Il rit légèrement, Daniel était un petit phénomène, et Sean avait dû en voir des vertes et des pas mûres avec lui ! Pas étonnant qu’il n’écoute pas son frère, il était si… espiègle, et avide d’aventures sans être couvé. Ça crevait les yeux. Cela dit Alan comprenait l’inquiétude du plus âgé : avec ses pouvoirs, cela pouvait vite devenir hors de contrôle. Il fallait se cacher… et mentir. Ce n’est pas comme si Alan ne pouvait pas comprendre ce qui pouvait passer par la tête de Daniel. Et il était jeune, il n’avait peut-être pas encore connu les conséquences d’une trop grande exposition. Ce n’était pas plus mal, personne ne devrait avoir à subir la pression d’une société anti-mutante, surtout quand on est si jeune. « He is lucky to have you. You will see, one day, he will realize it! » Et ce jour-là, Daniel sera reconnaissant de tout ce qu’a fait Sean pour lui. Il fallait juste… passer l’âge ingrat, comme on dit.

« As for… the other matter, I really cannot say if someone ever had a… crush on me. »
« Oh come oooon… » sourit-il, appuyant son coude contre le bras de Sean. What did I just said?
« There were someone. » Alan le fixa alors, curieux. Il le savait… Sean était mignon, attentionné, un brin timide, évidemment qu’il y avait quelqu’un. Il essayait d’imaginer ce que ça faisait, dans la vie de Sean avant, d’être la veille d’Halloween, se préparer devant le miroir à rencontrer cette fille. Évidemment que c’était une fille. Sean ne l’avait pas spécifié, mais il n’en avait pas besoin. Sa surprise quand Alan mentionna les garçons était bien suffisant pour se rendre compte qu’il n’avait considéré l’autre sexe avant.

« You know… maybe it was feelings. It’s okay to have feelings and not have them anymore. I mean… It’s not because it’s not the same now that they never existed. And as far as I know, best friends have good instincts on that matter! » Enfin… Sean n’avait pas l’air de trop regretter ce crush et Alan se sentait… comment dire… plus léger. C’était étrange de se dire que finalement, ils se connaissaient à peine, et ils parlaient déjà à cœur ouvert de leur vie amoureuse.

Il avait vu sur les quelques traits de Sean dans la pénombre que son expression avait changé quand il avait parlé des garçons. Alan ne regrettait pas d’être honnête, ce n’était pas un sujet sur lequel il mentait même s’il n’en parlait pas ouvertement comme le faisait Finn. Il vit le jeune homme tourner son regard maladroitement, bafouiller… « Oh, no, of course not, it’s… great! » C’était si… adorable! Alan laissa échapper un petit rire amusé, qu’il cacha dans le creux de son poignet. « It’s great! » répéta-t-il, le taquinant un petit peu. « He said it’s great! Oh sorry, it’s just that no one ever answered that to me when I came out! » Il n’y avait rien de méchant ou de mauvais dans la réponse de Sean, le jeune mutant le savait. Ça se sentait. Mais peut-être que personne ne lui avait jamais fait de coming out, aucun de ses amis d’avant, et qu’il n’avait jamais eu le temps de se demander comment réagir. C’était l’inexpérience et la surprise.

« I mean, I’ve never kissed anyone, so… I kind of envy you, I guess. »

Cette fois-ci, ce fut Alan qui fut un peu surpris. Il retourna son regard sur lui. Est-ce lui ou bien… ils étaient plus proches, à présent ? La pénombre cachait les petites rougeurs de son visage. C’était… un visage nouveau qu’il voyait sur Sean. Il ne pourrait pas le décrire, mais ses yeux… ses yeux brillaient avec la lune. C’était presque ridicule à quel point Sean était beau. Ses cheveux étaient sales et mal coupés, on pouvait encore voir la coupure d’une branche sur sa pommette, rien qu’Alan n’avait pas déjà vu durant leur séjour dans le même camp. Mais bon sang… il était beau.

