– Ne m'en parle pas. Ça devient gênant. Surtout qu'elle sait pertinemment que je suis avec toi.
– Notre relation est très récente. On ne peut donc pas en vouloir aux gens de penser que je ne suis qu'une distraction en attendant la prochaine.

Je ne fais pas partie de ces personnes qui comptent les jours écoulés. Je ne chercherai pas à mesurer l'importance de notre relation, pour les rassurer. J'estime ne rien avoir à leur prouver du tout. Aussi, pour cette demoiselle, il va devoir se débrouiller sans mon aide car, à l'évidence, cette dernière n'est pas encore prête à renoncer. Son regard scrutateur se pose régulièrement sur moi. Je sais que dans sa tête, beaucoup de choses se jouent. Elle nous compare avec minutie parce qu'elle cherche à comprendre ce qu'il peut lui plaire chez moi… Petit à petit, elle façonne son petit plan destiné à nous séparer.

Je pourrai m'en inquiéter, mais non. On peut même dire que cela m'amuse. En tout cas, pour l'instant. Mais je sais d'avance que je risque fort de perdre patience si Tom ne réagit pas… Que ce soit avec elle ou avec l'homme qui s'évertue à le piétiner.

Notre petite intermède ne s'éternise pas et je me retrouve rapidement seule. Une régisseuse me propose de venir me servir au buffet. Je n'ai pas très faim mais je prends cela pour une occasion de me dégourdir les jambes. On me propose rapidement un verre d'eau que j'accepte poliment.

– Merci.

Mes oreilles s'attardent sur quelques conversations. Beaucoup se plaignent du comportement de la gamine… D'autres pointent du doigt le caractère du manager… Une demoiselle affirme se sentir particulièrement mal à l'aise en sa présence, au point même de refuser de rester seule avec lui. Je me contente d'écouter sans rien dire jusqu'à ce que la costumière vienne me rejoindre.

– Votre visage ne m'est pas inconnu. Nous sommes-nous déjà croisé, me demande-t-elle ?
– J'avoue être totalement incapable de répondre à cette question. J'ai beaucoup voyagé à travers le pays et je n'ai pas la mémoire des visages.
– Au moins, vous êtes franche, pouffa-t-elle. Vous ne vous ennuyez pas trop ?
– Oh non, il y a beaucoup à observer et puis, j'ai apporté de quoi m'occuper.
– Je vous ai vu dessiner. Vous sembliez… inspirée.

Je lui souris puis mon rictus s'efface lorsque je vois Tom revenir, la starlette à son bras… L'instant d'après c'est le Colonel qui fond sur les deux, beuglant de nouvelles directives franchement injustes et… Tom ne réagit absolument pas… Il s'écrase.

Mon cœur se serre aussitôt tandis que mon regard se pose sur l'homme dont je suis tombée amoureuse… Je commence à me demander si celui-ci est réellement pourvu de volonté, de combativité. Pour l'instant, je n'en ai pas l'impression. Il a bien commencé à protester avant d'abandonner brusquement.

– Quand je parlais de caprice de star...Fais attention à ce que tu dis, Tom…
– Sinon quoi ?

Merde… Pourquoi je l'ouvre moi ?

– Je vous demande pardon ? me demande-t-il en se retournant, le regard profondément outré.

Bon bah… Tant pis.

– Je voudrais connaître la nature de vos menaces. Allez-vous le priver de sortie ?

À ses yeux ronds, je devine le choc de ce dernier. Là tout de suite, il est partagé entre le fait de pousser une nouvelle beuglante et d'éclater de rire… Mais je pense que c'est surtout la colère qui va s'exprimer. Derrière moi, ils sont nombreux à ricaner et quelque chose me dit que Jake ne va pas du tout apprécier.

– Vous devriez aller vous asseoir…
– Vous aussi…

Le regard que nous échangeons est particulièrement noir… Voilà qu'il se met à chercher un moyen de me faire plier. C'est comme ça qu'il fonctionne… À coup de moyens de pression, de chantage. Mais avec moi, mis à part Tom, il n'a rien du tout. Peut-être cherchera-t-il à nous faire rompre en mettant un peu plus la pression à ce dernier. C'est totalement le genre après tout.

Le gros homme fait un pas vers moi, à la façon de mesurer sa démarche, je comprends qu'il cherche à m'éprouver… Dommage pour lui, je ne recule pas et il n'aime pas ça. Là tout de suite, ce qu'il veut c'est me faire plier, devant tout le monde pour mieux m'humilier et asseoir un pouvoir totalement illusoire.

– Écoutez mademoiselle, ce n'est pas parce que vous êtes la fiche de Dav…
– Je pourrai être la fille du facteur que cela ne changerait rien, je le coupe sans faillir. Je ne suis pas vraiment du genre à m'appuyer sur les autres pour m'affirmer.

