mets à pleurer.


FACE :

Je soupire en prenant un de ses stylos tous neufs, le jaune, qui est vraiment joli, et, je remarque qu'il est de la même couleur exactement que le gilet de Sue, et cette couleur, ça lui va super bien ! Ça me fait sourire, et je dessine Sue avec le stylo dans la marge d'un cahier.

Après, je prends le bleu pour faire son pantalon. J'écris "Sue" en lettres calligraphiées en-dessous, et je suis en train de me demander quelle couleur prendre pour faire les cheveux, quand je vois surgir la main de Sue qui me prend le cahier.

Elle se dessine des cheveux rose pétant avec un immense sourire, et ses tâches de rousseur immanquables. Le dessin est trop bien.


- Elles vont bien ensemble ces couleurs, je dis,
enfin euh, elles te vont bien, c'est euh... des stylos sympa, je balbutie.

Je pique un fard voyant que Sue me regarde très, très attentivement et sérieusement, même si elle sourit évidemment. J'ai dit une bêtise ?

@Selenaë

Je le vois tout de suite, dès qu'Ariel prend les couleurs en main, je sais ce que ça va donner et punaise, qu'est-ce que son dessin est beau ! C'est moi qui aime les couleurs, les stylos et tout, mais c'est Ariel qui dessine le mieux. Je la regarde faire et, au dernier moment, pendant un mince instant de réflexion, j'attrape le dessin pour le compléter.

C'est plus fort que moi et je m'empêche de réfléchir ou de regretter. Je ne sais pas si elle voulait me faire passer un message, ou si c'était moi. Oui, en vrai, c'est sûrement moi, je crois en fait. Oh, je sais pas. Bon sang, de bonsoir, c'est si compliqué la vie et de savoir qui on est et tout. Mais ces couleurs, elles vont bien ensemble non ?

Je regarde attentivement Ariel qui se met à rougir et là, je comprends. Elle ne sait pas. Est-ce que mon coeur se brise en mille morceau ou au contraire, est-ce que je me sens plus légère et soulagée ? J'suis pas vraiment prête à mettre des mots dessus. Je souris. Peut être même que je souris vachement trop.

- Merci, je, euh, ouais, je les aime bien.

Est-ce que c'est mon tour de rougir ? En tout cas, on pourrait faire cuire un oeuf sur mes joues.

- T'aime les oeufs de cailles ? Je déteste ça, tu veux pas me sauver ? Maman veut qu'on mange des oeufs de caille ce week-end et franchement, c'est pas ouf. Enfin, c'est pas mauvais, mauvais non plus, mais quitte à prendre un truc auquel on est pas habitué, autant je sais pas moi, manger des sushis ou des fajitas ou

Je m'arrête au milieu de ma phrase, je sais que j'agis encore plus bizarrement que d'habitude, normalement, ok, je dis tout ce qui me passe par la tête, mais pas à ce point-là. Sauf que je suis pas certaine d'être vraiment prête à parler de tout ça, parce que même si j'aime les couleurs du drapeau, est-ce que ça veut dire que moi... oui, clairement, c'est pas les couleurs qui définissent ce que j'aime. Piouf, comment il a fait Nick mon-pas-cousin-du-tout ?

J'inspire. Je ferme les yeux. J'expire. Je les rouvre, je souris. Mince, vraiment Ariel va se poser des questions.

- Alors, euh, toi t'aimes quelles couleurs sinon ?

Su-per. Encore mieux. Je sors mon téléphone - discrétos parce qu'on est pas censé les utiliser en perm - et je le cache dans ma trousse. Je lève un doigt vers Ariel pour lui faire signe que je vais lui montrer un truc et qu'il faut qu'elle patiente juste deux secondes.

PILE : l'écran s'allume et quand j'ouvre l'icon de mon navigateur internet ma dernière recherche apparaît. Soit la page Bisexual sur le wiki lgbt+ avec le drapeau bi.

