Lorsque l’auto cessa de vibrer, je levais les yeux vers la jeune femme. Elle s’arrêtait bien tôt. D’habitude, nous roulions au moins une heure trente avant de devoir laisser le moteur refroidir mais Héléna semblait décidée à faire une pause plus tôt. Sans doute, pensais-je, qu’après des jours de conduite, fatiguait-elle aussi plus vite.
Je ne relevais même pas qu’elle avait affirmé que je semblais avoir besoin de bouger. Il lui suffit de quelques mots pour que le môme bondisse de la voiture et file vers le ruisseau.

Alors que j’allais demander à Héléna si elle n’était pas trop fatiguée, le petit revenait pour m’entrainer vers la rivière. Une fois arrivé, il me montra des gros poissons colorés en m’expliquant de quoi il s’agissait. Sa mère, occupée à prendre de l’eau pour refroidir le moteur, se tenait un peu plus loin.

Ils sont magnifiques Eric ! Tu t’y connais bien en poissons ! Je dois t’avouer que, pour ma part, je ne les différencie pas bien…Par la taille peut-être.

Alors que je lui répondais, m’attendant à une nouvelle réaction sur les bêtes à écailles, je vis son regard devenir plus contrarié. Je cherchais dans l’eau la source de son désappointement mais il me lança alors une question qui me prit de court. Désemparé, je jetais un œil à sa mère mais cette dernière était concentrée sur le remplissage d’un jerrican. Aussi, je me laissais tomber sur le sol, indiquant à l’enfant de s’asseoir à côté de moi.

Tu sais Eric… Il y a quatre semaines, je ravageais votre champ de pomme de terre avec mon avion. J’aurais dû mourir ce jour-là. C’est ce qu’il se serait passé sans le courage d’un petit garçon et sans la bonté de sa mère…

Je vu qu’il lui fallut quelques secondes pour recoller les morceaux et comprendre que je parlais de lui et de sa maman. Je continuais après qu’il a hoché la tête pour indiquer qu’il me suivait jusque-là.

Je suis un ennemi Eric, un soldat du camp adverse à celui de ton peuple. Pourtant, vous m’avez sauvé, soigné, nourrit, logé et maintenant, vous avez mit votre vie entre parenthèse pour me permettre de rentrer chez-moi…Dans un ou deux jours, je devrais être dans mon pays.

Oh… C’est vrai… ! S’exclama-t’il, visiblement déçu de devoir s’en rappeler. Cela me pinça le cœur tout en me faisant sourire. Il était tellement naturel dans ses réactions et dans ses propos que s’en était touchant.
J’étais concentré sur l’enfant, ne surveillant plus la mère, alors je reprenais mon explication.

Voilà, sauf qu’en quatre semaines, j’ai appris à vous connaître un peu, à vous apprécier. De personnes indispensable à ma survie, vous êtes devenues des personnes importantes dans ma vie. Alors je suis un peu triste car bientôt, je ne vous verrais plus… Et vous me manquerez.

Il sembla réfléchir quelques instants avant de lever vers moi un regard luisant à fendre n’importe quel cœur.

Mais moi, j’ai pas envie que tu partes… Je sais que tu n’es pas mon papa, mais…J’ai l’impression comme si j’en perdais un deuxième… Chouina-t’il, au bord des larmes. Je devais trouver une parade immédiatement pour éviter les sanglots.

Je ne peux pas rester Eric ! On finira bien par découvrir qui je suis et d’où je viens… Alors on me prendra pour un espion et vous serez en danger. Je suis obligé de partir pour votre sécurité, tu comprends ?

Quelques larmes silencieuses plus tard, il répondait.

Oui… Mais même si je comprends pourquoi et qu’il faut que tu le fasse, j’en ai pas envie quand-même…Maman non plus, j’en suis sûr ! Affirma-t-il. Autant sur le premier point, je n’avais pas de doute, autant sur le fait qu’Héléna ne voulait pas que je rejoigne mon pays, j’émettais plus de réserve. Il se releva alors, un sourire en demi-teinte mais un air espiègle sur le visage. Puis tu es amoureux de Maman, alors tu reviendras !