Il rougit. Tiens, je viens d'appuyer sur un point sensible. Il s'approche de plus en plus, jusqu'à se trouver suffisamment proche pour que sa voix ne soit plus qu'un murmure… un secret.

– Vous savez, je peux très bien vous détruire.
– Non, vous ne le pourrez pas, je réponds sur le même ton, un sourire carnassier aux lèvres. Vous n'êtes pas aussi puissant que vous l'imaginez et puis… Vous pensez à tort que j'ai des choses à perdre… Or, c'est faux. En revanche, vous, vous tenez en équilibre sur les épaules des autres. Vous jouez de votre grosse voix pour vous donner l'impression de dominer le monde… Mais ça aussi, c'est faux… Vous n'avez aucun talent, rien pour rebondir. Vous n'êtes qu'un marchand de tapis qui exploite le talent des autres pour se remplir les poches… Y'en a eu beaucoup d'autres comme vous.

Ses yeux se plissent et mon sourire s'élargit un peu plus. Je viens de me le mettre clairement à dos. Tant pis. Je lève mon verre d'eau dans sa direction et retourne m'asseoir à ma place. Jake fulmine dans son coin puis disparaît un instant dans les coulisses. Pendant ce temps, le groupe se démène sur scène pour assurer à leur futur public un show de qualité.

Mon regard croise celui de Tom. Je le rassure en souriant l'air de dire " Je t'ai dit que je savais montrer les dents."

"- Elle sait montrer les dents, ta copine !" siffle Jeff d'un air impressionné.
"- Tais-toi, ce n'est pas le moment", je marmonne sans pour autant ne rien perdre de l'échange.

Je ne sais pas à quoi joue Emily, et je suis à la fois terrifié et ébahi. J'ai peur pour elle. Peur de ce que pourrait faire Jake. Peur des menaces qu'il pourrait mettre à exécution. J'ignore ce qu'il lui a murmuré à l'oreille, mais je sais que ça ne peut être rien de bon.

Quand le regard d'Emily croise le mien, je ne peux pourtant m'empêcher de sourire...

"- D'oú tu la sors, Tom ?" me lance Kelly à voix basse. "Elle ne va pas tenir bien longtemps si elle ne sait pas rester à sa place. "

Je serre les dents. Ce n'est vraiment pas le moment.

"- Tu devrais envisager de trouver quelqu'un d'autre:, reprend Kelly en me faisant les yeux doux.

"- Non, au contraire", je rétorque. "Emily est exactement la femme qu'il me fallait."

Je ne prends même pas le temps de jeter un seul regard en direction de Kelly. Je souris quand Emily retourne s'assoir à sa place. Mais au fond de moi, je ne peux m'empêcher d'avoir peur. Et ce, malgré la nécessité presque physique qui me hurle de l'attraper par les épaules et de la plaquer contre le mur le plus proche pour l'embrasser avec passion. Mine de rien, cette petite démonstration a eu sur moi un effet considérable. Et j'ai soudainement très chaud.

Quand Jake revient, il est encore plus énervé que d'ordinaire, au point que Peter me jette un regard noir au terme de la répétition, comme si tout ceci était entièrement de ma faute.
Mais je suis tout de même satisfait de plusieurs choses.  Nous sommes enfin parvenus à trouver une organisation qui fonctionne à peu près. Kelly prend beaucoup de place sur nos chansons. Plus que ce que je ne souhaiterais. Mais au moins, elle cesse de m'interrompre à tout bout de champ. Et le reste du temps, j'ai assez de place pour m'exprimer. Suffisamment pour prendre du plaisir à être à nouveau sur scène.

Reste juste Jake, qui continue de nous inonder de remarques en tout genre, principalement vis à vis de petits détails.
Et puis il y a cette chanson, pour laquelle je dois lire les paroles, tout en faisant de mon mieux pour me caler sur ce que chante Kelly.

"- C'est inadmissible, Tom ! Tu es en retard sur la musique. Et le deuxième couplet n'était pas correct. Recommence."

Jake nous la fait chanter quatre fois de suite. Au bout de la quatrième fois, il est évident que tout le monde en a marre. Surtout Kelly.

"- C'est la faute de Tom !" s'écrie-t-elle finalement. "Je peux travailler avec lui, pour lui faire apprendre cette chanson !"

"- On fait comme ça", acquiesce Jake. "Tom, tu restes avec Kelly. Les autres, vous pouvez y aller."

Il est presque midi, et Kelly annonce qu'elle va se chercher quelque chose à manger et qu'elle reviendra après. Je lève les yeux au ciel. Elle dit vouloir travailler avec moi, mais elle disparaît à la première occasion.

