Elle n'est toujours pas réapparue. Kyle commence à paniquer. Elle l'a abandonnée et c'est bien fait pour lui, il aurait mieux fait de se suicider dans le district deux et oublier tout ça. Pacificateur - qui lui apparaissait comme le pire métier du monde - vaut mieux que cette attente. Il aurait aimé que Septima lui fasse des adieux en bonne et due forme, qu'elle lui parle et lui dise qu'eux deux, ce n'était qu'un bon moment mais que ça ne pouvait plus durer, avant qu'il ne meure comme un imbécile. Certes, elle a dit qu'elle lui trouverait des alliances, mais elle aurait dû revenir non ?

Ses pensées tournent sans cesse dans son esprit et Kyle ne trouve pas le sommeil, tant pis, les maquilleurs feront un travail exceptionnel comme d'habitude et son visage aura l'air reposé, tant qu'il ne se met pas à baver en s'endormant au milieu d'une interview, tout est possible ! Il se mord la lèvre et décide de se lever. Quitte à ne pas dormir, autant profiter du frigo plus que rempli de la cuisine inutile - vu le nombre de plat qu'on leur sert à table. Dire que certains districts meurent de faim, ils doivent être verts de rage maintenant.

Il manque de pousser un hurlement quand il voit une forme noire sur le canapé avant de reconnaître Septima. Son corps se détend d'un coup et un soupir s'échappe de ses lèvres et il court vers elle. Quand il s'avance il voit un peu mieux son air las et son sac de glaçon sur l'épaule.

- Je peux ? demande-t-il en indiquant la place à côté d'elle.

Il ne s'est pas servi à boire, il n'a rien pris à manger. Comme toujours, il a tout abandonné pour elle. Se rend-elle compte du pouvoir qu'elle a sur lui ? Lui qui se pensait autonome, suffisant et se croyait utile à lui-même. Il pose ses fesses sur le canapé. Il ne dit rien de ses tourments intérieurs - elle les déteste - et il lui sourit.

- Bonne journée ? Je peux faire un truc pour apaiser ta douleur ?

Subitement, il a envie de retourner au Village des Vainqueurs du District deux. Il a envie de se battre avec elle, de rouler dans l'herbe et de prendre la vie comme le jeu qu'elle était alors.

- C'était quand même cool la vie dans le deux, j'aurai dû en profiter mieux.

En réalité, il fait partie de ceux qui en ont le plus profité. Il n'a jamais travaillé, il a beaucoup dansé, bu et somnolé. Ensuite, il a savouré ces trois mois chez Septima. De quoi se plaint-il ? Ah, oui, de sa mort imminente.

- Me suis engueulé avec Appia aujourd'hui, enfin, elle n'a pas dit un mot, mais je crois qu'elle me respecte un poil plus maintenant ?

Il finit sa phrase comme une question alors qu'il devrait être assuré, mais il ne cherche qu'à rassurer Septima, parce qu'il n'est absolument pas certain de ce qu'il avance.

La petite brune se contente d’opiner du chef. Légèrement. Le mouvement lui arrache quand même une grimace. Elle n’a pas envie de parler, pas tout de suite, pas encore. De toute façon, elle ne doute pas que son compagnon (d’infortune) ne manquera pas de meubler le silence tout seul. Elle ne lui en tient pas rigueur. A l’inverse, elle ne le reconnaîtra certainement jamais à voix haute, mais elle aime bien l’écouter.

La sincérité de la question du garçon la désarçonne. Une bonne journée ? Qui de sain d’esprit passerait une bonne journée au Capitole ? Et depuis quand Septima passe-t-elle de « bonnes journées » ? Ou plus exactement, depuis quand est-elle capable de passer une bonne journée sans lui à ses côtés ? La brune émet un petit rire sarcastique qui se transforme rapidement en une quinte de toux et une grimace en réponse à la fulgurante douleur qui traverse sa poitrine. Il se pourrait bien qu’elle ait une côte fêlée, finalement.