Celle-là, je ne m’y attendais, mais alors, pas du tout. Euh !...

Je n'ai jamais été très douée pour mener une conversation, contrairement à mon petit garçon. Je les observais de loin, mais pas trop, afin de pouvoir écouter aussi discrètement que possible. Il ne s'agissait pas de curiosité déplacée, mais plutôt d'une sérieuse inquiétude. Eric savait pousser les gens à s'ouvrir à lui… Mais il mettait souvent les pieds dans le plat et pouvait, parfois, se montrer quelque peu… déraisonnable. Ce fut justement le cas, ce jour-là…

– Puis tu es amoureux de Maman, alors tu reviendras !

Je fus si surprise par cette étrange conclusion que je manquais presque de m'étouffer en déglutissant… Pour la discrétion, on reviendra Mais, d'où lui venait donc cette idée ?

– Éric … soufflais-je, mal à l'aise.
– Bah oui. Toi tu es une fille, lui c'est un garçon, vous vous entendez bien, donc vous êtes amoureux ! rétorqua-t-il, visiblement très fier de lui.

C'est à ce moment-là que je réalisais la portée de l'innocence des enfants ainsi que la raison qui les poussait à s'attacher aussi facilement aux inconnus.

– Nous nous entendons, il est vrai, mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes amoureux, Éric… lui dis-je en souriant. L'amour, c'est une toute autre chose.
– C'est quoi alors ?
– Et bien, soupirais-je tout en essayant de mettre de l'ordre dans mes pensées. C'est un sentiment très fort, bien plus fort que de l'amitié. Les personnes amoureuses ont pratiquement besoin de la présence de l'autre pour être "bien". Elles se regardent sans cesse parce qu'elles ne peuvent pas faire autrement. Et quand elles sont séparées, elles sont tristes jusqu'au moment de se retrouver.
– Et comment font-elles quand elles ne peuvent pas se retrouver parce que l'une des personnes est morte ?
– C'est très difficile. La personne qui reste en vie doit réapprendre à vivre sans l'être aimé. Cela prend généralement du temps.
– Et elle pourra retomber amoureuse de quelqu'un d'autre, un jour ?
– Je ne sais pas.

Je compris alors que ce questionnement de sa part ne tenait aucunement d'une conclusion mais plutôt de l'expression de son propre désir de nous voir ensemble, Élias et moi. Eric s'était énormément attaché au militaire. Il l'aimait aussi fort qu'un petit garçon en était capable… Un petit garçon qui avait perdu son père et qui faisait face, chaque jour, à la détresse de sa mère. J'avais beau essayer de ne rien montrer, mais Éric voyait tout, ressentait tout. Et puis, je n'avais pas vraiment de contact avec les gens de manière générale. Depuis le décès d'Ernest, je restais loin des autres et n'éprouvais pas la moindre envie de me mêler à eux. Donc, Élias était la première personne qui rentrait dans notre foyer depuis le décès de mon époux. Le premier homme qui mangeait à notre table. Le premier modèle masculin de mon fils depuis des mois.

– Mais il ne sert à rien de forcer les choses. Ce qui doit arriver arrivera… Et ce n'est pas grave si cela n'arrive jamais, d'accord ?
– D'accord, dit-il en regagnant l'auto, visiblement déçu.

Je le regardais s'éloigner un instant, le cœur gros… Puis, finalement, je me tournais vers ce pauvre Élias qui devait penser être tombé dans une maison de fou.

– Je suis désolée pour ceci… Je réalise, de jour en jour, que tout cela est loin d'être facile à vivre pour lui.

La jeune femme intervient rapidement après la dernière déclaration de son fiston. En effet, Eric venait de déclarer que j’étais amoureux de sa mère et, il faut l’avouer, son affirmation m’avait quelque peu désarçonnée.
J’étais terriblement gêné, ne sachant comment répondre au petit pour ne pas le blesser, ni blesser sa mère.