« You know… » commença-t-il dans un murmure, se penchant vers Sean presque malgré lui. « It’s just a kiss… what matters is who you’re doing it with. That’s what is giving the magic in it. But… » il se coupa, et pinça ses lèvres lentement. « If you’re curious, I could… show you a thing or two. »

Alan releva ses yeux vers les siens, lui souriant doucement. Oh oui, il aimerait l’embrasser… Mais Sean, il avait peut-être besoin d’y réfléchir un petit peu avant de s’embraser. Embrasser Alan, c’était embrasser un garçon. C’était reconnaître qu’il n’était peut-être pas entièrement hétérosexuel. Parfois, c’était trop à digérer. Parfois aussi, on regrettait d’avoir fait ça.

Et Alan tenait assez à Sean pour ne pas vouloir qu’il regrette.

Il posa alors son index sur les lèvres de Sean, le poussant légèrement avec un petit sourire.

« Ask me another day, Diaz! »

Tout cela était à la fois beaucoup trop gênant, beaucoup trop perturbant, un peu impressionnant et… tellement grisant, aussi. Alan qui se moquait gentiment de lui, révélant une personnalité lumineuse, qui n’avait plus rien de sa timidité apparente ; cette façon qu’il avait de le bousculer doucement pour le taquiner, faisant naître une complicité naturelle entre eux ; et, surtout, cette sensation de proximité, que Sean ressentait très forte alors même que rien de concret, en apparence, ne semblait le justifier.

Le regard plongé dans ce qu’il percevait de celui d’Alan dans la pénombre, Sean buvait littéralement ses paroles. En fait, il était totalement sous le charme. Il eut besoin d’un petit temps pour comprendre ce qu’Alan sous-entendait. I could show you a thing or two. Si ce n’était pas une invitation, alors qu’est-ce que c’était ? Étaient-ils en train de… flirter ? À quel moment leur échange avait-il basculé ?

Peu importaient les réponses à tout cela : sur le moment, Sean avait envie de ce baiser, même s’il ne comprenait pas trop ce qui lui arrivait. Peut-être parce qu’il était persuadé qu’Alan allait le faire  – peut-être parce qu’il était vraiment juste curieux, après tout ?

Il tressaillit légèrement quand l’index d’Alan se posa sur ses lèvres. Il se sentait à la fois démuni, séduit, embarrassé, déboussolé, frustré, soulagé… C’était indémêlable, et il avait surtout un peu honte de ne pas savoir comment réagir, là où Alan semblait parfaitement maîtriser la situation. À défaut d’une meilleure réaction, Sean feignit la légèreté et l’aisance – du moins il essaya –, répliquant en souriant : « Count on me, I’ll remember this. » Bon, et maintenant ? Qu’était-il censé dire ? Fallait-il poursuivre dans cette voie ? De toute façon, comment pouvaient-ils revenir à un sujet de conversation plus banal ?

Sean regarda autour d’eux, balayant la nuit qui s’était posée sur le paysage, les ombres des grands arbres, le miroir étoilé du lac, espérant que ça l’aide à reprendre ses esprits. Puis il s’entendit dire : « What time do you think it is? Maybe we should go back. » Il se mordit la lèvre. Bien tenté, Diaz, mais… t’as quand même un peu l’air de prendre la fuite, là, non ?

« Count on me, I’ll remember this. » Oh... Oh. Pendant un instant, Alan avait pensé qu’il était allé trop loin, que peut-être ce... flirt n’était pas vraiment approprié, mais en une seule phrase, Sean venait de balayer tous ses doutes. Alan se sentit grisé par cette réponse immédiate, ce sourire qu’il avait en prononçant ces mots, et un frisson le prit. « I... certainly hope so. » sourit-il en retour.