J'ai enfin l'occasion de sortir ma guitare de sa housse de transport, et je passe la sangle par-dessus ma tête.

"- Tu peux y aller, si tu veux", je propose à Emily en m'avançant dans sa direction.  "Jeff peut te ramener à l'hôtel... Ou sinon..."

Je plaque les premiers accords de la chanson, tandis que la salle se vide peu à peu. Je vois Jake dans un coin, qui discute avec un des responsables de l'éclairage.

"- Chante avec moi", je souffle à mi-voix. "Et ensuite..."

Je lui fais un bref clin d'oeil.

Il n'est pas difficile pour moi de me souvenir des paroles. Contrairement à ce que Kelly peut affirmer, ces dernières ont fini par rentrer. J'ai bien l'intention de montrer à Jake de quoi je suis capable. Et ensuite, je ne resterai pas. J'ai bien l'intention de m'éclipser dès que Jake aura le dos tourné.

"- Viens avec moi", je chante à Emily conformément aux paroles. "Prends ma main..."

Peu importe qui est ce Jake Machintruc, il ne m'impressionne pas le moins du monde. Hors de question de me laisser marcher sur les pieds par un homme aussi minable que celui-ci. Je déteste ce genre de personnage, des parasites qui gravitent autour des artistes en se nourrissant de leurs recettes. Je n'ose même pas penser aux clauses du contrat qui le lient au groupe… Je suis certaine que son pourcentage de gain est juste disproportionné.

Il ne me fait pas peur et il l'a bien compris. Pourquoi partir comme un gosse capricieux sinon ? Et puis, il faut voir sa manière d'agir par la suite. Il gronde et chipote sur quelques menus détails comme si sa vie dépendait entièrement de ce concert… Peut-être est-ce le cas finalement… Quoi qu'il en soit, si je ne regrette absolument pas mes paroles, je reste désolée pour les membres du groupe. Car après notre petite conversation, le gros homme s'en prend clairement à eux. Je veillerai donc à leur présenter mes excuses…

Cette histoire de nouvelle chanson commence à sérieusement me préoccuper cela dit. Les paroles sont plutôt simples pour ne pas dire bateaux. Elle pourrait carrément appartenir à l'un de ces dessins animés que les enfants adorent. Ceux tirés de la franchise de la souris… À force de l'entendre, encore et encore, je connais chacune des paroles sur le bout des doigts… Alors, pourquoi Tom bloque autant sur cette dernière ?

Puis vient l'inévitable, le manager exige de faire durer les répétitions pour les deux interprètes. La gamine jubile mais cela ne l'empêche pas de déserter la scène pour aller grignoter quelques bouts de salades dans sa loge… Enfin, ça… Ce sont mes suppositions puisque je n'ai aucune idée de l'endroit où elle se rend.

Pour ma part, ne sachant pas trop quoi faire, je me lève pour mériter. Cela fait des heures que je suis assise sur ce fichu fauteuil… C'est énorme pour quelqu'un comme moi… J'ai tant besoin de bouger que je peins généralement debout pour m'assurer de faire quelques mouvements afin de soulager les muscles.

– Tu peux y aller, si tu veux, me lance Tom en s'approchant, guitare en main. Jeff peut te ramener à l'hôtel... Ou sinon…
– Sinon ?

Je n'ai pas la moindre intention de quitter cet endroit sans lui… Quitte à l'attendre jusqu'à l'aube s'il le faut. Mais visiblement, ma réponse ne l'intéresse pas vraiment… Sans doute parce qu'il la connait déjà. Je suis surprise de l'entendre jouer les premiers accords de cette chanson ridicule…

–Chante avec moi .Et ensuite…

Hein ? Je le regarde stupéfaite par sa demande… D'ailleurs, je pense d'abord à une plaisanterie destinée à embêter le manager qui se trouve un peu plus loin. Mais Tom continue d'avancer tout en jouant avant de se mettre à chanter…

Je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête, mais je prends cela pour une pause, un jeu. Alors, je joue moi aussi. Après tout, je les connais ces foutues paroles autant lui donner la réplique. Cela lui fera peut-être gagner quelques minutes.

Je pousse le vice jusqu'à jouer le jeu jusqu'au bout, prenant soin de placer ma voix correctement… Chantant avec les tripes et non pas simplement la gorge. Mon regard plaqué dans le sien, j'oublie le reste du monde et me contente de vivre le moment présent. Cette chanson est peut-être débile, mais elle parle d'amour et le mien se trouve précisément en face de moi. C'est plutôt facile finalement. C'est même amusant… Mais… Je suis tout de même surprise de constater que Tom ne se trompe pas, pas une seule fois. Aucune fausse note, aucun oubli… A mes yeux, c'est juste parfait…

Mon sourire s'agrandit lorsqu'Emily commence à chanter. J'avais peur qu'elle refuse. Mais elle me surprend une fois de plus, et chante même en s'appliquant. Elle n'aura jamais le coffre de Kelly, mais je préfère cette manière beaucoup plus naturelle et sincère avec laquelle chante Emily. Je me plais à caser quelques petits effets à la guitare. Cette fois c'est moi qui mène le rythme, et chanter avec Emily n'a juste rien à voir.