Septima se contente de se laisser lentement glisser sur le côté jusqu’à laisser tomber sa tête sur l’épaule de Kyle. Elle prend une grande inspiration, qui se bloque aussitôt qu’elle sent le crissement qu’émet sa côte et le coup de poignard dans son omoplate. Alors elle prend une un-peu-moins-grande inspiration et s’enivre de son effluve. Tant qu’il est là. Tant qu’elle peut encore en profiter. Même s’il sent toutes les saletés de parfum et autres essences dont on a imbibé ses fringues, ses draps et un peu, tout, ici. Mais là, derrière toute cette épaisse couche d’hypocrisie et de faux-semblants dont on l’a affublé, Kyle est toujours présent. Le vrai Kyle. Son Kyle.

Elle ferme momentanément les yeux. Elle n’est pas du genre nostalgique, mais les mots du garçon la touchent. Ou bien est-ce son épaule commotionnée, sa lèvre crevée ou encore sa côte fêlée qui la lance ? Non, elle n’est pas nostalgique. De son côté, Septima ne regrette rien du deux… Bon, d’accord, ce n’est pas tout à fait vrai. Elle regrette sa petite vie pépouze en compagnie de Kyle. Lequel aurait eu à l’inverse tout à gagner à ne jamais croiser sa route. Elle avait essayé de le faire déguerpir pourtant. Mais il avait été pire qu’une sangsue… Voilà ce qu’il en coûtait de venir toquer à la porte d’une psychopathe. Même si, pour une fois, elle n’était pas directement responsable de la chose. Elle préférait de loin être l’auteure de ses propres morts.

Kyle reprend la parole et change de sujet. Ce n’est pas comme s’il avait lieu d’attendre une réponse de la part de Septima sur le sujet précédent, de toute façon. Qu’aurait-elle pu dire ? Ils n’ont clairement pas eu la même expérience de la vie dans le deux. Il a quand même bien glandé, mine de rien, pendant des années. N’est-ce pas cela, profiter ? Faire la fête jusqu’à pas d’heure ? Picoler ? Ne pas lever le petit orteil pour ne serait-ce que faire semblant de bosser ? Mouais. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, « profiter mieux » ?

On en revient à Appia et à l’entraînement. Septima n’est pas certaine de préférer ce sujet qui la ramène bien trop à ses contingences matérielles et surtout au pourquoi elle est dans cet état. Plus encore, elle n’a pas envie de briser ses illusions. Il faut qu’il gagne en assurance s’il veut avoir une chance de survivre. Du moins de survivre suffisamment longtemps pour qu’elle ait le temps de mettre son plan en action. Alors elle ne compte certainement pas lui dire que le revirement d’attitude d’Appia, il le doit probablement plus au : «  S’il meurt et que tu n’as pas fait de ton mieux pour le protéger, tu ne profiteras pas longtemps de ta victoire, c’est clair ? » de Septima ce matin qu’à son engueulade dans la journée.

Alors elle s’abstient une nouvelle fois de répondre. Elle se contente de se redresser légèrement et de tendre le cou, en dépit de la douleur, vers le visage du garçon contre lequel elle est appuyée, jusqu’à poser ses lèvres contre les siennes. Elle peut sentir le goût de son propre sang sur ses lèvres à lui.

Personne ne goûtera au sien. Elle compte bien faire tout ce qui est en son pouvoir pour s’en assurer.

Comme aux premiers temps, elle ne décroche pas un mot. Il avait l'habitude de discourir des heures, de parler sans s'arrêter, pour voir quand est-ce qu'elle en aurait marre et qu'elle le balancerait dans le vide. Pourtant, elle ne l'a jamais fait. Et là, au sein du Capitole, dans cette pièce immense, vide et sans âme, il profite de la chaleur de son corps contre le sien, du poids de sa tête sur sa poitrine.