En fait, il ne pouvait pas s’arrêter de sourire. Son visage s’était figée dans cette expression d’imbécile heureux, et ses yeux ne pouvaient tout simplement pas quitter Sean, même quand le regard de celui-ci se mettait à balayer les alentours, si calmes. C’était comme s’il était encore pris dans le charme de l’instant, et qu’il ne voulait pas réellement se réveiller.

« I don’t know... » admit Alan, fermant les yeux un instant. « But yeah, you’re right. I think... I’m gonna stay here, a little longer. If that’s okay. » I fucking need to calm the fuck down. Son cœur battait encore à mille à l’heure, et s’il devait rentrer côte à côte avec Sean... tous les deux... ensemble... n’importe qui regardant dans leur direction pourrait se faire des idées. Ce n’était pas réellement le genre d’attention dont il avait envie, là maintenant. « See you tomorrow, Diaz. » dit-il une dernière fois, relevant ses yeux vers lui pendant qu’il le regardait se redresser.


Au camp, tout avait été rangé. La fête était finie... S’il n’y avait pas eu le travail le lendemain, peut-être qu’elle aurait encore duré, Dieu sait qu’elle pouvait ne jamais se terminer avec Finn dans les parages ! Ça n’avait pas été rare qu’ils voient les première lueurs du jour ! Cependant, pour ce soir, la plupart avait décidé de se montrer raisonnable, et les autres n’ont pas eu d’autre choix que de suivre... ou poursuivre la fête dans une tente.

À peine Sean avait-il ouvert la fermeture de la sienne, il se fit accueillir avec la lumière soudaine d’une lampe torche dans les yeux.

« Where were you » claqua la très jeune voix de son cadet, l’air renfrogné et les sourcils bien froncés. Il savait qu’il aveuglait son frère, et ne se fit pas prier pour laisser la lumière bien droite sur lui ! « That was a long pee, Sean. A veeeeeery long pee. » Sa voix était remplie de soupçons, et surtout de frustration. Il pouvait sentir les excuses mensongères d’ici ! Daniel, lui, n’avait jamais le droit de s’éloigner et encore moins sans explication. Mais Sean, lui, il pouvait le faire quand ça lui chantait ! Tu parles d’une justice. « You know, you missed it all ! It was awesome, too bad for you ! »

« Of course. I’ll find my way », avait murmuré Sean, comme pour ne pas troubler l’instant. « See you tomorrow, LeBeau », avait-il ensuite répondu dans un sourire. Il n’était pas particulièrement du genre à appeler les autres par leur nom de famille, mais pour cette fois, il avait l’impression, en faisant écho au salut d’Alan, de prolonger un peu la complicité toute particulière qui semblait être née entre eux.

Presque à regret – car il serait bien resté, dans le fond, mais il sentait qu’il avait besoin de s’éloigner pour faire le point, recouvrer ses esprits qui semblaient flotter loin au-dessus de lui, dans il ne savait trop quelle sphère inconnue –, Sean ramassa ses jambes sur lui-même et se releva, avant de s’éloigner doucement, reprenant le chemin du camp.

Ask me another day, Diaz! La phrase résonna longtemps dans sa tête, encore et encore, et il entendait la voix d’Alan, dans toute la légèreté joyeuse qu’il ne lui aurait pas soupçonnée. Il y pensait encore quand il se pencha pour ouvrir la tente, mais ces pensées se dissipèrent instantanément quand Daniel, qu’il avait presque réussi à oublier, l’accueillit avec mauvaise humeur.

À un autre moment, Sean aurait tâché de désamorcer les reproches de son jeune frère par la plaisanterie, mais cette fois, il se sentit agacé. Peut-être parce qu’il aurait préféré continuer de penser à la soirée qu’il venait de passer – la plus belle depuis bien longtemps –, peut-être parce qu’il détestait être rappelé à ses responsabilités ; peut-être parce qu’il culpabilisait d’avoir ressenti un tel soulagement à l’idée d’être loin de Daniel un moment. Il s’était imaginé rentrer et trouver Daniel endormi, se coucher en repensant à Alan et à leur conversation – Ask me another day, Diaz! –, mais il avait été bien naïf. « Can you stop always sulking whenever I’m doing something that doesn’t involve you », râla-t-il en refermant la tente derrière lui.