Je suis détendu, je ne réfléchis même plus à ces foutues paroles. Elles me viennent naturellement, alors que je m'approprie enfin cette chanson. Avec Kelly ça n'avait pas fonctionné. J'étais bien trop occupé à reculer quand elle empiétait dans mon espace vital.

Cette fois, c'est moi qui m'approche et qui recule, dans un jeu qui me pousse même à tourner plusieurs fois autour d'Emily au cours du second couplet.

Et j'improvise même quelques pas de danse avant d'enchainer à nouveau sur le refrain.

Je sais que Jake nous observe. A vrai dire, j'ai bien l'impression que tout le monde s'est arrêté de travailler pour nous regarder. Mais je m'en moque. Mon regard est planté dans celui d'Emily. Cette chanson n'est qu'une déclaration de plus, probablement inutile compte tenu des paroles que je lui ai déjà murmuré à l'oreille la nuit précédente.
Mais ce texte pourtant bateau qu'on me force à chanter, je le comprends enfin.

Nous chantons la dernière phrase en coeur, puis nos voix s'éteignent ensemble. Je suis surpris quand j'entends des personnes applaudir, et je m'arrache au regard d'Emily, pour noter que plusieurs techniciens se sont arrêtés de travailler, tout comme la costumière. Et je remarque alors seulement que Jeff n'est pas encore parti.
Non, ce dernier est appuyé contre le mur de la salle, un peu plus loin. Il tient son téléphone dans sa main, et il n'est pas difficile de deviner qu'il a tout filmé.

"- Tu me refais ça dans deux jours, Tom, et on arrivera peut être à sauver ce concert", grogne Jake un peu plus loin.

Kelly n'est toujours pas revenue. Je suis déçu qu'elle ai raté ça.

"- Comme quoi, le problème ne venait pas de moi, finalement", je contre.

L'assistante de Kelly me jette un regard noir. Nul doute qu'elle rapportera tout ça à la principale concernée.

"- Je veux chanter une de mes nouvelles chansons, Jake. Juste une. En fin de concert si tu préfères. Juste avec ma guitare. Il n'y aura qu'à la brancher, et rien d'autre. "

Il est difficile de passer à côté de la grimace de Jake.

"- Et tu les connais celles-là, au moins ?"

Son ton est accusateur, mais je n'arrive même pas à m'en offusquer.

"- Évidemment", je renifle avec assurance.

La vérité, c'est qu'il n'y en a qu'une seule que je connais vraiment par coeur. Celle que j'ai écrite le soir juste après la mésaventure qui nous avaient contraints à nous réfugier dans le phare de Castine.
Je ne l'ai jamais fait écouter à personne. Même pas à Emily. Mais les paroles sont inscrites au plus profond de moi, comme à l'encre indélébile.

"- Tu veux entendre celle à laquelle je pensais ?"

La question est à destination de Jake, et ce dernier répond d'un simple grognement que je prends comme une affirmation. Pourtant, lorsque je commence à chanter, je ne lâche pas Emily du regard.

J'ai écrit ces paroles avec sur ma peau la trace fantôme de cette couverture, et la chaleur du corps d'Emily contre le miens, comme gravée en moi. J'étais empli d'espoir, et de doutes. J'avais tellement eu envie de l'embrasser, ce jour là. Mais j'ignorais si une telle attention serait la bienvenue.
J'ai retranscrit tout ça dans cette chanson. Mes doutes, mes sentiments naissants, et cet espoir qui l'emportait sur tout le reste, et qui dansait au gré des vagues qui léchaient la côte.

"- C'est pas avec ça qu'on fera un tube, Tom. Mais si ça peut te faire plaisir tu pourras chanter celle-là", me lance mon manager alors que les dernières notes résonnent encore sur ma guitare. "Et pars d'ici avant que je change d'avis."
Mais je ne daigne même pas lui dédier un seul regard.

"- Qu'en penses-tu ?" je chuchote à Emily.