Septima ne se laisse jamais aller. Elle a toujours six coups d'avance et est la personne qui se tient le plus droit qu'il ne l'ait jamais vu.
Mais avec lui... Il soupire d'aise, sentant un sourire se dessiner sur ses lèvres. Avec lui, elle est elle-même, elle n'a pas peur d'un couteau dans le dos, elle ne lui confierait jamais sa vie parce qu'il est totalement incapable de la défendre correctement, mais il mourrait pour elle.

Alors qu'il va reprendre la parole - pour parler d'un truc inutile, comme le fait qu'il ait soupesé toutes les armes à l'armurerie en essayant d'avoir l'air impassible et de les avoir toutes utilisées au cour de sa très courte vie - elle se penche vers lui. Et le monde cesse de tourner. Ses lèvres frôlent les siennes, leur coeur se met à battre à l'unisson. Là, il est à sa place. Même si c'est au milieu du Capitole, même s'il y a sûrement des caméra. Quand elle est apaisé, Kyle se sent heureux.

- Ok, on est pas obligé de parler.

Toujours incapable de se taire, Kyle lui chuchote à l'oreille avant de l'embrasser à nouveau. Il pourrait se perdre et tout oublier, juste un instant, il pourrait rester dans le déni et se persuadé qu'ils vivent une journée ordinaire.

Mais quand il pose la main sur la hanche de Septima, son corps abîmé réagit pour elle. Septima est blessée. Et elle refuse d'en parler. Septima le protège, comme toujours. Il ferme les yeux et la réalité le rattrape. Il va mourir dans cette putain d'arène.

- Allez, on peut pas dormir et tu refuses de parler. Viens m'entraîner.

Il se redresse, quittant la chaleur de ses bras avant de lui tendre la main. Elle peut se défouler sur lui, lui rendre des coups - mesurés toujours - et lui enseigner encore quelques techniques. Kyle allait toujours à ses leçons en traînant des pieds, mais en réalité, il a toujours aimé ça. Voir la force brute qui se dégage d'une personne si petite.

- J'veux m'faire mettre au tapis.

Il la taquine, la stimule, la pousse à se relever, par esprit de contradiction. Elle ne veut pas qu'il soit faible, elle peut encore lui apprendre quelques petits trucs ? Kyle n'a jamais été un grand dormeur, autant profiter des heures calmes de la nuit non ?

Si Septima était capable de sourire, elle aurait souri. Mais elle est trop Septima pour cela. Alors elle attrape la main qui lui est tendue, la pressant subrepticement au passage, avant de l’empoigner plus fermement pour se redresser. Elle souffle en se relevant pour éloigner la douleur et, une fois debout, garde prisonnière la main, entrelaçant les doigts de leurs deux mains ensemble.

Il n’y a pas de véritable espace d’entraînement dans les appartements des tributs. Après tout, ils disposent d’un immense terrain de jeu au sous-sol. Néanmoins, un peu à l’écart dans l’immense pièce qui leur sert de salon se trouvent deux fauteuils et une table basse autour d’une sorte d’épais tapis en mohair. Ça fera l’affaire. Septima pousse un fauteuil du bout du pied et fait signe à Kyle de s’occuper de déplacer la table basse. Elle n’a pas envie d’admettre qu’elle n’est plus tout à fait en état de la soulever elle-même.

La petite brune a un bref moment de pause. Elle fait mine d’ouvrir la bouche mais la referme aussitôt. Que pense-t-elle s’apprêter à faire ? Se lancer dans une déclaration d’amour ? Essayer de lui faire part de ce qu’elle ressent ? Quoi qu’elle dise, au vu des circonstances, ça ressemblera toujours plus à des adieux qu’autre chose. Elle n’est pas prête à faire ses adieux. Elle ne le sera probablement jamais. Alors elle ne dit rien. Ou plutôt, quand elle reprend la parole, c’est pour tout autre chose.