« You know, you missed it all ! It was awesome, too bad for you ! » « Yeah fine, too bad for me », répliqua-t-il avec froideur. Sean avait souvent besoin, pour rester calme, de convoquer toutes ses ressources pour se rappeler que Daniel n’y pouvait rien, qu’il subissait la situation tout autant que lui et qu’il fallait faire preuve de patience et d’indulgence. Mais, ce soir-là, il n’y parvint pas, et les deux frères s’endormirent dos à dos, dans un silence fâché.


Pendant quelques jours, Sean et Alan n’eurent pas l’occasion de se parler seul à seul. Mais Sean avait comme l’impression de partager avec lui quelque chose qu’il n’avait pas avec les autres. Comme une sorte de secret… ce qui n’avait aucun sens, évidemment. D’un autre côté, sa timidité n’avait pas désenflé, et, quand il repensait à la conversation qu’ils avaient eue au bord du lac – Count on me, I’ll remember this –, il se disait souvent : Why exactly did I say that? He’s gonna hope for something else, now… Do I… Do I really want this?

Au cours d’une rare après-midi libre, alors que Daniel avait commencé un jeu avec Finn, Jacob et Cassidy, il avait profité du soleil pour s’éclipser et retourner à l’endroit qu’Alan lui avait montré. Il s’était installé sur le rocher où ils avaient eu leur drôle de conversation, et avait sorti son carnet. Il avait vraiment envie de dessiner cet endroit. La vue, d’ici, était magnifique. Il y avait là un grand calme qu’il ressentait, comme si Alan lui avait montré un lieu où se reposer de toute contrainte, pour n’être plus qu’un adolescent sans histoire.

Sean sortit son crayon, ouvrit en grand son carnet qui avait déjà bien vécu, et commença son croquis en définissant peu à peu les volumes et les perspectives, d’un trait léger.

Cela faisait quelques jours maintenant. Il n’y avait pas eu de nouvelle soirée, le travail était plutôt éreintant et beaucoup ne voulaient pas rester jusqu’à pas d’heure. Le groupe mangeait quand même ensemble, partageait les mêmes corvées, certains s’offraient même du bon temps, mais voilà... tous les jours se ressemblaient un peu, et Alan n’avait pas vraiment eu le temps de reparler avec Sean. Ils se croisaient souvent, s’adressaient quelques mots, épluchaient des pommes de terre ensemble, cependant ce n’était pas comme s’ils étaient seuls, coupés du monde comme ils l’avaient été ce soir-là.

Plusieurs fois, Alan s’était pris à jeter quelques regards à Sean... Juste pour le voir...

Et plusieurs fois, leurs yeux s’étaient croisés, et Alan lui avait souri. Il y avait quelque chose de nouveau maintenant, une connexion, de la complicité. Comme s’ils n’avaient pas besoin de mot pour se saluer, et... se souvenir...

Il y avait quelque chose. Cette bulle, ce secret.

Alan n’espérait rien de plus. Après tout, il n’était pas dans une situation où il pouvait attendre quoi que ce soit. Pour autant qu’il le savait, il pouvait tout aussi bien être parti demain... Alan le regretterait, bien sûr. Mais c’était la réalité des choses. C’était pour cela qu’il prenait soin d’apprécier d’autant plus ce genre de moments magiques, et les chérir, les garder vivants aussi longtemps qu’il le pouvait.

