– Tu n'as pas à t'excuser. Jake aurait bien trouvé moyen de nous reprocher autre chose. Et ça lui fait du bien que quelqu'un le remette à sa place de temps en temps.
– Cet homme a clairement un truc à compenser, dis-je sur le ton de l'humour. Mais ça m'ennuie quand même d'avoir été à l'origine de sa mauvaise humeur.

Je ne doute pas du fait que pinailler comme un gamin capricieux en manque de pouvoir fasse effectivement partie de sa nature profonde. À mes yeux, il rejoint ce groupe de personnes franchement détestables qui ne survivent qu'en exploitant les ressources des autres. Ce sont des parasites, ni plus, ni moins. Mais cela ne m'autorise pourtant pas à me montrer plus odieuse que lui… Pas quand il a le pouvoir de transformer la vie de Tom en enfer. J'ai bien compris que son travail n'avait rien de facile. Et que, finalement, le fait de prendre plaisir sur scène en chantant ce qu'il aime, est accompagné de nombreuses difficultés… Comme le fait de devoir composer avec de mauvaises chansons et de partager le micro avec une demoiselle en manque constant de reconnaissance et d'attention. Je ne tiens pas à être un obstacle supplémentaire pour lui…

– Kelly a l'habitude que tout le monde la traite comme une diva. Ça doit l'agacer que tu ne saches même pas qui elle est…

J'hausse les épaules… Après tout, je n'y suis pour rien si ce monde n'éveille aucun intérêt chez moi. J'aime les chansons pour ce qu'elles sont, pour ce qu'elles m'inspirent. Je me fiche totalement du nom ou du visage de leur interprète. En tout cas, c'était le cas jusqu'à notre rencontre ou plutôt de l'instant où je l'ai entendu chanter pour la première fois sur cette plage… Ses expressions m'avaient tout autant inspirées que sa musique… La preuve se trouve sur ce dessin enroulé, abandonné quelque part… Au fond, cette rencontre fortuite m'a permis de réaliser de nombreuses choses en plus de m'ouvrir à un monde que j'avais décidé d'ignorer totalement… Je lui en suis d'ailleurs très reconnaissante.

J'explose de rire en l'entendant me dire que Kelly l'avait appelé quatre fois… Bon sang ce que cette fille peut être tenace.

– Voilà. Problème réglé.
– Permets-moi d'en douter… je soupire avant de boire une grande gorgée d'eau.

Je lui demande où il aimerait se rendre après le repas… Une question qu'il me retourne avec amusement prétextant avoir déjà bien assez monopolisé mon temps avec ces répétitions. De nouveau, je hausse les épaules.

– Mais il me semble qu'il te fallait un téléphone ? Peut être cette fois un modèle un peu plus récent ? J'aimerais pouvoir t'envoyer des photos, et t'appeler avec la vidéo. Et tu devrais peut-être dire à Sean que tu es toujours en vie.

Je n'ai pas spécialement envie de penser à notre séparation prochaine, mais il marque un point. Très bientôt, je rentrerai seule à Castine où je devrais reprendre mon petit train-train. Et si je suis évidemment impatiente de retrouver mon chez moi et surtout mon chien, je redoute le fait de ne plus être avec lui…

– Tu as raison… je confirme en posant mes couverts. Sean a dû essayer de me joindre à plusieurs reprises… Tout comme Brenda. Après tout, je lui ai demandé de me trouver une nouvelle galerie…

Quelques minutes plus tard, nous retrouvons le bruit et les odeurs de la ville. Le calme du restaurant me manque déjà, mais Tom est là pour compenser… Enfin, il est évident qu'à ses côtés, je perds aussi mon statut d'anonyme…

Nous nous dirigeons ensuite vers un magasin de téléphonie et je me sens aussitôt très angoissée. Je ne pensais pas qu'il puisse exister autant de modèles différents ! J'observe le tout avec des yeux ronds comme des soucoupes. Le vendeur doit me prendre pour une extraterrestre… J'entends des termes obscures comme 5G et bluetooth sans savoir ce qu'ils veulent dire… Je suis totalement perdue.

– Que cherchez-vous exactement ?
– Un téléphone qui puisse me permettre de téléphoner et… Un truc vraiment pas compliqué.

Finalement, je me tourne vers Tom en soupirant.

