Le temps venait de se suspendre, de s’arrêter même alors que mes lèvres rencontraient les siennes. Malgré la boue, le cambouis, l’huile, seule comptait la douceur de ses lippes et la main que j’avais égaré sur sa nuque. C’était venu tout seul, je n’avais pas réfléchi, je m’étais simplement perdu dans ses yeux et la seconde suivante, je l’embrassais.
Je découvrais ses lèvres et j’aimais cela.
Même si mon cœur semblait chercher à éclater ma cage thoracique pour fuir je ne sais où, je n’avais aucune envie que le monde se remette à tourner.

Encore moins lorsque je sentis sa main se poser sur ma joue, la douceur de ses doigts, la chaleur de sa peau. Mon palpitant sembla caler un instant lorsqu’elle répondit à mon baiser, lui donnant un peu plus de fougue. Elle l’approfondissait tranquillement tandis que je l’accueillais, mon autre main se posant sur sa hanche.
Les yeux clos, je laissais la tendresse de ce moment m’envahir, la douceur de cet instant inondant mon corps. J’en oubliais que nous étions dans la boue, cela ne retirait absolument rien au fait que nous partagions ce baiser, visiblement aussi apprécié d’un côté que de l’autre.

Notre étreinte cessa de nous appartenir dès lorsqu'un raclement de gorge des plus exagéré se fit entendre avec la ferme intention de nous interrompre. J'ouvris si soudainement les yeux et sursautais si brusquement que mon front vint percuter celui d'Élias.

– Aïe ! Désolée…
– Je vous signale que le dîner est en train de refroidir et que vous êtes tous les deux plus sales que tout à l'heure, pesta gentiment Isabelle qui nous observait les bras croisés. Heureusement que c'est moi qui vous ai trouvé ici et pas Eric, sans quoi il aurait été difficile de justifier… ça …

Je me redressais tant bien que mal, tête baissée. J'étais morte de honte pour m'être faite surprendre ainsi… Heureusement, ma belle-sœur souriait et aucune malveillance ne se dégageait de ses propos, bien au contraire.

– Je crois qu'un bain s'impose… Mais, s'il vous plaît, évitez de le prendre ensemble. Je doute que ma baignoire s'en remette avec toute cette boue… Il va sans dire que nous dinerons sans vous…

Et elle disparut, comme si de rien n'était. Nous laissant seuls dans ce malaise étrange.

– Élias, je suis désolée. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris… bafouillais-je, un peu bêtement sans trop savoir pourquoi je m'excusais. Après tout, c'est lui qui m'avait embrassé en premier …

Élias m'avait embrassé… Je pouvais me réjouir d'avoir le visage recouvert de boue, ainsi il ne me verrait pas rougir comme une gamine.

BLONCK ! Aïeuuh ! C’est rien ! Dis-je en me frottant le front alors que je me redressais plus ou moins vivement.
La voix d’Isabelle teintait d’une sorte de mélange étrange entre reproche et amusement, ce qui ne m’aidait pas trop à savoir ce qu’il fallait en comprendre. Je me redressais en prenant appuis sur le baquet tandis qu’Héléna revenait, elle aussi, à la verticale.

J’étais penaud, brusquement confronté à la réalité alors que l’instant d’avant, j’étais dans un océan de bonheur. Évidemment, il nous fut reproché notre état, pire qu’avant, ainsi que le temps que nous avions passé dehors. Mes pieds étaient d’un intérêt extraordinaire en cet instant de honte et de confusion que mes joues, masquées par la boue, devaient refléter en de nombreux reflets rougis.

Continuant sur sa lancée, la maitresse de maison suggéra vivement un bain, mais nous recommandait de ne pas le prendre ensemble. L’idée ne me paraissait pas désagréable, même si je la chassais rapidement de mon esprit. Finalement, elle annonça qu’elle dinerait avec Eric et Théodore et que nous n’étions pas attendus.

Une fois loin, nous abandonnant à notre situation bizarre, Héléna s’excusa en affirmant ne pas savoir ce qui lui était passé par la tête. J’avais moi-même beaucoup de mal à chasser la boue de mes idées, mais l’une était parfaitement claire cependant… Pour une fois…

Je me tournais vers elle pour prendre sa joue dans ma main et fixer son regard.

Moi, je sais ce qu’il m’a pris… Et je l’embrassais de nouveau, quelques secondes seulement, avant de me reculer sans lâcher sa joue boueuse. Je n’ai pas envie de te quitter…Tout simplement !

De mon autre main, je prenais la sienne doucement. Allons nous rincer à la rivière, sans quoi nous n'aurons jamais le droit de rentrer dans la maison...