Cette après-midi était calme, et surtout, libre. Assez rare pour le notifier, et ce n’était pas Alan qui irait s’en plaindre ! Ça faisait un moment qu’il n’avait pas pris de temps pour lui, ne serait-ce pour s’occuper ses cheveux ou bien de la terre qui avait incrusté ses chaussures et même son pantalon. Il n’avait pas vraiment réfléchi : personne n’avait besoin de lui alors il s’était dirigé vers la rivière, prenant le chemin qu’il aimait prendre. Bien vite, comme l’autre fois, on n’entendait plus les bruits du camp, juste ceux de la forêt. Là où il se sentait bien, en sécurité, en paix... Le rocher était là, bien sûr, mais il n’y fit pas plus attention. Après tout, il ne comptait pas s’y rendre. Le mutant contempla l’eau un moment, inspirant à plein poumon, un sourire paisible lui traversant les lèvres. Oh oui, il était bien, là...

Il prépara ses affaires sur une grosse branche qui reposait maintenant sur le sol. Ses chaussures enlevées, ses chaussettes... hum... mieux valait ne pas évoquer ses chaussettes. Ici, il pouvait ôter ses lentilles intégrales, les laissant reposer dans le peu de produit qui lui restait. Puis il mit ses mains dans ses cheveux, les secouant un peu. Alan finit par se relever, replier les bouts de son pantalon pour venir faire quelques pas dans l’eau. La fraîcheur de la rivière le grisait, c’est ce qui était bon ! Si claire, si froide, il pouvait encore voir ses orteils avec une telle netteté ! God I love that place... !

C’était naturellement qu’il tourna sa tête vers le rocher, y apercevant maintenant la silhouette de la seule personne qu’il avait emmené ici. Sean était de retour, si concentré... assis en tailleurs, fixant avec la plus grande attention les arbres devant lui.

Alan resta un moment immobile, l’observant encore... détaillant son profil de loin, la ligne de sa mâchoire, l’éclat dans ses yeux quand il les rebaissa vers son carnet pour tracer quelques traits. C’était un artiste...

Cependant, quelque chose vint le déconcentrer. Peut-être cette sorte de sixième sens quand on se sent regardé. Et Alan sourit, un petit peu désolé de l’avoir dérangé. « Hi... ! » Leurs regards se croisèrent encore, le jeune homme s’attendait à retrouver cette même proximité qu’ils avaient eu ces derniers jours avec ce même genre de contact. Cependant... son sourire s’effaça assez vite. L’expression de Sean... pourquoi avait-il pâli comme ça. Quelque chose n’allait pas ?

…

Ses lentilles étaient encore dans leur petite boite, reposant dans leur sérum.

… Oh non.

Sa main se porta sur son visage par réflexe, les doigts trop ouverts pour vraiment le cacher.

Oh non, non, non, non, non, non, non, non, non !

Il avait l’impression de mourir, là tout de suite. Sa tête lui hurlait de s’enfuir, mais ses jambes restaient tremblantes, fixées dans le sable de la rivière. Move ! Move ! Son pied gauche réussit à faire un premier pas en arrière, maladroit... et son pied droit finit par suivre.

« I... I forgot... I need to... » bredouilla-t-il sans articuler, oubliant même ses affaires quand il se retourna et reprit le chemin. Celui qui n’allait certainement pas vers le campement. Celui qui donnait vers la forêt.

Sean avait identifié les différents plans, esquissé les volumes. Au cœur du monde, comme toujours lorsqu’il dessinait, il pouvait maintenant entrer dans le détail de ce qu’il voyait. Le paysage prenait forme sur la double page de son cahier, au son du crayon qui accrochait doucement le papier, à peine plus audible que l’air dans les grands arbres.

Malgré l’état de concentration nécessaire à l’exercice, Sean eut l’intuition d’une présence à la limite de son champ de vision. Son cœur accéléra légèrement, en avance sur le mouvement de son regard, qui découvrit en bas la silhouette d’Alan. Il ne l’avait pas entendu arriver. « Hi... ! » fit celui-ci, et Sean allait sourire en retour, mais passé la surprise de le voir là, il prit conscience de quelque chose d’étrange dans le visage d’Alan… Ses yeux. Ses yeux étaient…

Un instant, il avait cru revoir le lac noir de leur nuit partagée.