- Tu sais que c’est un combat qui peut durer très longtemps. Techniquement, je n’ai pas le droit de te faire le moindre mal, déclare-t-elle en roulant des yeux.

A partir de demain, c’est parti pour les trois jours d’entraînement imposés. Puis le concours de talents devant le comité organisateur. Avant le départ… la simple pensée lui noue la gorge. La sensation, parfaitement nouvelle pour elle, la laisse perplexe. De… l’appréhension ? Est-ce donc ça que les tributs sans aucune préparation ressentent à l’idée de se rendre dans l’arène ? C’est la première fois qu’elle ressent quelque chose de cet acabit.  Ça lui est aussi désagréable. Très désagréable. Elle s’efforce de chasser la pensée.

Elle se place face à lui, plongeant son regard dans le sien, et l’ombre d’un rictus carnassier illumine son regard.

- ça va que le tapis est épais…

Depuis qu'ils se connaissent, Kyle a évolué, il n'est plus le même gars apathique d'avant, mais surtout, il connait mieux Septima. Et, si ce n'était pas envisageable qu'elle se mette à lui déclarer son amour, Kyle aurait cru lire dans ses yeux une hésitation de cet acabit. Il se dépêche de tourner les talons pour enlever la table basse. Comment pourrait-il accepter un seul mot d'elle qui le condamnerait à mourir ? Si elle n'y croit plus, alors sa fin est affreusement proche. Il refuse d'y songer. Il sait qu'il va mourir dans l'arène, ça, c'est évident, mais il ne veut pas qu'elle y croit. Si elle est désespérée par cette idée, alors Kyle n'a plus qu'à se suicider tout de suite. Il a besoin de son espoir à elle. Un espoir dénué de sens, Septima n'est pas une rêveuse, elle est pragmatique.

Face au tapis, il est heureux quand elle a repris son ton d'entraineuse. Ces mots, mi-cynique, mi-sérieux, sont ceux qu'il connait le mieux.

- Moi j'ai l'droit d'te blesser par contre.

Il blague, évidemment qu'il ne le fera pas, pour la simple et bonne raison qu'une telle action n'est jamais arrivée. Il n'a jamais blessé Septima, elle est mille fois plus forte que lui, même quand elle est épuisée et au plus bas de sa forme. Il sourit. Il joue. Ce soir, ils ne sont plus mentor et tribut, ce soir, ils sont deux amants qui profitent d'un moment de répit.

Pour parfaire le jeu, il la salue avant de se ruer sur elle. Il tente de se rappeler toutes les techniques qu'elle lui a donné, il essaie d'être fort sur ses appuis, de trouver ses faiblesses à elle, de la déséquilibré, il fait mine de lui enfoncer les doigts dans les yeux - juste pour lui montrer qu'il se souvient des points faibles à exploiter.

Rapidement, son corps se couvre de sueur et ça lui fait du bien. Il en est le premier étonné, toujours sonné de voir qu'elle avait raison, que se battre l'aide à s'apaiser. Il aime cette nouvelle sensation de force qui s'est éprise de lui, il aime connaître le corps des autres d'une nouvelle manière. Ah, si seulement il avait plus de trois jours, il aurait vraiment pu devenir un guerrier. Non, d'ici une dizaine de jour il sera un tribut mort. Cette pensée - qui pourtant ne le quitte jamais - le déstabilise et il tombe. Le dos sur le tapis, le visage tourné vers Septima il soupire en imitant son timbre long et traînant.

- Kyle, que vais-je faire de toi ?

Il fait mine de soupirer, avant de sourire. Il l'aime. Et ça le bouffe, putain.

L’espace de quelques instants, il n’y a plus qu’elle, lui et le tapis qui, au gré de leurs mouvements, les sépare ou les unit. Rien que ça suffit à tenir à distance les Jeux, le Capitole, l’avenir morose qui les attend. Elle, surtout. Statistiquement, son avenir à lui s’annonce plutôt bref. C’est celui de Septima qui sera morose. Bon, peut-être bien que ça ne suffit pas à tenir toutes les sombres pensées à distance. Elle l’admire, en nage, en train d’essayer de la mettre à terre et un sourire intérieur, dont elle ne laissera pas la moindre manifestation la trahir, l’envahit, repoussant le reste.