Je m'étais attendue à un échange gênant et dérangeant plutôt semblable à ceux dont nous avions l'habitude jusque-là. Je pensais l'entendre m'affirmer ne pas en savoir plus que moi, comme il l'avait déjà fait auparavant… Mais cette certitude dans son regard, cette détermination dans ce nouveau baiser – même si plus bref que le précédent – je ne m'y étais certainement pas attendue.

"Je n’ai pas envie de te quitter…Tout simplement !"

En entendant ces mots, mon cœur se serra, au même titre que ma gorge d'ailleurs, même si je ne saurais expliquer pourquoi. Sans doute parce que je m'étais habituée à voir les gens partir… Ma mère que je n'ai très peu connue. Ernest pour ses diverses missions, jusqu'à la dernière. Mon frère, pour son besoin de verdure et de calme. Mon père, décédé après une longue maladie qui avait fini par l'emporter dans son sommeil. Je ne parle même pas des amis, des voisins, des connaissances. Les gens allaient et venaient dans ma vie avant d'en sortir définitivement.Ils me quittaient d'une manière ou d'une autre. Si certains peinent à l'accepter, pour moi c'était une normalité… Enfin, c'est ce que je croyais, mais à l'évidence, je me trompais.

Je gardais le silence jusqu'à la rivière, avançant d'un pas étrangement léger, me plongeant simplement dans mes pensées. J'aimais comprendre le pourquoi du comment et cette fois ne faisait pas exception. Pourquoi ne voulait-il pas me quitter ? Comment en étions-nous arrivés là ? En réalité, je n'avais pas spécialement envie de retourner chez mon frère. Pas à ce moment-là en tout cas. Arrivée devant le cours d'eau, je m'asseyais sur la berge, le regard perdu dans la contemplation de l'eau qui coulait paisiblement.

– Cette rivière… Elle traverse Chiron, Asgard et une grande partie du nord de l'empire. Elle se jette dans un lac sublime, L'Oural qui se trouve au cœur des montagnes du centre… Elle traverse tout ça sans rencontrer le moindre problème, sans que personne ne cherche à l'arrêter… Elle se fiche bien de la guerre, elle continue simplement sa course sans se préoccuper de nos problèmes d'humains…

Des êtres stupides et bornés, totalement incapables de régler leurs conflits autrement que par la force.

–Quoi que tu dises, quoi que tu penses, quoi que tu fasses, tu vas devoir rentrer chez toi. Tu le sais n'est-ce pas ?

Question tout à fait rhétorique, je le savais. C'est d'ailleurs pour cela que je poursuivis mon discours sans attendre de réponse. La question, la vraie, n'était pas celle-ci.

– Alors pourquoi tout compliquer en ajoutant des sentiments et des baisers dans une équation suffisamment complexe ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ?

Après un trajet silencieux jusqu’à la rivière, elle s’installa au bord de l’eau et je m’asseyais à côté d’elle. Je contemplais l’eau, un peu pensif, car elle n’avait pas desserré les lèvres depuis mon second baiser, ni depuis que je lui avais donné ma raison.

Finalement, elle me raconta le parcours du cours d’eau, son trajet, comment la goutte que je voyais passer devant moi, était partie de mon pays pour finir sa course dans un lac de montagne de l’empire. Aucune complication, aucune entrave, simplement son trajet. Faisant abstraction de nos problèmes.

Je caressais la surface limpide des doigts, l’écoutant poursuivre alors qu’elle me rappelait l’inéluctable. Oui, je devrais partir. Je le savais et ce n’était pas une question de choix, c’était une question de survie, pour moi, pour elle, pour Eric…Pour ces gens qui m’avaient sauvé et qui, malgré moi, m’étaient devenus importants.

C’était d’ailleurs ce qu’elle voulait réellement savoir et qu’elle me demandait finalement. Je pris un instant pour me passer la main sur le visage, fermant les yeux pour réfléchir, même s’il n’y avait guère de réflexion à avoir. Je notais cependant qu’elle était passée au tutoiement, elle aussi, ce que j’avais fait sans y penser.

Je sais que je dois partir, je n’ai pas le choix… Nous le savons aussi bien l’un que l’autre…

Je levais le nez au ciel, un réflexe chez-moi, qui pouvait m’apaiser parfois, même si mon cœur ne désirait pas se calmer.

Je ne cherche pas à compliquer les choses Héléna. L’autre jour, vous avez dit à Eric une chose que j’ai retenue, allez savoir pourquoi. Ce qui doit arriver arrivera… Et ce n'est pas grave si cela n'arrive jamais. Sauf que c’est arrivé…

Je me tournais vers elle, mi-penaud, mi-souriant.