L’amorce de son sourire s’évanouit sans que Sean eut le temps de comprendre ; il voulut mieux regarder, mais il n’en eut pas l’occasion. Alan avait porté sa main à son visage, s’efforçant de le cacher, et, avec la distance, Sean ne savait plus ce qu’il voyait, ni ce qu’il avait vu vraiment. « I... I forgot... I need to... » bafouilla Alan, avant de se retourner, abandonnant ses affaires, s’éloignant d’un pas mal assuré en direction de la forêt.

« Alan? » demanda Sean, sans que l’intéressé pût l’entendre.

En un instant, il avait, sur son dessin inachevé, refermé le carnet. Il dévala le rocher, se trouvant sur le sentier sans même avoir eu le temps d’y réfléchir. S’il ne rattrapait pas Alan, à cet instant précis, alors Sean sentait que les choses allaient prendre un tournant qu’elles ne devaient pas. Que, s’il ne le rattrapait pas, quelque chose allait se perdre, se briser entre eux, disparaître à tout jamais.

Il courut après lui dans la forêt, appelant son prénom – mais Alan ne se retourna pas et sembla même redoubler d’efforts pour lui échapper. Qu’avait-il de si terrible à cacher ? Un bref instant, Sean se demanda s’il voulait vraiment le savoir ; mais peu importe. C’était plus fort que lui. Cette force qui l’attirait vers Alan était plus forte que lui.

« Alan! Please, wait--! » Après quelques minutes, Sean parvint enfin à le rattraper. Le souffle court, le cœur battant, il le saisit au bras, l’obligeant violemment à s’arrêter, à se retourner vers lui dans un même mouvement. Ils se trouvèrent alors si proches l’un de l’autre.

« Alan! » Ce dernier avait la tête résolument baissée, ses boucles brunes en bataille ramenées sur son front, et de son bras libre dissimulait son visage, dans un geste urgent et désespéré. Le temps semblait s’être figé, les bruits de la forêt se réinstallaient autour d’eux, et Sean se sentit coupable d’avoir eu un geste aussi brusque.

Que croyait-il qu’il allait faire, une fois Alan rattrapé ? Il baissa la tête à son tour, desserrant sa poigne, et ses yeux tombèrent sur l’ourlet qu’Alan avait fait à son pantalon, sur ses pieds nus sur le sol froid et dur. « You’re gonna hurt your feet », fit-il, embarrassé mais sincèrement inquiet. Puis il osa se redresser, tenter de regarder celui qui semblait tant vouloir lui échapper. « Alan… What is it? » Why would you run away from me?

Il n’avait aucun idée d’où il allait. Aucune idée de la direction du soleil, des racines sous ses pieds, des pierres et cailloux sur lesquels il pouvait trébucher... tout ce qu’il voulait c’était courir, s’éloigner le plus possible ! Mettre de la distance ! Et ensuite... ensuite il voulait juste prier pour que ce ne soit qu’un mauvais rêve. Que ce ne soit pas réel.

He saw me... se répéta-t-il, n’entendant même plus la voix de Sean l’appeler. He saw me ! He saw me !!

Que la foudre le frappe maintenant, il n’osait même pas songer à ce que Sean penserait. He must find me disgusting... They all find me weird, creepy, evil... Avoir des yeux noirs comme les siens, c’était un signe de possession. Ou de diable. Même pour des humains qui n’avaient rien contre les mutants... But Sean... why is he still running ?