Gauche, droite. Elle esquive une nouvelle fois. Elle fait mine de contre-attaquer. Il perd ses appuis et bascule. Et là, soudain, avec une violence inattendue, les traits du souriant jeune homme deviennent ceux de son cadavre dans l’arène. Une sensation étrangère lui étreint la gorge. Comme si quelqu’un de pas très doué essayait de l’étrangler en pressant sur sa trachée pour empêcher à l’air d’atteindre correctement ses poumons. Mais il n’y a personne. La sensation ne sera pas mortelle, mais elle est fichtrement désagréable. Plus désagréable encore qu’elle lui semble auto-infligée. Bien malgré elle, elle sent sa respiration se faire plus saccadée. Un contrecoup de son combat d’un peu plus tôt ? C’est un peu tard. Le garçon lui sourit et elle cherche toujours son air.

Alors elle se laisse tomber aussi délicatement que possible près de lui, tendant d’amortir au mieux la descente pour ne pas aggraver le cas de son épaule endolorie et de ses côtes qui grincent de mécontentement. Elle vient se pelotonner contre son flanc gauche, la tête dans le creux de son épaule, l’oreille contre son torse. Les battements rassurants de son cœur l’apaisent. Sa gorge se rouvre un peu plus à chaque pulsation. Il est hors de question qu’il meure dans cette foutue arène. S’il doit mourir un jour autrement que de vieillesse, ce sera de sa main à elle. Elle s’en fait le serment.

Le plan est parfaitement clair dans sa tête. Etape un : les sponsors. Etape deux : les organisateurs. Demain l’attend elle aussi une nouvelle et longue journée de travail.

- Demain, à l’entraînement, ne te précipite pas sur les armes. Fais-mine d’y prêter un peu attention en entrant dans la pièce, mais va plutôt rapidement voir les ateliers de survie, souffle-t-elle.

Elle a l’impression d’avoir une râpe dans la gorge mais, heureusement, le chuchotement masque assez bien la légère distorsion. Il lui faudrait un grand verre d’eau fraîche, mais elle n’a aucune envie de quitter le confort de ses bras. Surtout, même si elle ne l’admettra pas, elle n’est pas tout à fait convaincue d’être en capacité de se relever.

- Apprends-y tout ce que tu peux. L’arène elle-même peut te tuer avant les autres tributs. Moins glorieux mais tout aussi redoutablement efficace, ajoute-t-elle avec une inique légèreté.

Sa main coule sur son torse et retrouve bientôt le contact de ses doigts qu’elle noue dans les siens. C’est bien parce qu’elle l’aime qu’elle n’aura de cesse de rester pragmatique.

Plus le temps avance et moins le déni est une échappatoire possible, malheureusement Kyle préférerait s'y vautrer. Fini le temps de l'insouciance, de la facilité, des rires et des jeux. Chaque fois qu'il essaie de lui tendre une perche pour oublier ce putain de lendemain, elle reprend son sérieux. Ils ne peuvent pas blaguer et Kyle est obligé de vivre avec cette fichue épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Il sait que le monde ne va pas cesser de tourner, que Septima va continuer à vivre, peut être même pleurer sa mort et puis retomber amoureuse et lui... ne sera plus. Et cette pensée le détruit de l'intérieur, parce qu'il n'y a pas d'autres échappatoire. Peut-être est-il plus lucide qu'elle sur cette fin tragique qui l'attend, parce qu'elle... continue de se battre. Pour lui. Et il s'en sent presque honteux.

- Survie, noté.