Je n’ai pas choisi que cela arrive maintenant. Il y a eu le contexte, notre chamaillerie, ce moment d’insouciance, ton rire… Alors j’ai parlé avec mon cœur…

Mon regard était devenu plus brillant, plus sûr et ma voix demeurait douce.

Quant à savoir pourquoi toi… Répétais-je en posant ma main humide sur la sienne. Parce que tu es toi ! Avec ton caractère, ta curiosité, ta bonté, ton intelligence, ta débrouillardise, ta beauté. C’est tombé sur toi, parce que tu es celle que tu es.

Si tout pouvait être aussi clair et limpide que l'eau de cette rivière, me dis-je alors qu'il affirmait ne pas vouloir compliquer les choses….
Pourtant, sans même le réaliser – ou peut-être que si – c'était bien ce qu'il était en train de faire. Je haussais les sourcils en l'entendant me citer : "Ce qui doit arriver arrivera… Et ce n'est pas grave si cela n'arrive jamais."

– Je parlais d'amour, Élias ! D'un amour possible et envisageable. Une relation qui a de l'avenir… Ce qui est loin d'être le cas ici.

Premièrement, il était probablement un peu tôt pour parler de sentiments aussi forts. Je ne pouvais nier l'attirance et encore moins le désir que j'avais ressenti quelques minutes auparavant. Mais cela n'avait rien à voir avec de l'amour à proprement parlé, en tout cas, c'est bien ce que je me disais à ce moment-là. Plus encore lorsqu'il me parla de "contexte" ce qui laissait sous-entendre une envie plus ponctuelle, éphémère…Mais tout ce qu'il évoqua ensuite affirmait plutôt le contraire…

Et moi dans tout ça ? Difficile à dire.

– Dans ce cas, autant tout arrêter immédiatement, dis-je, à regret. Il suffit de réfléchir quelques secondes pour comprendre que c'était une mauvaise idée. On n'aurait pas dû se laisser aller… Et, heureusement, Isabelle est intervenue… sans quoi… Je ne veux même pas imaginer jusqu'où on aurait pu aller.

Gênée et très déçue autant de cette situation que de mon propre comportement, je préférais enfouir mon visage entre mes bras croisés. Je l'avais pourtant tenu à l'écart pendant des semaines, par crainte de m'attacher à lui. Jamais je n'aurais pu imaginer que toute cette histoire en vienne à ce moment précis, n'envisageant qu'un attachement purement amical… J'étais incapable de penser que l'un ou l'autre aurait pu développer des sentiments plus complexes et déroutant qu'une banale amitié…

– Je crois que nous sommes tout aussi stupide l'un que l'autre, soupirais-je.

Je ne me défaisais pas de mon sourire, même si ses paroles étaient difficiles à entendre.

L’amour naît avec l’espoir Héléna. Répondis-je simplement à sa première réflexion. J’avouais, d’une certaine façon, que je n’étais pas certain d’en être à ce niveau de sentiment. J’étais attiré, clairement et sans possible doute et je la désirais, mais parler d’amour était probablement prématuré. Quoi que… Ce qui était certain, c’est que le contexte de détente et de chamaillerie avait déclenché un furieux besoin de démontrer cette attirance et ce sentiment non-identifié clairement.

Finalement, elle lança que nous n’avions qu’à arrêter ici, que ce n’était qu’une mauvaise idée, que nous n’avions pas été raisonnables. Elle alla jusqu’à demander jusqu’où nous serions allés si Isabelle n’était pas intervenue.
Je fronçais les sourcils, voyant à son visage que s’il y avait du vrai dans ses paroles, elle semblait ne pas vouloir elle-même de cet état de fait. En tout cas, moi, je n’étais pas d’accord.
Alors, de colère, elle cacha son visage dans ses bras pour finalement assurer que l’on était stupide, l’un comme l’autre.

Pourtant, durant tout ce temps, jusqu’à ce qu’elle croise les bras pour cacher son visage boueux, à aucun moment, elle n’avait chassé la main que j’avais posé sur la sienne.
Certes, ce n’était qu’un détail.
Mais l’espoir naît des détails.

Sur ce dernier point, je suis d’accord.

Alors, sans prévenir, je l’enlaçais pour nous faire rouler à l’eau.
Elle se retrouva allongée sur le dos, dans la rivière, la tête sur la rive, moi au-dessus. J’avais un bras derrière ses épaules, l’autre au-dessus de sa hanche, sous sa chemise qui était ballottée par le courant. Sa peau, chaude sous mes doigts, éveillait mon désir plus encore.
C’était la première fois que je touchais sa peau habituellement masquée et, je nageais dans ses yeux.
Mon regard était assuré, décidé. Je ne l’abandonnerai pas, même en devant la quitter, je reviendrai. Mais elle ne se débarrasserait pas de moi en boudant.