« Go away ! » lui cria-t-il, la voix à moitié étouffée par son halètement. Bon sang... Pourquoi n’arrivait-il pas à courir plus vite ? Pourquoi Sean essayait-il de le rattraper ? Il n’arrivait même pas à réfléchir. Sean était trop rapide. Stop ! Go away ! Don’t look at me ! Don’t―

Il sentit son bras attrapé, tiré en arrière, le faisant presque basculer quand il fut forcé par l’élan à se retourner. Alan n’avait plus de souffle, littéralement. Il ne pouvait plus respirer. Sean appela encore son nom... No... please ! Sa main libre se plaqua contre son front, cachant au mieux ses yeux fermés aussi fort qu’il le pouvait. Please, I beg you ! La poigne de Sean se desserrait sur son bras, sans pour autant le lâcher. Alan se risqua à regarder sa main, sur sa propre peau, les yeux baissés. L’autre soir, il en avait rêvé... dans d’autres circonstances...

Cette proximité. Ce toucher. Réaliser que Sean était juste un petit peu plus grand que lui. Être si près qu’il pouvait voir les mailles de son sweat qu’il aimait tant.

« You’re gonna hurt your feet... » finit-il par dire, brisant le silence qui s’était installé entre eux. Alan se figea. My... what now ? Il s’était attendu à bien des choses, mais pas ça ! « Alan... What is it ? » Ses lèvres se pinçaient. Son cœur battait si fort que ça lui faisait mal. Comment pouvait-il répondre à ça ? Rassemblant ce qui lui restait de volonté, Alan se dégagea avec regret du contact de Sean, reculant de quelques pas sans trop savoir où il mettait ses pieds. Il ne pouvait pas affronter son regard, il en était tout simplement incapable. Il ne pouvait pas le laisser le voir.

« Tell me you didn’t see. » articula-t-il avec difficulté. « Swear it ! Please ! Tell me you didn’t see ! »

Plus il essayait de revoir ce qu’il avait vu, là-bas, sur le rocher, et moins il y parvenait. Le souvenir ressassé maintes fois finit par s’user, et Sean ne gardait véritablement que l’intuition de cette vision… Un lac noir et profond. Quel sens cela avait-il ? Il ne comprenait pas vraiment ce qu’il avait vu – encore moins dans l’état de confusion où il se trouvait, pressé par la voix suppliante d’Alan. Quoi que ce fût, ça avait l’air grave, pour ce dernier. Ce qui est grave doit être protégé. Un secret pour un secret.

« I… I didn’t see », répéta Sean d’une voix mal assurée. De tout son cœur, il aurait voulu lui dire : I swear it, I swear I didn’t see anything ! car c’était ce qu’Alan avait désespérément besoin d’entendre… Mais il ne le pouvait pas.

Il fit un pas en avant, priant pour qu’Alan ne se dérobe pas encore une fois. Il reprit sa main – doucement, cette fois. Il se retourna, fit un pas en direction du lac, essayant de l’entraîner à sa suite. « Please come now. Please », insista-t-il. « I won’t turn unless you tell me, I promise. »

Ça lui faisait un effet étrange, de s’entendre dire ça, car de toute évidence il ne savait pas du tout de quoi il parlait. Il avait beau y réfléchir, il ne parvenait pas à comprendre ce qu’il y avait de si urgent à cacher, encore moins à cet endroit-là… Mais il sentait que l’émotion d’Alan, qui le terrassait, était réelle, tangible, fondée. Une urgence vitale, presque communicative. Et, même s’il n’en comprenait pas encore les raisons, Sean pouvait comprendre ce sentiment-là.

Il mentait... Alan pouvait le sentir, ou du moins, peut-être était-ce sa peur et sa panique qui le forçaient à voir le mensonge. Sean ne pouvait pas ne pas avoir vu... n’est-ce pas ? Il devait avoir vu ! Mais s’il avait vu... alors pourquoi était-il ici ? Encore en train d’essayer de le calmer ?

De faire un pas vers lui ?

De lui prendre doucement la main ?

Alan se sentit trembler, mais incapable de résister à un geste aussi prudent et sincère. Il était juste... incapable de penser. Il devrait, pourtant. Là, en cet instant, il était vulnérable comme un bébé, et s’il devait y avoir une menace, alors il ne serait absolument pas capable de se défendre, ni même de courir.