Héléna semblait terriblement gênée, elle aussi, ce qui était amplement compréhensible. Elle s’efforça donc d’expliquer au mieux ce qui différenciait notre “relation” d’une relation amoureuse. Naturellement, le spectre d’Ernest n’était pas loin et il était évident que, malgré lui, Eric m’avait un peu…affecté au poste. Sans doute me voyait-il un peu comme un remplaçant valable ?
C’était aussi largement ma faute. Je m’étais attaché au gamin et, passer du temps avec lui était agréable et amusant. Je m’étais sans conteste montré trop proche, le poussant dans cette direction sans le vouloir. Je m’en voulais d’autant plus qu’Héléna m’avait mise en garde.

En voyant ce petit bout d’homme repartir, les épaules basses, il était évident que cela faisait plusieurs jours que, dans son esprit, je n’allais pas partir et qu’Héléna et moi allions former une famille autour de lui.
Amer désillusion pour un chouette gosse de cinq ans…

Non Héléna, c’est moi qui suis navré pour cette situation. Vous m’aviez prévenu, mais je n’ai pas été assez méfiant. Sans doute ai-je trop accordé de temps à Eric, cela lui a mis cette idée en tête…

Je poussais un soupir avant de me tourner vers la rivière.

La situation n’est pas facile à vivre pour aucun de vous deux Héléna. Je suis un intrus dans votre existence déjà durement éprouvée. Je suis un ennemi, je n’ai rien à faire dans votre vie… Pourtant, comme je le lui disais, je me suis attaché à vous.

Oui, je m’étais attaché, mais jusqu’à quel point ? Non, se poser cette question, c’était émettre l’hypothèse qu’Eric avait vu juste et cela était tout bonnement impossible.
Je souriais à la jeune femme.

Vous êtes une belle personne et, une belle femme. Intelligente, débrouillarde, tenace… Mais beaucoup trop Madame je-sais-tout pour moi ! Affirmais-je avec un sourire taquin. Reprenons la route, que vous puissiez vous débarrasser de moi ! Lançais-je alors sur un ton amusé.

Mais vous me manquerez… pensais-je, malgré tout.

Je crois sincèrement qu'Élias faisait partie de ces hommes que je ne pourrais jamais comprendre. Du moins, pas totalement. Par exemple, si je trouvais logique une partie de son dialogue, la suite me parut plutôt … décousue. Pourquoi plaisanter en usant de compliments avant d'ajouter "vous êtes trop Madame-je-sais-tout pour moi". Pourquoi semblait-il de si bonne humeur tout à coup alors que, quelques minutes avant, il affichait une mine des plus abattues.

Non, vraiment, je ne comprenais strictement rien à ce qui venait de se passer… Néanmoins, j'estimais que mieux valait ne pas chercher à comprendre au risque d'attraper une migraine. Nous avions encore beaucoup de route à faire.

Je laissais la conversation à Eric puisqu'il se débrouillait si bien. Cette fois, il choisit de laisser de côté le sujet de son père pour parler de l'école, de son copain Gaston. Il parla de son instituteur, Monsieur Bernard un homme d'un certain âge qui détestait les pommes. Il lui tardait de pouvoir reprendre la classe et ses petites habitudes d'écolier. Une vie normale auprès d'enfants de son âge …

– Mais je ne sais pas si je pourrai retourner à l'école… Celle dans laquelle j'allais se trouvait juste à côté de notre maison de Gravenhaven…

Elle aussi avait grandement souffert après le bombardement…

– Je t'ai inscrit à l'école d'Ashaam. Elle est plus petite mais je suis certaine que tu t'y feras de nouveaux amis.

– Encore une chose qui ne sera plus pareille qu'avant, soupira-t-il.

– En effet… Et j'en suis désolée.