J'éprouve toutes les peines du monde à ne pas rire devant ce Tom qui semble s'amuser. Je joue le jeu tout du long, un sourire sincèrement amusé plaqué sur le visage. Je sais bien que cette chanson n'est pas la "nôtre", elle ne parle pas de notre histoire, mais d'un million d'autres. Pourtant, je fais comme si et cela ne me paraît pas si compliqué… En tout cas, pas avec lui. Je fais aisément abstraction du monde autour. J'oublie tout, jusqu'à la taille de cette salle de concert pourtant immense… Jusqu'à la fin de la chanson, il n'y a plus que Tom et moi sur la plage …

Et puis, des applaudissements me ramènent au présent. Cette fois, il m'est impossible d'oublier le monde autour. Ils sont beaucoup trop bruyants pour ça. Jake marmonne quelques "félicitations" déguisées… en grognant. Vu comme ça, il me fait penser à un bouledogue anglais de dessin animé. Il ne manque plus qu'un cigare pour compléter son attirail de parfait roquet.

Pour ma part, je dissimule ma gêne comme je le peux… Notamment en fouillant dans mon sac pour chercher un objet totalement imaginaire que, bien-sûr, je ne trouverai pas. Ne sachant que faire, je repose le tout, hésitant entre m'asseoir et partir… Puis Tom se met de nouveau à chanter. Cette chanson-là, si je ne l'ai jamais entendue, je sais parfaitement ce qu'elle raconte. Cette histoire, je l'ai vécu moi aussi… Le phare, la pluie… Cette couverture qui est vite devenue une sorte d'obsession pour Tom…

– C'est pas avec ça qu'on fera un tube, Tom. Mais si ça peut te faire plaisir tu pourras chanter celle-là. Et pars d'ici avant que je change d'avis.

Je lève les yeux au ciel en l'entendant parler…

– "Ce ne sont pas les tubes qui font les légendes", je cite à son adresse sans pour autant quitter Tom des yeux. En tout cas, c'est ce que mon père disait…

Si l'on s'amuse à interroger les gens, ils sont nombreux à aimer ses chansons… Pourtant, celles que ces personnes ont retenues n'ont pas toutes été de grands succès. Certaines sont même totalement passées inaperçues à leur sortie… Et pourtant… Cet homme-là n'y connait donc vraiment rien.

– Qu'en penses-tu ? me demande-t-il sur le ton du secret.
– Hm… Je ne sais pas… Je crois que je ne trouverai jamais les bons mots pour exprimer ce que je ressens.

En réalité, mon cœur déborde d'émotions toutes plus fortes les unes que les autres. Mon coeur bat à tout rompre…

– Je t'aime, je murmure à son oreille avant de déposer un baiser sur sa joue. Il a dit qu'on pouvait partir… Alors pourquoi ne pas s'enfuir au plus vite avant le retour de Cruella ?

"- Ce ne sont pas les tubes qui font les légendes. En tout cas, c'est ce que mon père disait…"

Emily tient tête à Jake, une fois de plus. Et j'entends ce dernier marmonner quelque chose au sujet de citations sorties de leur contexte. Mais je n'arrive même pas à m'en soucier.

Elle ne me quitte pas des yeux, et je n'arrive pas non plus à la lâcher du regard. Comme si une bulle nous isolait du monde extérieur.

Puis quand je lui demande ce qu'elle en pense.

"– Hm… Je ne sais pas… Je crois que je ne trouverai jamais les bons mots pour exprimer ce que je ressens."

Question habilement répondue, je lui accorde ça. Mais je ne peux pas lui en vouloir. Après tout, elle n'a pas l'air très à son aise devant tous ces gens qui nous regardent.

Je suis donc surpris quand elle s'approche un peu plus de moi.

"– Je t'aime", murmure-t-elle à mon oreille.

Et je ferme les yeux quand elle dépose ses lèvres sur ma joue. Quand elle se recule, mon regard tombe sur ses lèvres. J'ai envie de l'embrasser, ici devant tout le monde. Mais j'ai aussi envie de l'avoir juste pour moi.

Et Emily semble être du même avis que moi.

"- Il a dit qu'on pouvait partir… Alors pourquoi ne pas s'enfuir au plus vite avant le retour de Cruella ?"

"- Excellente suggestion", je réponds avec un sourire ravi, très amusé du qualificatif utilisé pour désigner Kelly.

Je range ma guitare en vitesse, attrape la main d'Emily, et je ne perds pas de temps. Nous rejoignons en courant Jeff, qui nous attend toujours dans un coin, les bras croisés.

"- Jolie prestation, les amoureux", nous taquine-t-il. "Je vous dépose quelque part ?"

"- Loin d'ici", je m'empresse de lui répondre.

Je lui emboite le pas tandis qu'il éclate de rire. Ma main serre toujours celle d'Emily. Et j'attends d'être dans l'ascenseur qui mène au garage pour oser lui voler un baiser.