– Je peux te laisser choisir ? Je crois que je vais y laisser ma santé mentale …

Je ne mens pas. Je ne me suis jamais sentie aussi peu à ma place que dans ce magasin. La technologie et moi ne sommes pas faites pour nous entendre. J'aime les choses simples, sans fioritures inutiles… Et ça, c'est une vérité absolue que personne ne peut nier.

En tout cas, la situation amuse beaucoup le vendeur. Ce dernier ne cesse de sourire et, une fois la transaction terminée, il se permet même de demander un autographe de la célébrité qui se trouve à mes côtés. Bon, en échange, il se charge tout de même de rendre l'appareil utilisable dans l'immédiat…

– En vous souhaitant une bonne fin de journée.
– Merci …

Le téléphone en main, je m'empresse de contacter mon ami pour le rassurer.

– Bon sang gamine ! Tu m'as fichu une sacrée frousse !
– Je suis vraiment désolée, Sean, dis-je avant de lui raconter mes dernières péripéties… Une histoire qui le fait beaucoup rire.

Il me donne brièvement des nouvelles de Nix, me parlant de la pluie et du beau temps avant de me demander de lui passer Tom… Ce que je fais et je l'entends gronder :

– Je t'ai dis de prendre soin d'elle, gamin ! Surveille-là un peu mieux !

J'explose de rire avant de récupérer l'appareil et de contacter Brenda.

– Oh bon sang, on peut dire que tu m'as fait peur. J'ai même téléphoné à Sean pour savoir si tout allait bien.
– Navrée… Cela ne se reproduira plus.
– J'espère bien ! En tout cas, j'ai d'excellentes nouvelles… Mais je te rappellerai plus tard pour en discuter avec toi… Attends-toi à quelque chose d'énorme !
– Ah… Tu me fais peur.
– Ne t'inquiètes pas.

Mouais….Facile à dire. Ne voulant pas plus gaspiller de ce temps précieux passé avec Tom, je raccroche le combiné et le range dans la poche de mon jean.

– Bien, une bonne chose de faite… Où allons-nous ?

Le retour à l'extérieur rhyme avec l'impossibilité de passer inaperçu, même avec mes lunettes de soleil sur le nez. Plusieurs personnes m'arrêtent pour me demander des photos et des autographes. Et je me plie volontier à cela, leur demandant simplement de ne pas inclure ma compagne dans les clichés.

Dans le magasin de téléphonie, Emily a l'air complètement perdue. Mais en considérant le modèle de téléphone qu'elle utilisait à présent, ce n'est pas tellement étonnant.

Heureusement, le vendeur est sympathique, et surtout très patient.

"– Que cherchez-vous exactement ?"
"– Un téléphone qui puisse me permettre de téléphoner et… Un truc vraiment pas compliqué", répond Emily d'un ton hésitant.

Ses explications sont très vagues. Trop vagues pour que le vendeur puisse nous aider. Elle a l'air toute aussi perdue que moi si je rentrais dans une boutique de fournitures créatives et que je cherchais de la peinture.

Elle se tourne finalement vers moi en me regardant comme si j'avais la réponse à tous ses problèmes.

"– Je peux te laisser choisir ? Je crois que je vais y laisser ma santé mentale …"

Je fais de mon mieux pour ne pas pouffer de rire.

"- Pas de problème !"

Je discute avec le vendeur des différents modèles disponibles. Le tout en considérant le budget d'Emily. Je pars finalement pour un modèle de moyenne gamme, avec un appareil photo de bonne qualité et une batterie qui durera longtemps.

Je lui suggère aussi d'investir dans une coque avec rabat, pour éviter qu'il arrive malheur trop rapidement à ce téléphone. Je connais maintenant suffisamment Emily pour savoir tous les endroits étranges oú le téléphone en question sera posé.

Ils vendent des coques avec le nom de mon groupe - gros succès pour ces produits ces derniers jours, me confie le vendeur - ce qui me fait beaucoup rire. Mais nous nous décidons finalement sur un modèle en cuir marron relativement passe partout.

En échange d'un autographe, le vendeur met en route l'appareil, et configure ce dernier. Je lui emprunte le téléphone juste le temps de créer un contact à mon nom, avec mon numéro. J'hésite un instant à ajouter une photo, et je prends juste un selfie sur lequel je tire la langue. Emily pourra bien le changer après. Mais au moins, elle verra ma tête s'afficher quand je l'appelerai.