Et puis ses yeux s’ouvrirent lentement en sentant le mouvement à travers ses doigts. Sean avait bougé. Non... il s’était retourné.

« Sean... ? » souffla-t-il, confus.

« I won’t turn unless you tell me, I promise. »

Sa main dans la sienne, il lui tournait complètement le dos, comme s’il voulait s’éviter à lui-même d’apercevoir quoi que ce soit, même par accident. Sans s’en rendre compte, Alan avait lentement baissé sa main, ouvrant maintenant les yeux sur ce dos offert. Sur leurs mains entrelacées... ses doigts chauds...

Ce n’était pas comme tout à l’heure, il ne l’avait pas saisi pour l’empêcher de s’enfuir. S’il voulait se dégager de son emprise, Alan sentait que ce serait d’une facilité déconcertante. Le moindre geste, même minuscule, pourrait le libérer. Non, ce n’était pas pour cela que Sean lui avait pris la main. C’était pour une autre raison...

Une raison d’une infinie tendresse.

Alan fit un premier pas en l’accompagnant. Si seulement Sean savait ce que cela signifiait, pour lui. Mais il ne pouvait pas le lui dire. Ce qu’il fit, cependant, c’était poser sa deuxième main sur celle de Sean. Tout aussi doucement que lui, peut-être même encore plus fébrile. Il voulait juste... le sentir un peu plus, contre sa peau.

« You... » essaya-t-il d’articuler, dans un murmure, la tête baissée. « You’re not going to ask any question... ? »

Sean sentit son cœur battre un peu plus fort quand la seconde main d’Alan se posa sur la sienne, comme pour raffermir cette étreinte. Il était soulagé ; oui, c’est ce qu’il ressentait : le soulagement qu’Alan le suive, qu’il ne tente pas de s’échapper à nouveau. Il se sentait… chanceux, quelque part, d’avoir réussi à gagner sa confiance. Et pourtant, d’un autre côté, cela lui semblait naturel, évident, presque inévitable. Il n’avait, à vrai dire, presque pas douté qu’il parviendrait à le rassurer, à le convaincre de revenir vers lui. Les grands arbres qui les entouraient, le ciel au-delà, clair comme de l’eau de roche par ce beau soleil d’hiver, veillaient sur eux, veillaient à ce que tout, entre eux, demeure dans la douceur. D’où lui venait ce sentiment ?

Ils avancèrent comme ça, l’un derrière l’autre, leurs mains ne se quittaient pas et c’est Alan qui rompit le silence. « You… You’re not going to ask any question... ? » Il parla si bas que ç’aurait aussi bien pu être le vent dans les hautes branches des séquoias, mais Sean l’entendit très distinctement. Il était tout près, juste là, mettant ses pas dans les siens. Sean eut un sourire. « No », dit-il simplement, parce qu’il n’y avait rien d’autre à dire.

Regrettait-il de ne pas comprendre ce qui venait de se passer, de ne pas s’entendre confirmer, et expliquer, ce qu’il avait vu ? Peut-être un peu, dans un sens, parce qu’il était curieux de connaître Alan. Mais sa confiance était plus importante.

Après quelques minutes, le paysage s’ouvrit finalement, le lac se dessina devant eux. « I was drawing, I left my notebook up there », dit Sean, prenant soin de ne pas se retourner. Il avait gardé la main d’Alan dans la sienne, et le remarqua à cet instant, la laissant aller presque à contre-cœur. Car… il n’avait aucune raison valable de la retenir contre lui, n’est-ce pas ?

« Do you want to come with me? Or… maybe later », ajouta-t-il, car il doutait que, quelle que soit la cause du malaise d’Alan, elle puisse être résolue dans l’instant. Puis, réalisant que sa présence même pouvait être une gêne : « Or should I leave? I can come back to finish my drawing later, if you need some time on your own. »