Il est vrai que cela faisait beaucoup de changements en quelques mois. J'avais la fâcheuse tendance de me dire qu'il valait mieux que cela se produise à son âge, parce qu'il s'adapterait beaucoup plus vite. Au fond, ce raisonnement était tout à fait valable, mais cela ne signifiait pas pour autant que Éric n'en souffrait pas.

Nous fîmes halte à Bloomberg, une petite ville au nord de l'Olga, le grand fleuve qui parcourait toute la région. Nous pûmes de nouveau louer deux chambres et prendre un bon repas.

Après avoir repris la route, il fallut un petit moment à Eric pour retrouver la parole. Le temps de digérer les échanges précédents sans doute. Il me raconta alors son école, son copain, le professeur et sa haine des pommes. Il m’expliquait combien l’école lui manquait et qu’il avait hâte de reprendre.
J’avais failli lui dire que c’était une bonne chose et qu’il retrouverait bien vite son école… Heureusement, je me suis souvenu à temps de la raison pour laquelle ils habitaient cette petite maison.

Naturellement, son école avait été touchée par les bombardements et le petit bout d’homme devait vivre encore un obstacle, encore un changement brutal dans sa jeune vie. Sa mère essaya de le réconforter, mais le soupir de l’enfant ne laissait guère d’illusion.
Je tournais le regard vers les paysages, regardant au loin. Discrètement, je laissais une petite larme s’envoler avec le vent. Je me sentais tellement coupable, pas d’avoir bombardé, mais de ne pas avoir fait plus pour que les passages sur Gravenhaven soient précis.
Peut-être aurais-je dû diriger la mission…
Peut-être aurais-je dû dissuader les instances de la commander…

La vie est une suite de changements Eric. Parfois des beaux, parfois des moches, mais ce sont eux qui nous font devenir qui nous sommes. Dis-je d’une voix émue.

Finalement, nous n’étions pas arrivés chez l’oncle d’Héléna en fin de journée et la voiture devait refroidir. Nous avions trouvé une petite auberge où nous avions mangé et où deux chambres nous attendaient. Le petit avait à peu près retrouvé le sourire et, après mangé, nous avons fait une partie de carte. La jeune femme l’avait alors accompagné se coucher tandis que, de mon côté, j’étais sortie prendre l’air et faire quelques pas. La nuit était fraîche et claire, les étoiles brillantes, un temps de vol idéal.

– Un temps de vol idéal, je présume, dis-je à Elias tandis que je vins le rejoindre dans la cour, deux tasses de chocolat dans les mains. Ne faites pas cette tête, j'ai longtemps été mariée à un pilote. Je sais à quoi vous pensez lorsque vous regardez le ciel. Moi je vois la lune, les étoiles… Vous vous imaginez un plan de vol.

Je lui en tendis l'une des tasses avant d'aller m'installer sur le banc non loin, afin de profiter, moi aussi, de la vue de ce ciel étoilé.

–Vous avez bien triste mine, officier, raillais-je gentiment. On pourrait croire que l'on vous envoie dans des contrées lointaines, bien loin de chez vous… C'est pourtant l'inverse il me semble…

Je savais bien que ma réaction pouvait me faire passer pour un être froid et insensible, mais il fallait bien que quelqu'un se montre fort dans notre bien étrange trio. Je préférais donc me montrer… inflexible. Après tout, je n'avais pas envie de m'attacher à lui, même si je m'étais d'ores et déjà habituée à sa présence. J'essayais donc de le voir comme un écureuil sauvage qui serait tomber de l'un de mes arbres. Je l'avais certes soigné comme je lui avais offert un refuge durant un temps… Mais un écureuil ne pouvait pas vivre avec nous. Il fallait à présent lui rendre sa liberté… Pour son bien autant que pour le nôtre.

– Si tout va bien, vous serez bientôt chez vous, parmi les vôtres. Tout ceci ne sera plus qu'un souvenir… J'espère tout de même que vous saurez dire à vos semblables que les sudiques ne sont pas des monstres… Je doute que l'on vous entende et que la guerre cesse après cela… Mais sait-on jamais.