Je le remercie chaleureusement lorsque nous ressortons. Et pour ma part, je me sens beaucoup mieux à l'idée qu'Emily puisse me joindre si besoin.

A l'extérieur, Emily appelle aussitôt Sean. Et à l'air qu'elle prend, le vieil homme a l'air de s'être inquiété.

Je n'écoute la conversation que d'une oreille distraite. Et je suis donc surpris quand elle me passe le téléphone.

"- Sean ! Est-ce que tout va bien... ?"

"– Je t'ai dis de prendre soin d'elle, gamin ! Surveille-là un peu mieux !" tempête ce dernier à l'autre bout de la ligne.

"- Je prends soin d'elle !" je proteste. "Je fais tout mon possible pour qu'elle se sente bien, qu'elle soit en sécurité..."

"- Eh bien fais mieux ! Y-a pas idée de la laisser toute seule de nuit dans cette ville !"

Je lui promets que ça ne se reproduira pas, même si je sais que c'est une promesse impossible à tenir. Emily est une adulte. Je ne peux pas la garder sous cloche.

En tout cas, la principale concernée a l'air de trouver cet échange très amusant. Lorsque je lui rends le téléphone, j'en profite pour lui voler un baiser.

Et je serre sa main libre, la portant un instant à mes lèvres.Je ne la relâche pas, et nous avançons ensuite main dans la main dans la rue tandis qu'Emily contacte son amie Brenda.

"- De bonnes nouvelles ?" je demande quand elle raccroche.
Elle a l'air un peu inquiète, même si elle le masque bien.

"– Bien, une bonne chose de faite… Où allons-nous ?"

"- Eh bien, nous pouvons retourner à l'hôtel pour nous reposer un peu, poser ma guitare, prendre une douche.. "
J'ai en effet toujours ma guitare sur le dos. Heureusement pour moi, il s'agit d'un modèle de voyage, pas très encombrant, donc. Et je ne dirais pas non à changer de vêtements. Mine de rien, j'ai beaucoup transpiré ce matin.

"- Oú sinon", je reprends avec hésitation, "tu m'avais parlé de cette amie, pour laquelle tu avais...", et je baisse d'un ton, "posé nue ?".

Je n'ai pas du tout oublié cette histoire, et ça m'intrigue toujours autant.

– De bonnes nouvelles ?
– Je suppose qu'elle m'a trouvé une nouvelle galerie, je rétorque en fronçant légèrement les sourcils.

Je me doute que ladite galerie doit se trouver dans une grande ville ou alors dans un tout autre État. Ce qui expliquerait pourquoi elle ne s'est pas empressée de m'en parler en sachant que je ne suis pas chez moi. Mais je n'ai pas envie de penser à cela, pas maintenant. Tout ce que je veux c'est de pouvoir librement profiter du reste de ma journée avec lui…

– Eh bien, nous pouvons retourner à l'hôtel pour nous reposer un peu, poser ma guitare, prendre une douche..

Je n'y avais pas pensé, mais il est logique que Tom se sente fatigué après une telle matinée. La salle était peut-être vide, mais on lui avait demandé de fournir les mêmes efforts que durant un concert. Par conséquent, il s'était démené pour mener à bien ses engagements… Il mérite bien une pause.

– Ou sinon, tu m'avais parlé de cette amie, pour laquelle tu avais...posé nue ?
– Oh ? Son travail t'intrigue donc à ce point ? je le taquine ouvertement. Ok, dans ce cas… Rentrons à l'hôtel pour te permettre de te rafraîchir et de poser ta guitare puis allons lui rendre une petite visite…

Je dépose un baiser sur sa joue et hèle un taxi qui ne tarde pas à s'arrêter. Cette fois, j'ai bien retenu le nom de l'hôtel, aussi n'ai-je aucune difficulté à lui indiquer l'adresse.

Arrivés dans notre chambre, je me débarrasse de quelques affaires, notamment mon carnet à dessin et le sac contenant les différents accessoires liés à mon nouveau téléphone. Plus tard, je prendrai le temps de fouiller à l'intérieur pour comprendre son fonctionnement… Mais pour l'heure, j'ai juste envie de m'étendre un peu le temps que Tom prenne sa douche. Je retire donc mes chaussures pour m'allonger et fermer un peu les yeux, même si je reste bien éveillée. Je m'efforce simplement de rester sage afin de ne pas le déranger tandis qu'il se prépare.