"- Faites surtout comme si je n'étais pas là", ironise Jeff. "Il faudra que tu me chantes tes autres chansons, Tom", reprend-il ensuite. "Je ne sais pas si tu t'en es rendu compte, mais elle a eu beaucoup de succès."

"- Vraiment ?" j'ose lui demander.

Il me sourit simplement, comme s'il était surpris que je lui pose cette question. Je n'ai pas fait attention à ce qu'il se passait autour de moi, trop concentré sur la réaction d'Emily.

"- Ne doutes pas de ton talent, Tom", me répond-il finalement.

Il ouvre sa voiture, puis se tourne à nouveau vers nous.

"- Je vous dépose oú ?" répète-t-il ensuite.

"- Oú souhaites-tu aller ?" je demande à Emily.

Je commence à avoir un peu faim, et je ne dirais pas non à manger un morceau. Mais j'ai monopolisé toute la matinée d'Emily avec ces répétitions, et je lui laisse à présent le choix.

L'empressement de Tom m'amuse sincèrement. Il me rappelle un enfant au moment de la sonnerie annonçant le dernier jour d'école. Nous rejoignons Jeff qui, toujours adossé contre le mur, nous offre quelques commentaires tout en arborant un sourire des plus taquins. Une fois encore, il nous propose de nous déposer quelque part… La réponse précipitée de Tom lui arrache un éclat de rire franc qui ne manque pas de me faire sourire. J'apprécie beaucoup leur complicité.

Arrivés dans l'ascenseur, Tom me surprend en s'emparant brusquement de mes lèvres… Là, devant son ami. Mais, heureusement ce dernier ne semble pas gêné… Pas le moins du monde même puisqu'il se permet une nouvelle plaisanterie.

– Il faudra que tu me chantes tes autres chansons, Tom. Je ne sais pas si tu t'en es rendu compte, mais elle a eu beaucoup de succès.

Je souris de plus belle en entendant cela, même si cela ne me surprend pas. Tom est un artiste des plus talentueux qui ne demande qu'à faire ses preuves. Il a trop longtemps été bridé par son Colonel Machin. Ce dernier lui a même laissé croire qu'il ne valait rien sans lui. C'est pour cela qu'il se permet tant de brimades à son encontre. J'aimerai tellement que Tom parvienne enfin à ouvrir les yeux et à s'affirmer… Mais, en attendant, entendre son ami le complimenter sur ses créations m'enchante suffisamment pour apaiser ma légère frustration.

– Vraiment ?
– Ne doute pas de ton talent, Tom.

Ma main se resserre doucement sur la sienne tandis que mon sourire s'étire. Je suis sincèrement heureuse d'entendre ce genre de paroles encourageantes.

– Tu vois, je ne suis pas seule à te le dire, j'ajoute en souriant à pleines dents.
– Je vous dépose oú ?
– Où Souhaites-tu aller ? me demande-t-il le plus sérieusement du monde.
– Une chapelle peut-être, ironise Jeff, visiblement très fier de sa plaisanterie ?

Je lui lance un regard surpris, curieuse de savoir ce qui se passe dans sa tête, mais je préfère ignorer sa blague.

– Je pensais plutôt à un endroit où on peut acheter de quoi manger… Et où la salade est un accompagnement et pas seulement le plat principal, je déclare en ouvrant la portière.

J'aimerai pouvoir rendre visite à Lucy, mais je pense que cela peut très bien attendre demain… Il faudrait tout de même que je pense à m'acheter un nouveau téléphone… C'est étrange, ce n'est pourtant pas grand-chose mais j'ai l'impression d'être débordée.

– Dans ce cas, je sais où aller, nous lança Jeff avant de nous faire un clin d'œil.

Vingt minutes plus tard, la twister se gare devant un tout petit restaurant mexicain à la façade plutôt délabrée.

– Faites pas la grimace, voyons. Je connais les proprios et la nourriture est à tomber.

Je n'ai pas pour habitude de juger un livre à sa couverture, alors, pour ma part, je ne grimace absolument pas. Je me contente simplement d'attendre que l'on "m'autorise" à sortir de la voiture.

Si l'extérieur laisse à désirer, l'intérieur est époustouflant. J'aime beaucoup ce mélange de couleurs et de texture. Ce bleu si doux, ce orange si joyeux… Du cuir chaleureux , du lin délicat. J'en prend plein les yeux… Et que dire du parfum qui s'échappe de la cuisine pour nous titiller les narines en éveillant mon appétit.

– Alors, qu'est-ce que je disais ? nous lance fièrement Jeff. Bon, je vous laisse entre vous… Je ne voudrais pas vous déranger en plein roucoulement.

Emily ne réagit pas à la blague de Jeff lorsque ce dernier suggère que nous nous rendions à une chapelle. Et je n'ai qu'un sourire gêné. Il est vrai que Vegas est connu pour ce genre d'attractions, mais c'est beaucoup trop tôt.  Et je n'imagine même pas les gros titres dans la presse à scandale...