L’espoir ! Dis-je tendrement, mais avec une fermeté assurée.

Puis je capturais de nouveau ses lèvres, cette fois avec passion et une ardeur puissante.

Parler d'amour et d'espoir me semblait aussi stupide que de parler d'avenir dans un tel contexte. Tout cela était obscur à mes yeux. Absolument tout. Si encore nous étions du même pays, du même camps. Nous aurions pu espérer avoir un peu de temps… Or, du temps, justement, nous n'en avions pas. Il allait devoir partir, loin, avec l'impossibilité de revenir tant que cette guerre perdurerait… Et avec des dirigeants tels que les notres, nous nous accoridions tous à dire que l'armistice n'était certainement pas pour demain.

Mais tout cela, Élias s'en fichait totalement. Comme tous les soldats du monde, il se contentait de vivre le moment présent sans réellement se poser de question. Comme il se fichait de m'entraîner avec lui dans cette folie périlleuse qui, à coup sûr, allait nous coûter cher à tous les deux.

Il ne m'écoutait pas, enfin, pas vraiment… Pour preuve, au lieu de me lâcher, il préféra m'enlacer, me capturer même, pour mieux m'entraîner dans l'eau glaciale de la rivière. En rencontrant cette fraîcheur, mon coeur manqua un battement, mes poumons se fermèrent m'empêchant de respirer. Cela ne dura que le temps du choc, puisque tout ceci disparu avec ce nouveau baiser.

Je me trouvais très près de la vérité en parlant de capture… Élias me tenait fermement, contre lui. Sa main chaude sur ma peau refroidie par l'eau glaciale m'arracha quelques frissons… Ses lèvres se mouvaient sur les miennes avec ardeur, éveillant si aisément mon propre désir que toute tentative de protestation de ma part se voyait étouffée dans l'œuf. Il m'avait eu, capturée, enivrée… Encore… C'en était frustrant…

Sans même réfléchir, mes propres mains passèrent sous sa chemise, effleurant la peau étrangement douce de son dos.

Je savais que l’avenir serait compliqué, mais je ne voulais pas y penser. Et puis, compliqué n’a jamais signifié impossible. Je voulais croire que le conflit se terminerait bientôt et que l’on pourrait se retrouver.

Je la sentais frissonner alors que ma main sur sa hanche s’agrippait doucement à elle, l’autre s’accrochant à son épaule.
L’instant qui avait suivi la capture de ses lèvres, j’avais envisagé l’hypothèse qu’elle me repousse, qu’elle me frappe, qu’elle m’ordonne de la lâcher.
Pourtant, c’est l’inverse qui se produisit. Après un bref instant durant lequel elle demeura immobile, un frémissement qu’elle ne pouvait pas manquer, me traversa alors que je sentais ses mains s’aventurer sous ma propre chemise.

J’approfondissais alors le baiser, m’infiltrant plus sous son haut pour glisser sur son flanc. Malgré la fraicheur de la rivière, je sentais mon corps bouillonner tout comme sa peau irradiait une chaleur survivante à l’eau. Je déplaçais la main de son épaule à sa nuque, caressant son cou, glissant dans ses cheveux.
Interrompant mon baiser, je retirais ma chemise que j’envoyais sur la berge avant replacer une main sur son flanc pour la glisser dans le bas de son dos. L’autre reprenait sa place derrière sa nuque dans une douce caresse.

Quelque part entre deux baisers ou deux caresses, peut-être, se trouvait ma volonté perdue, emportée par une passion jusque-là inconnue ou simplement oubliée. Mes pensées parasites – celles me hurlant de tout arrêter – furent submergées, noyées dans cette déferlante de sensations et d'émotions qu'il avait su éveiller chez moi. Pour une fois, je me fichais bien du comment et du pourquoi… A dire vrai, je ne réfléchissais même plus. Tout ce qui comptait à ce moment-là, c'était ce nous emmêlé, entrelacé au cœur de cette rivière qui, ironiquement, reliait nos deux pays.


Il faisait nuit à présent, la température avait grandement baissé et nous ne pouvions plus compter sur nos vêtements pour nous réchauffer. Nous étions trempés, de la tête aux pieds et, pourtant, je ne voulais toujours pas rentrer, craignant sans doute que le retour à la réalité soit trop brutal après ce que nous venions de vivre et de partager… Il le faudrait bien pourtant. Nous n'avions pas d'autre choix devant nous.

Je soupirais.

– Quand comptes-tu partir ? lui demandais-je d'une voix quelque peu éteinte.