Je pense à Lucy et à son atelier. Je me demande ce qu'elle a produit de nouveau, depuis le temps… Cela fait un moment que je ne l'ai pas vu, des années même. Je n'ose imaginer toutes ces nouvelles statues… Cette fille est aussi créative que productive. Un véritable modèle pour tous les artistes indépendants de ce pays.

Je me redresse lorsque j'entends Tom revenir dans la chambre. Son téléphone a vibré plusieurs fois… Sans doute encore et toujours cette Kelly.

– À ce stade, c'est du harcèlement, lui dis-je en m'étirant. Tu veux y aller maintenant ou tu préfères faire une sieste avant ?

La perspective d'exposer ses toiles dans une nouvelle galerie n'a pas l'air d'enchanter Emily. Elle n'a pas l'air de vouloir approfondir le sujet pour le moment, mais je me promets de lui en reparler plus tard.

"– Oh ? Son travail t'intrigue donc à ce point ? "

"- Son travail, et surtout un modèle en particulier", je lui réponds du tac-au-tac.

"- Ok, dans ce cas… Rentrons à l'hôtel pour te permettre de te rafraîchir et de poser ta guitare puis allons lui rendre une petite visite…"

Ça me va. Et je ne proteste pas quand elle m'embrasse sur la joue puis hèle un taxi.
Je somnole un peu dans ce dernier, collé contre Emily. Mine de rien, la répétition de ce matin m'a fatigué. Je n'ose même pas imaginer l'état de fatigue de mes camarades. Peter et Frank doivent être retournés se coucher. Peut être qu'il en est de même pour Jeff. Quoique, je soupçonne ce dernier de s'être éclipsé pour appeler longuement sa femme.

Je suis heureux de retrouver le calme de l'hôtel, et je m'empresse de retirer mes vêtements pour sauter dans la douche.
L'eau chaude me fait un bien fou, et je reste longuement sous cette dernière.

Lorsque je sors de la douche je me sens déjà mieux. Je me sèche en vitesse, et sors ensuite de la salle de bain, une serviette sur mes épaules.

Emily est allongée sur le lit, et elle se redresse en me voyant.

Visiblement, mon téléphone a vibré plusieurs fois.

"– À ce stade, c'est du harcèlement", déclare-t-elle en s'étirant.

"- Pas certain que ce soit encore Kelly", je lui souris.

Je m'approche du lit, et je me penche pour effleurer ses lèvres.
Je prends le temps d'enfiler au moins un t-shirt et un boxer propre avant d'attraper mon téléphone.

"- Tu veux y aller maintenant ou tu préfères faire une sieste avant ?" me demande Emily.

"- Eh bien, autant y aller tout de suite. Je ne suis pas certain d'être capable de ressortir après m'être allongé sur le lit."

Je déverrouille mon téléphone, pile au moment oú ce dernier se met à nouveau à vibrer. J'avais mis les appels en silencieux. Sauf qu'il s'agit là d'un appel d'un tout autre type. Donc rien à voir avec Kelly.

Je jure dans ma barbe, et j'attrape un pantalon que j'enfile aussitôt.

"- Désolé", je lance à Emily avec un sourire d'excuse, "mais je dois vraiment prendre cet appel là."

J'appuie pour répondre et souris aussitôt tandis que l'écran affiche la vidéo de l'autre côté de la ligne.

"- Tom ! Tu daignes enfin me répondre ! Ça fait plusieurs jours que j'essaie de te joindre."

"- Bonjour maman ! Désolé mais j'étais occupé. Je t'avais parlé du concert à Las Vegas..."

"- Ce n'est pas une raison pour ignorer ta mère ! Et qu'est-ce que c'est que cette coiffure ?"

Je grimace, et m'efforce de coiffer mes cheveux avec mes doigts.

"- Je sors de sous la douche, maman. J'étais en répétitions ce matin."

"- Et tu portes la barbe, maintenant ?"

"- Mamaan", je soupire.

Je suis content de la voir, mais elle a toujours tendance à me faire ce genre de commentaires.