"- Tu nous caches choses, Jeff ? J'espère que tu as prévenu ta femme, au moins ?"

Et mon ami rit volontiers à cette blague.

"– Je pensais plutôt à un endroit où on peut acheter de quoi manger… Et où la salade est un accompagnement et pas seulement le plat principal", propose Emily.

"- Excellente idée !"

"– Dans ce cas, je sais où aller", annonce Jeff.
Et je veux bien le croire. Je sais que je peux lui faire confiance lorsqu'il s'agit de connaître les bonnes adresses.

Je laisse Emily s'installer une fois de plus à l'avant du véhicule, et je l'embrasse juste sur la joue avant de me glisser sur les sièges arrières.

Le trajet n'est pas bien long, même si en sortant du parking nous sommes une fois de plus face à des fans qui nous font de grands gestes enthousiastes auxquels Jeff et moi répondons volontiers par un sourire.

Lorsque Jeff se gare finalement devant un petit restaurant à la façade dans un état de décrépitude avancée, je suis tout de même un peu sceptique. Ça doit se voir sur mon visage, car mon ami me lance un regard amusé.

"– Faites pas la grimace, voyons. Je connais les proprios et la nourriture est à tomber."

Et pour cause... lorsque nous pénétrons dans l'établissement, l'ambiance change tout de suite, pour donner des couleurs chaudes et accueillantes.

Jeff salue une femme d'une cinquantaine d'années, qui semble être la propriétaire.

Et nous nous dirigeons vers une petite table au fond du restaurant.
Ce dernier est plutôt calme, avec pourtant quelques clients. Emily et moi nous installons l'un en face de l'autre.

"- Bon, je vous laisse entre vous…", lance Jeff. "Je ne voudrais pas vous déranger en plein roucoulement."

"- En plein... Jeff !" je proteste, les joues rouges.

Mais ce dernier nous fait juste un clin d'oeil avant de quitter les lieux, visiblement très fier de sa tirade.

Je m'étais relevé de ma chaise, et je me rassoie aussitôt.

Sommes-nous si terribles que ça ? J'ai bien du mal à m'en rendre compte. Cela fait tellement longtemps que je n'avais pas fait l'expérience de cette phase d'une relation dans laquelle plus rien ne m'importe à part mon amante. Ce début de relation oú chaque chanson semble parler de nous, et oú il nous est difficile de rester raisonnables.

"- Désolé pour Jeff. Il se trouve très amusant."

Et je sais qu'il prend un malin plaisir à me taquiner. Lors de ma rupture avec Helena, lui et moi avions beaucoup discuté. Et je lui avais soutenu que plus jamais je ne me laisserai ainsi séduire aussi facilement. Visiblement, le destin aura décidé du contraire.

"- Et il mange très peu juste avant un concert", j'ajoute ensuite.

Je sais que demain je ne serai pas non plus très attiré par la nourriture. Malgré nos années de carrières, Jeff et moi gardons tous les deux ce stress caractéristique la veille, et parfois l'avant-veille, d'un concert important. Autrefois, il s'agissait surtout de la peur de montrer sur scène. Maintenant, c'est plutôt une sorte d'excitation qui me prend peu à peu. Je commence à peine à la sentir grimper en moi.

Mon ex disait que c'était dans ces moments là qu'elle me préférait, car je réfléchissais moins. Que ce soit au lit ou dans nos interactions de tous les jours.

Nous prenons tous les deux le temps de regarder la carte avant de passer commande, et nos plats ne tardent pas à arriver.

J'attrape la main d'Emily et la serre doucement.

"- Merci d'être venue ce matin. Et merci de m'avoir défendu. Ça me touche. Beaucoup."

Surtout en considérant le caractère exécrable de Jake.

"- J'ai vu que tu as beaucoup dessiné. Tu me montreras ?"

J'ignore si elle m'a représenté, mais je suis très curieux de savoir ce qu'elle a pu retenir de la matinée.

Un sourire trône sur mon visage depuis plusieurs minutes maintenant. Je me sens bien, détendue et je pense que l'attitude de Jeff y est pour beaucoup. Son naturel est contagieux, un peu comme celui des enfants. Cette pseudo innocence m'interpelle et me pousse doucement à faire tomber mes barrières. Aussi, lorsqu'il nous abandonne à nos "roucoulements", je ne peux m'empêcher de pouffer… Plus particulièrement en apercevant la mine outrée de Tom qui se confond en excuses.

– Inutile de te sentir désolé, lui dis-je en prenant place sur une chaise jaune canaris. Je l'aime bien et… Je le trouve même plutôt drôle.