FACE : j'ouvre le blog d'Alice et lui montre le dernier dessin en couleur qu'elle vient de faire, c'est assez rare que ce soit en couleur en réalité, mais justement, ce sont les mêmes couleurs que mon dessin. Celui qu'Ariel vient de m'aider à faire.

Je viens de me jeter dans la gueule du loup, je m'arme de courage et jette un coup d'oeil vers Ariel.

Oooook, je ne suis moi-même pas dans mon assiette aujourd'hui, et j'ai mis du temps à mettre le doigt dessus, mais elle ne serait pas un peu bizarre aussi, Sue ?
Déjà, et ça c'est bien la preuve, elle sait très bien pour les canards ! Ah non, ça, c'est pas un argument, vu qu'elle le faisait exprès.

Par contre, depuis quand elle ROUGIT ?
Je la regarde, perplexe, et elle se met à me parler d'oeufs de caille, de sushis, de fajitas... Oui, non, Sue a toujours été gourmande, c'est pas la question. Mais là, je ne saisis pas le lien entre ces mots, ces phrases, cet enchaînement de pensée et...

Attends, elle est en train de noyer le poisson ??? Je baisse les yeux en fronçant les sourcils. Elle est extrêmement bizarre cette expression, quand on y pense. Les poissons, ça ne se noie pas du tout ! Ah, oui, voilà. C'est pour ça. C'est parce que ça n'a aucun sens ! Comme ce que me raconte Sue.

Je relève la tête et je vois Sue en train de trifouiller quelque chose dans sa trousse. Eh, c'est son téléphone ! C'est interdit, en perm. Si elle se fait attraper, elle va se le faire confisquer. On va avoir des ennuis...

Pfff, j'y crois pas, elle me sort le blog d'Alice et elle me regarde d'un air triomphant.

Euh, je le connais le blog d'Alice, c'est même moi qui lui ai fait découvrir en premier. J'avais un peu la trouille d'ailleurs, parce que Alice, non seulement elle dessine archi bien, mais elle est aussi hyper militante. Enfin, militante euh... je sais pas trop, si elle s'identifie à quoi que ce soit, mais la plupart de ses personnages sont LGBT, et elle met des drapeaux de fierté partout, j'adore ! Du coup, j'avais hésité à en parler à Sue, je voulais pas qu'elle me pose des questions. Vu que... ben, vu que j'ai pas les réponses. J'ai cherché un peu, je connais un théorie un peu tout ça, mais moi... bah, j'en sais rien, je ne sais pas trop ce que je ressens, moi.

PILE

Bref, je regarde Sue, l'air blasé, je me demande pourquoi elle tient à me montrer ça, maintenant, dans ces conditions-là, quoi...

- Arrête Sue, on va avoir des ennuis !

Elle fronce les sourcils, elle a l'air... déçue ? Bon c'est vrai que je fais ma fayotte aujourd'hui, entre le devoir de littérature et ça, mais... Bah, je sais pas, j'ai un peu la frousse en ce moment. J'ai pas envie qu'il y ait des imprévus qui viennent perturber ma vie, j'ai assez de trucs à penser et à faire.

- Non, enfin, je veux dire, tu me montreras ce que tu voulais me montrer pendant la récré, ok ? Ça m'intéresse vraiment, mais là...

Je n'ai pas vraiment le temps de me justifier, la sonnerie retentit. Ben, voilà, ça y est, c'est la récré.


FACE

Du coup, je regarde Sue, j'essaie de deviner où elle veut en venir et si ça a un rapport avec les oeufs de caille ou quoi, et puis je regarde le dessin, et puis je regarde Sue, et puis le dessin et...

Oh, attends.