Il répond laconiquement, incapable de l'ignorer, mais incapable de continuer comme ça. Ne veut-elle vraiment pas mettre de côté l'enfer qui l'attend ? Non ! Il faut en parler chaque instant.

Au moins, pour l'instant, elle est allongée dans ses bras, ils sont ensemble, serrés l'un contre l'autre sur ce tapis hors de prix du Capitole. Il ne peut réfréner un sourire, décidément ils ne feront jamais rien comme les autres.

Sauf que le temps passe, avance, il court et Kyle n'a pas d'autre choix que prendre le temps en marche. Déjà la nuit se termine, déjà les entraînements commence. Kyle dédaigne les armes, il va voir le coin qui parle de la survie. Ils n'y sont pas nombreux et le regard d'Appia est dédaigneux. Elle n'a pas besoin de survie, elle a été biberonnée à ça... Mais Kyle n'écoute que Septima, qui clame son contentement à l'intérieur de sa vie, voilà à quoi il en est résout pour continuer de sourire : l'imaginer en pompom-girl dans son esprit détraqué. Et ça marche, voilà que ses lèvres remontent sur les côtés.

Ce jour-là, il apprend comment faire des noeuds, comment grimper, le b-a-ba des plantes comestibles. Ce n'est pas grand chose, mais qui sait, ça l'aidera peut être à survivre au bain de sang s'il arrive à courir assez vite. Ses longues jambes sont bien son seul avantage.

Le soir venu, il décide d'aller dans la bibliothèque du Capitole, cette énorme pièce au sous-sol du bâtiment, leurs chambres sont dans les étages, mais la pièce est là, pas cachée du tout, mais personne ne s'y rend. Les plaisirs de la table, l'envie d'agir comme un enfant né au bon endroit, le déni, rare sont les tributs à vouloir se renseigner. La pièce est éteinte, il y rentre, sûr d'être seul. Il ne veut pas rentrer dans les appartements froids du deuxième où Appia l'attend pour le juger. Septima ne sera certainement pas là tôt, il préfère s'éloigner du monde sans pour autant se retrouver seul dans un environnement familier.

Les livres l'entourent et il se rend compte qu'il n'a finalement jamais lu cette suite dont il avait tant parlé, au début ça l'intéressait vraiment, mais très vite Septima l'a bien plus intéressé que tout le reste. Alors qu'il cherche dans les étagères, il entend une bruit. Il panique. Bon sang, il aurait du prendre une lampe de poche et ne pas tout éclairer ! Il attrape un livre pour se défendre - et le traité des plantes vertes inutiles est assez gros pour ça. Et ensuite, il attend.

- Ah, tu es là. J’ai dû menacer ton avox de chambre de lui arracher les oreilles pour qu’il finisse par accepter de me montrer dans quelle direction il t’avait vu partir, l’apostrophe Septima sur le ton l’évidence neutre.

Son regard se pose que l’épais opus entre les mains du garçon.

- Tu te rappelles que ce n’est pas moi que tu es sensé tuer, n’est-ce pas ? Assène-t-elle sans la moindre inflexion dans son ton pour révéler la boutade dont il s’agit. Ou en est-ce vraiment une ? Elle plisse légèrement des yeux en dévisageant le garçon.

Par la force des choses, elle a encore dû passer la journée loin de lui et elle n’ose encore tout à fait croire que d’ici quelques jours à peine, leur séparation pourrait être un aller sans retour. Son visage ne laisse, là encore, rien paraître du trouble qui la traverse l’espace d’un instant. Elle s’empresse de le chasser et de l’enfouir profondément avec tous les sentiments qu’elle s’interdit de ressentir ou qu’elle ignore comment ressentir. Avec tous les sentiments, en fait. Les rendez-vous avec des sponsors potentiels, les entretiens avec l’organisation, les préparatifs annexes. Elle n’a même pas vu passer sa journée. Dire que ce n’est pas fini…

Dans sa robe de cocktail échancrée très graphique et géométriques, le visage peinturluré et les yeux lourdement ombrés de noir, il est clair qu’elle n’est pas en direction de son lit. Sa styliste lui a choisi des semelles compensées si denses qu’elle pourrait casser le nez de quelqu’un avec. Ce qu’elle n’exclut pas totalement de faire avant la fin de la nuit.  Elle n’est donc là que le temps d’un passage éclair avant les mondanités du soir.