Je dois dire que c'est leur complicité que j'aime le plus. Il est plaisant de voir Tom s'ouvrir ainsi et surtout de le savoir soutenu. L'on ne peut pas dire la même chose des autres membres du groupes qui ressemblent plus à des figurants… Ils sont là, ils existent, mais ne semblent pas se préoccuper d'autre chose que d'eux-mêmes… Quant à Jake Truc… J'avoue ne pas lui trouver beaucoup de qualités.

Le parfum des épices et des poivrons grillés éveille doucement mes papilles affamées… La carte est plutôt bien garnie et pourtant, je ne mets pas beaucoup de temps pour faire mon choix.

– Merci d'être venue ce matin. Et merci de m'avoir défendu. Ça me touche. Beaucoup.
– Ne me remercie pas pour ça, je soupire avant de plonger ma fourchette dans un tas de viande hachée parfumée. Je t'ai causé des ennuis après ça… Il n'a pas du tout apprécié ce que je lui ai dit. J'en suis sincèrement désolée.

Je prends une bouchée de ce plat purement divin tout en fermant les yeux. Bon sang, on peut dire qu'ils savent parfaitement doser les épices… Le mélange est juste parfait.

– J'ai vu que tu as beaucoup dessiné. Tu me montreras ?
– Si tu veux, mais… Je n'ai rien dessiné d'extraordinaire, dis-je en souriant. Quelques éléments de décors, vos instruments… Et les membres du staff tirant une mine déconfite. Votre manager a le don de stresser tout le monde… Sauf ta partenaire musicale. Elle, elle semblait se régaler au contraire.

Son évocation me fait lever les yeux au ciel. Il est évident que je ne l'apprécie pas du tout, un ressentiment réciproque nous lie, elle et moi…. Même si, à l'évidence, ce n'est pas pour les mêmes raisons.

– Je suis même étonnée qu'elle ne t'ai pas encore appelé pour pester… Aurais-tu coupé ton téléphone par hasard ? je demande avant de dévorer une nouvelle bouchée de mon plat. Où voudrais-tu aller après ça ?

Je suis ravi d'apprendre que le caractère extraverti de Jeff arrive à se faire une place dans le coeur d'Emily. Ces deux là sont importants pour moi. Ça aurait été compliqué pour moi s'ils n'avaient pas réussi à s'entendre.

Lorsque je la remercie d'être venue, elle s'excuse aussitôt des ennuis qu'elle m'a soit-disant causé.

"- Tu n'as pas à t'excuser. Jake aurait bien trouvé moyen de nous reprocher autre chose. Et ça lui fait du bien que quelqu'un le remette à sa place de temps en temps. "

A vrai dire, ça faisait bien longtemps que ça n'était pas arrivé. Et je garderai longtemps en tête cette confrontation.

La nourriture est excellente, et je mange avec appétit.

"– Si tu veux", me répond-t-elle au sujet de ses dessins, "mais... Je n'ai rien dessiné d'extraordinaire. Quelques éléments de décors, vos instruments… Et les membres du staff tirant une mine déconfite. Votre manager a le don de stresser tout le monde… Sauf ta partenaire musicale. Elle, elle semblait se régaler au contraire."

"- Kelly a l'habitude que tout le monde la traite comme une diva. Ça doit l'agacer que tu ne saches même pas qui elle est. "

"– Je suis même étonnée qu'elle ne t'ai pas encore appelé pour pester… Aurais-tu coupé ton téléphone par hasard ?"

"- Je plaide coupable", je ricane.
A vrai dire, je ne l'ai pas éteint. Juste mis en silencieux.

Je le sors de ma poche, et grimace.

"- Quatre appels en absence", je déclare en secouant la tête. "Ça aurait pu être pire."

Je rédige un rapide sms à l'attention de Kelly, lui signifiant qu'on se verra demain matin pour les répétition, et qu'il est inutile de me contacter d'ici là.

"- Voilà. Problème réglé."

"- Où voudrais-tu aller après ça ?"

"- Ce n'est pas plutôt à moi de te poser cette question ?"

Je lui souris avec amusement.

"J'ai assez monopolisé ton temps. Mais il me semble qu'il te fallait un téléphone ? Peut être cette fois un modèle un peu plus récent ? J'aimerais pouvoir t'envoyer des photos, et t'appeler avec la vidéo. Et tu devrais peut être dire à Sean que tu es toujours en vie."

A ce sujet, je sais qu'il est plus que temps que j'appelle mes parents, et notamment ma mère. Je me promets de le faire dans la journée.

Nous terminons notre repas, et je me note de remercier Jeff pour cette excellente adresse.

Nous sommes en plein centre ville, et il n'est donc pas difficile de trouver une boutique qui vend des téléphones.