Je vous interdis de lire dans mes pensées ! Avais-je rétorqué, amusé par le fait qu’elle prononce tout rigoureusement la phrase que je venais de penser.
Oui, temps de vol idéal ! La visibilité est extraordinaire et la température facilite la vie du moteur. Quant aux étoiles… Les éternelles guides… Soufflais-je en souriant.

Je pris la tasse qu’elle me tendait avant de la rejoindre sur le banc pour souffler sur ma boisson chaud.

Je vais être honnête Héléna… Après ces quatre semaines, cela me fait un pincement au cœur de vous quitter. N’y voyez aucune tentative de quoi que ce soit surtout ! Mais, oui, j’ai appris à vous connaître un peu et je dois bien admettre que je vous apprécie beaucoup, vous comme Eric. Pour ce que vous avez fait pour moi et pour les personnes que vous êtes. Votre fils est un chouette petit, sa spontanéité me manquera. Avouais-je en souriant avant de boire une gorgée. Mais il faut que cela cesse, que je parte pour que vous puissiez retrouver votre vie sans risquer le peloton chaque jour.

Elle évoquait alors la suite et le fait que je devrais être de l’autre côté de la frontière d'ici à quelques jours tout au plus. La suite de ses paroles m’arracha un sourire.

Oui, dans quelques jours… Il me faudra passer devant une commission militaire afin de vérifier mon identité et de s’assurer que je ne suis pas passé à l’ennemi. Mais rassurez-vous, je saurai dire comment j’ai été traité, faites-moi confiance. Ils sauront qu’il est vital de ne pas détruire les champs de patates. Raillais-je. Puis, comme vous dites, il me restera les souvenirs. Vous m’avez sauvé Héléna, ce souvenir restera ancré en moi. Qui sait, lorsque la guerre cessera, peut-être pourrons-nous nous croiser de nouveau sans avoir à… Je fis voir un morceau de mes papiers d’identité.

En attendant, qu’avez-vous comme idée pour aller de chez votre oncle à chez-moi ? Demandais-je, curieux.

– Je me suis habituée à votre présence. Eric plus encore… Reprendre notre vie là où nous l'avons laissée il y a plusieurs semaines risque d'être compliqué.

Mais nous y arriverons, avais-je envie d'ajouter avant de juger que cela serait de trop. Après tout, même si nous faisions cela pour aider un homme à rejoindre son pays, nous nous mettions en danger pour cela… Élias avait raison : il fallait que cela cesse.

Je n'avais pas réalisé que le périple d'Élias était loin d'être terminé… Pas plus que ses ennuis d'ailleurs. Passer la frontière menant à Ansgard ne serait guère difficile, le territoire étant neutre… En revanche, je ne savais pas comment il pourrait passer de Ansgard à Chiron…

–Je n'en sais rien en réalité. La neutralité d'Ansgard s'arrête à la frontière de votre pays. J'espère que votre arme suffira à prouver votre identité…

Je l'espérais sincèrement…

– Je n'ai jamais quitté l'empire… Je n'ai donc aucune idée de ce qui se trouve derrière ces frontières. On dit qu'Ansgard est certes petite, mais très prospère.

Ernest me parlait d'une cité état dressée autour d'un magnifique lac de montagnes. Des eaux claires. Des sommets enneigés… Un petit bout de Nord à l'entrée du Sud.

– Habitez-vous loin de la frontière ? Comment est votre pays ?

Un mélange étrange de plaisir et de déception m’envahit lorsqu’elle annonce que ma présence leur était devenue… Coutumière. Du plaisir, car, c’est humain, on aime savoir qu’on laisse notre empreinte quelque part. De déception ensuite, car, un peu de moi rechigne encore un peu plus à devoir partir.
Mais il le faut. Il n’est pas envisageable de faire autrement. Je finirai forcément par être démasqué et il est hors de question qu’Héléna et le petit en souffre.
Aussi, nous avions changé de sujet pour aborder un point plus pratique. Sa réponse me fit froncer un sourcil.