Comment lui dire qu’elle a eu envie de le voir avant d’attaquer la longue nuit qui l’attend. Ou plutôt pourquoi lui dire. Alors elle ne lui dit pas. Devrait-elle ? Bientôt, il sera peut-être trop tard. Non, elle ne peut pas se laisser aller au défaitisme. Si quelque chose change dans son attitude, il le remarquera tout autant que s’il lui prenait de se teindre les cheveux en rose bonbon.

Elle espère qu’il ne l’interrogera pas trop sur le pourquoi de sa tenue. Il n’a pas besoin de savoir l’étendue de ce qu’elle est prête à faire pour lui. Elle aurait pu se contenter de l’éviter. Pas dur vu l’endroit où il a choisi de venir se réfugier. Lequel des abrutis qui l’entourent aurait l’idée de venir faire de la lecture. Dans les derniers jours des condamnés, il était plutôt question de profiter d’ultimes plaisirs de la bonne chère – voire de la bonne chair – que de l’esprit. Pourtant, elle le reconnaît bien là. Elle le revoit s’extasier sur sa bibliothèque à la maison. Elle repense à tous ces instants heureux qu’ils y ont vécu. Lui installé en travers sur le fauteuil de cuir. Elle, par terre en tailleur sur l’épais tapis à boucle, un livre sur les genoux. Elle, droite comme un i, immobile dans sa lecture. Lui, à se tourner et se retourner, semblant parfois sautiller sur place, faire tourner les pages à toute vitesse et revenir en arrière, comme s’il vivait l’histoire en même temps que ces héros.  Elle est encore en train de se laisser aller à ce truc étrange… la mélancolie ? Ce que cela lui fait ressentir, surtout, c’est une vague de rage qui menace de la submerger quand elle repense à ce que ces salauds du Capitole essaient de lui enlever. Plus encore, à ce que sa propre mère a causé. Quoi qu’il se passe ici, elle aura sa vengeance.

La petite brune repose les yeux sur le garçon qui fait battre son cœur un peu différemment de tous les autres.

- Si tu avais le choix et que tu pouvais partir là, maintenant, tu irais où ?

Evidemment que c'est elle ! Le soulagement est tellement pur dans ses veines que Kyle a envie de courir dans ses bras, de l'embrasser, de savourer chaque instant, mais non, il reste juste con avec son livre en l'air et un air coupable sur le visage.

- Comme si j'en étais capable !

Sa voix n'est qu'un murmure, mais le petit sourire qui s'étire sur ses lèvres est sincère. Evidemment qu'il ne fait pas le poids face à Septima, jamais il ne pourrait la tuer, l'inverse n'est pas vrai, mais ça ne change rien au fait qu'il n'en a pas la moindre envie. S'ils avaient du y aller à deux dans cette fichue arène, il n'aurait pas eu la moindre chance de survie.

Il la regarde dans sa tenue incroyable, avec son maquillage et il sait qu'il a bien fait de venir là, que le froid sombre de leur étage ne le réchaufferait jamais, par contre, il ne comprend pas pourquoi elle s'est montrée. Elle aurait pu juste continuer à faire ce qu'elle pense devoir faire. Il ne lui demanderait jamais de cesser ses activités, d'arrêter de croire en lui, parce qu'il ne veut pas qu'elle sache combien il a peur de cette fichue mort qui arrive en courant, mais bon sang, qu'est-ce qu'il aimerait passer chaque instant à ses côtés, comme ces trois derniers mois.

Pour alléger l'atmosphère, il siffle entre ses dents.