Je vois mon père en arrière plan, qui me fait de grands gestes de la main. Et je le salue aussitôt, avant que ma mère ne reprenne le contrôle de la conversation.

"- Nous avons reçu ton tableau, Tom. Magnifique pièce, par ailleurs ! Tu es sûr de vouloir le garder ? Il irait très bien dans notre cuisine..."

Mon tableau... J'écarquille les yeux. J'avais presque oublié ce tableau que j'avais acheté de Portland. Celui réalisé par Emily, et qui représente ce fameux coucher de soleil sur Wadsworth Cove...

Je jette un coup d'oeil à l'attention d'Emily, toujours sur le lit. Et je lui souris.

"- J'en ai un autre pour vous", je leur promets. "De la même artiste. Mais celui là...celui là est important pour moi. Je le récupérerai quand je viendrai."

"- Hmf, tu as intérêt. Et pas dans six mois, Tom !"

Je sens bien que ma mère a une autre question.  Nous discutons pendant quelques minutes supplémentaires, avant qu'elle ose enfin m'interroger sur un sujet en particulier.

"- Les journaux disent que tu fréquentes quelqu'un..."

Je vois très bien de quels journaux elle veut parler. Même si elle me jure ne jamais lire la presse à scandales, il est évident qu'elle tombe sur certains articles de temps à autre.

"- Cette artiste.. Celle qui a peint ce tableau... Il s'agit de cette femme, n'est ce pas ?"

Je relève la tête, pour croiser le regard d'Emily. Je ne lui ai pas dit que j'avais acheté un tableau ce jour-là à Portland. Je ne sais pas exactement pourquoi, à vrai dire. Probablement par peur de sa réaction.

"- Oui, c'est elle", je réponds d'une voix douce. "C'est relativement récent, mais... Je suis heureux, avec elle."

Sur la vidéo, ma mère acquiesce.

"- Je compte sur toi pour nous l'amener quand tu reviendras. Elle ne pourra qu'être mieux que cette russe. Je t'avais dit que cette Helena ne t'apporterait que des ennuis !"

"- Maman, s'il te plaît, je n'ai pas envie de revenir là-dessus. C'est derrière moi, désormais. "

Je ne propose pas à Emily de passer de mon côté du téléphone. Je n'ai pas envie que ma mère l'accable d'une centaine de questions. Pas tout de suite.

L'appel se termine dans les minutes qui suive. Et lorsque ma mère raccroche enfin, j'ai un rire gêné.

"- C'était donc mes parents", je ris. Ma mère est très... J'ai un geste de la main, pour désigner à la fois son côté protecteur et expansif. "- Désolé pour ça. "

Son téléphone sonne une nouvelle fois et je note un grand changement dans son attitude. J'en comprends bien vite la raison lorsqu'il s'éloigne de quelques pas et qu'un sourire se dessine sur lèvres.

J'observe la scène depuis le lit sur lequel je me suis allongée sur le ventre. Cette conversation m'amuse. Je vois Tom dans une situation inédite qui, je dois bien l'avouer, me plaît beaucoup. Je réalise que je ne sais pas ce que c'est que de passer ce genre de coup de fil à ses parents, alors cela m'intrigue d'autant plus.

Il y a encore tant de choses que je ne sais pas sur Tom… Mais je ne demande qu'à apprendre… Néanmoins, les dernières informations acquises via cet appel sont d'une toute autre nature… De quel tableau parlent-ils ? Sa mère apprend donc notre relation, mais pas mon nom, je resterai donc "cette femme" pour l'instant et cela semble leur convenir.

Une fois l'appel terminé, je décide de m'asseoir, en tailleur… Tom s'excuse de nouveau, même si je ne vois pas pourquoi. Sa mère me semble plutôt sympathique, je l'imagine même en maman poule. Mais une question me taraude :

– De quel tableau parlait-elle ? je demande en plongeant mon regard dans le sien. Ne me dis pas que tu as acheté une toile lorsque tu as visité la galerie, Tom…

Au fond, je connais déjà la réponse… Mais bon sang, je suis morte de honte. S'il en voulait une, je lui aurais donné de bon cœur… Je ne l'avais pas conduit jusque là-bas pour qu'il y dépense son argent … Et puis, pourquoi ne m'avoir rien dit ? Quel intérêt de garder cela secret ?