Ansgard ? Ils sont neutres tant qu’on ne franchit pas leur frontière… S’ils apprennent qu’un soldat chironnais, ou sudique d’ailleurs, passe par chez-eux, ils vont s’énerver…

Malheureusement, sans avion, mon choix se limitait à cette option. Cela ne me plaisait pas, mais pas du tout.

La seule chance que j’ai, c’est qu’avec mes faux papiers, je peux me faire passer pour un réfugié…C’est affreux à dire, mais j’espère ne pas être seul à passer la frontière, cela me ferait mieux passer inaperçu.

Elle me confiait alors n’avoir jamais quitté son pays, évoquant rapidement ce qu’elle savait de ce pays neutre. Elle semblait espérer que j’arrive à traverser Ansgard et à rallier Chiron, tout en ne pouvant m’appuyer que sur mon arme pour prouver mon identité.

Écoutez, on ne va pas établir un plan ce soir. Je verrai, une fois à destination, quelles sont les éventuelles options qui s’offrent à moi et… j’aviserai alors.

Elle s’intéressa alors à mon pays, me demandant où j’habitais, à quoi ressemblait nos terres. Je ne pus m’empêcher de sourire à côté de cette Héléna telle que je commençais à la connaître. Curieuse de plein de choses.

J’habite à une centaine de kilomètres de la frontière. Entre chez-moi et votre pays, le paysage est très semblable. Beaucoup de terres agricoles et de forêts. Au sud, la chaîne de montagne qui forme votre frontière, s’arrête en bord de mer, au niveau de Maunacoh. C’est une zone qui est très fréquentée aux beaux jours, ceux qui sont fortunés y vont pour se la couler douce et se baigner. Le centre du pays est très industriel en revanche.

Je passais ainsi un moment à essayer de lui décrire les terres du Royaume de Chiron tout en buvant mon chocolat. C’était très agréable d’enfin pouvoir passer un moment à discuter tranquillement avec elle. Notre dernière tentative c’étant soldée par un échange étrange sur mon célibat.
Là, je prenais plaisir à lui raconter ce qu’elle voulait savoir et je ne doutais pas de sa sincère curiosité.

Je pense que cela m'aurait plu, de voyager. Ernest et moi discutions énormément de cette possibilité, après la guerre.

Après la guerre, nous pourrons voir le monde.
Après la guerre, nous pourrons acheter une autre maison.
Après la guerre, nous pourrons faire un autre enfant.
Après la guerre çi.
Après la guerre ça.

Et puis la guerre l'avait emportée, lui comme tant d'autres soldats appartenant aux deux camps. Des hommes que l'on avait envoyé là sans leur demander leur avis … Ils étaient nés hommes, ils étaient en bonne santé, alors ils devaient combattre…

Le monde, je ne l'ai parcouru qu'à travers les pages des encyclopédies ou sur les toiles ornant les murs des musées. Je n'ai rien vu d'autre que ce que l'on m'avait montré et il m'était dès lors impossible d'imaginer quoique ce soit de plus. Une ville en bord de mer où vivaient les gens riches et oisifs, cela n'existait pas par ici. L'empire méprisait les fainéants et les nantis n'ayant rien à faire n'étaient pas si nombreux. On travaillait tôt dans le sud, et souvent jusqu'à la fin de sa vie.

Alors à défaut de pouvoir découvrir ce royaume inconnu de mes propres yeux, j'écoutais très attentivement le récit et les descriptions livrées par le chironnais. Je pouvais bien être curieuse, mon esprit restait totalement dépourvu d'imagination. Tout ce que je visualisais prenait la forme de ville que je connaissais bien. Je trouvais cela plutôt triste même si cela me paraissait pourtant logique.

– Et chez vous, comment est-ce ? Possédez-vous une maison ? Ne me dites pas que vous vivez à la caserne tout de même…