- Et bah, ta styliste est bien plus douée que la mienne.

En réalité, ils ont la même, il n'y a pas quarante-sept styliste pour chaque district, mais disons qu'ils n'ont pas décidé de mettre Kyle en valeur, alors que bon sang, sa belle gueule c'est bien tout ce qu'il a. Il penche la tête sur le côté, sachant bien que ce n'est ni le lieu, ni le moment. D'ailleurs, il ne dit rien de plus. Il se contente de se retourner pour poser le livre.

Quand elle reprend la parole, Kyle est surpris, il ne s'attendait à rien, mais encore moins à ça. Il sourit.

- J'suis pas un gars avec des grands rêves, revenir dans ta maison ça m'irait.

Ça fait longtemps qu'il ne rêve plus de s'enfuir, et puis il a trop besoin de son confort pour oser songer sérieusement à partir vivre dans les Montagnes qui l'attirent tant, il sait bien qu'il aimerait l'expérience pour quelques jours, mais ce serait un temps très court, bien vite il lui faudrait un vrai lit, des toilettes fonctionnelles et ... une grande bibliothèque.

- Même ici ils ont moins de livres intéressant que chez toi.

Il se plaint pour la forme, il y a beaucoup plus de livres dans ces étagères que sur le mur réservé à ça dans sa petite maison, mais là bas, il y avait des livres interdits, des livres dangereux selon le gouvernement. Il sourit.

- Et toi, un grand rêve ?

Va-t-elle lui parler des étoiles ? Ah, elle est bien trop terre à terre pour ça.

La petite brune considère la réponse en silence. Ce n’est pas franchement ce à quoi elle s’attendait. Qui de sain d’esprit lui répondrait que là, tout de suite, si l’opportunité de pouvoir s’éviter l’arène, il choisirait de rentrer droit chez lui, dans un district de Carrières où l’on valorisait la victoire et le sacrifice de ceux qui faisaient le choix d’aller combattre, dans un district de Pacificateurs, représentants de l’ordre établi et du système dans toute sa gloire et son horreur. Septima retint une petite moue.

Peut-être aurait-elle dû préciser « tu aurais où ailleurs que dans un district où tu ne pourras statistiquement retourner que les pieds devant ? ». Elle s’abstient du commentaire. Il pourrait être considéré comme désobligeant. Elle n’a pas posé la question pour s’antagoniser Kyle. Elle…

Mouais. Elle ne sait pas exactement elle-même ce qu’elle cherchait à accomplir en lui posant cette question. A quoi bon lui demander son avis de la sorte, de toute façon. Tout compte fait, elle aurait peut-être mieux fait de ne pas poser la question du tout. Elle le regrette d’autant plus quand il décide de la lui retourner. Ou plutôt, quand il décide de la déformer avant de la lui retourner. Elle ne l’a pas interrogé sur un hypothétique futur lointain et ses attentes pour plus tard. Elle lui a demandé où il partirait, là, de suite, maintenant. Sachant tout ce qui est par ailleurs et qui ne changera pas.

Un grand rêve, ce n’est pas du tout du tout ce qu’elle lui a demandé. Et puis, elle n’a pas de grand rêve. Elle avait modestement un rêve de tranquillité et même ça, c’était visiblement trop demandé. Il a fallu que sa mère décide de passer sa tranquillité au rouleau compresseur.

La petite brune se contente de chasser toute hypothétique réponse d’un haussement d’épaules. Il vaut mieux pour lui qu’elle s’abstienne de répondre. Elle sent le fiel du commentaire odieux se répandre sur le bout de sa langue. En lieu et place, elle comble la distance qui la sépare de Kyle et passe sa main le long du col de son t-shirt. Un début de sourire inquiétant soulève la commissure de ses lèvres.

- T’en fais pas, elle va s’améliorer, rétorque-t-elle alors en passant le plat de sa paume contre son torse. Je compte bien m’en assurer.