Je regarde le dessin. L'autre dessin, celui qu'on vient de faire. Incroyable, on a choisi exactement les mêmes couleurs !
Celui d'Alice montre un de ses personnages - archi cool, d'ailleurs, et c'est marrant parce que, je lui ai jamais dit, mais ce perso parfois il me fait penser à Sue - qui sourit et fait un coeur à la coréenne avec ses doigts, et il y a un texte qui s'enroule tout autour du perso comme un ruban et qui dit "pansexuality is real".

Tout d'un coup, je suis sans mots. Je lève les yeux vers Sue, mais on dirait qu'elle évite mon regard. Euh, ok ??? Sue, il faut parler maintenant ?
Parce que, et je ne crois PAS au hasard, ces trois couleurs, là, ces trois stylos, ce sont ceux que Sue vient d'acheter au magasin !


- Attends... Sue ?, je balbutie.

Mais je suis interrompue par la sonnerie. La perm, c'est terminé. C'est la récré, et ensuite, c'est parti pour un cours de physique-chimie.

Tout le monde se lève d'un coup, les chaises râclent le sol, les sacs à dos sont jetés sur les épaules dans un gros brouhaha. Bref, la situation n'est pas idéale pour qu'on discute entre quatre yeux. Wow, décidément aujourd'hui je mets le doigt sur plein d'expressions chelou. Comme euh, "mettre le doigt sur".

Pendant que je me dépatouille avec mes images de globes oculaires assis sur des tabourets en cercle, et de doigts qui "touchent" des concepts, Sue remet son téléphone dans sa poche, et range sa trousse.

J'ai à peine le temps d'ouvrir la bouche, elle s'engouffre dans le couloir. Elle a marmonné un truc avant de partir, mais je n'ai pas compris ? Je la suis quand même au cas où, ou du moins j'essaie car elle ne m'attend pas et moi, ben... ben avec mon mètre cinquante dans la foule des élèves, je ne tiens pas le rythme.
Mon petit doigt me dit, si je connais bien Sue, et que mon petit doigt met le doigt sur la vérité (c'est un concept ou pas, la vérité ?), qu'elle va aux toilettes.

Mais attends, je la connais, vraiment. Et là, je ne le sens pas. Elle a une petite vessie, ok, mais pas au point de s'enfuir comme ça, me plantant alors que... alors que quoi, d'ailleurs ? J'en sais rien.

Je baisse les yeux sur le dessin tricolore de Sue, que j'ai arraché de mon cahier et que j'ai dans la main.
Est-ce qu'elle vient de me faire un coming-out pan ? Ou euh, pas du tout ? Ou alors elle est gênée car c'est pas du tout son intention ? Ou alors, elle a une envie pressée.

J'essaie de ne pas surinterpréter, bien sûr, mais ça m'étonne quand même. D'habitude, à la récré, on va aux toilettes ouais, mais on y va ensemble. Là, j'ai vraiment l'impression qu'elle me fuit.

Ohlala, mais même si je la rattrape, je vais lui dire quoi ?
J'essaie de préparer mentalement une phrase correcte, bien tournée, sans malentendus, sans risquer de la blesser ni rien.

Quand je la retrouve, une dizaine de minutes plus tard, dans un coin de la cour pas loin de la classe de physique-chimie, je lui balance nonchalamment :

PIF :
"Hé Sue, à propos de ce dessin, je me disais, c'est marrant, ce jaune est super beau, ce serait pas la même couleur que ton gilet ? "
Pas de malentendu possible, on n'est pas du tout dans le vif du sujet. Mais du coup, euh, dommage pour le sujet.

PAF :
"Hé, Sue, tu sais que Alice en vend, des reproductions, de ses dessins ? Ça te plairait d'en avoir un chez toi ?"
Ouvre le sujet sans en parler parler vraiment, j'espère juste que ça ne risque pas de sembler tabou...

POUF :
"Sue, t'es fantastique ! Tu sais lequel c'est, moi, mon dessin préféré d'Alice ?"
Définitivement sympa comme approche. Par contre, c'est quoi au juste, mon dessin préféré ?