– Laquelle ?

Je suis curieuse de savoir laquelle, parmi toutes mes toiles, a su éveiller son intérêt au point de le pousser à l'acheter. Je me relève et récupère mon sac et mes baskets, prête à partir.

Nous entrons dans un nouveau Taxi auquel je donne l'adresse de la Fabrik, l'atelier de Lucy. Un atelier dans lequel elle expose également les oeuvres qui ne se trouvent pas dans la galerie.

Arrivés dans ce dernier, je trouve une Lucy fort occupée. Elle nous salue sans réellement nous regarder. Je souris à Tom avant de commencer à explorer les lieux. Et l'on peut effectivement dire que mon amie a été très productive. Il y a des bustes absolument partout… À ce rythme-là, elle devra bientôt déménager pour pouvoir stocker toutes ses œuvres. Voyant que cette dernière ne daigne toujours pas nous accorder son attention, je vais directement me placer derrière elle… Et je reste là, sans bouger. Je sais qu'elle déteste ça ! Cela ne manque pas de l'agacer et la voilà qui se retourne vers moi, le regard noir … Son visage change bien vite d'expression lorsqu'elle m'aperçoit, les mains en l'air et sourire aux lèvres.

– C'est pas vrai… Je suis en train de rêver là non ? Ça ne peut pas être toi !
– Je suppose que cela dépend de qui peut être "toi" pour toi.
– Mily Greene, bordel !

Et elle se jette dans mes bras… Je n'ai jamais vraiment su apprécier ce genre de preuves d'amitié et Lucy le sait parfaitement… Elle se venge en réalité.

– Qu'est-ce que tu fais là ? J'croyais que tu ne voulais plus jamais quitter ton trou paumé.
– C'est le cas.
– Pourtant t'es là.
– C'est sa faute, dis-je en désignant Tom du pouce.
– C'est moi ou… J'ai déjà vu cette tête là quelque part ?

Elle ne m'a toujours pas relâché et je commence à bouillir intérieurement. Lucy doit le sentir parce qu'elle se recule en m'offrant un énorme sourire taquin.

– T'as quelqu'un dans ta vie ?

J'hausse les épaules.

– En voilà une bonne nouvelle…

Elle finit par me relâcher pour aller saluer Tom en lui tendant la main.

– Enchantée, Lucy Wendell, je suis une vieille amie de l'ermite là, derrière… Ça fait combien de temps qu'on ne s'est pas vues ?
– Cinq ans…
– Dejà ? La dernière fois c'était pour les funérailles de Martha…
– Oui, je rétorque en me rapprochant de son œuvre en cours pour ne pas avoir à la regarder.
– Tu as des nouvelles de James ?
– Pourquoi en aurais-je ? je relève un regard surpris dans sa direction. Pourquoi me parler de Jim maintenant.

Et c'est à son tour de hausser les épaules.

– En tout cas, je suis contente de te voir ici… Et si je comprends bien, je dois cette visite à ton….Petit ami ?
– Je te l'ai dit, c'est sa faute.
– Et tu restes combien de temps ?
– Je repars dans trois jours, juste après son concert.
– Tsss. Nul !
– Tu râles toujours autant, malgré les années.
– Comme tu le vois… Toi, par contre, tu as changé… Y'a quelque chose de différent chez toi…
– Des rides ?
– Nan… C'est dans ton regard…

"– De quel tableau parlait-elle ?" s'enquit Emily à la fin de mon appel. "Ne me dis pas que tu as acheté une toile lorsque tu as visité la galerie, Tom… Laquelle ?"

Je sens que j'ai intérêt à faire attention à la réponse que je vais donner à cette question. Je n'avais pas prévu de la mettre dans l'embarras. Et visiblement, le simple fait que je lui achète un tableau n'était pas dans ce qu'elle avait anticipé.

"- Je n'avais pas prévu d'en acheter une.  Mais j'ai vu ce tableau... Celui avec ce coucher de soleil sur Wadsworth Cove... Il m'a rappelé beaucoup de choses, ces moments passés avec toi sur la plage. Je ne savais pas comment t'en parler. J'avais peur que tu sois gênée. Ton travail est magnifique, Emily. Je trouvais normal de mettre le prix pour ce tableau."

Nous quittons l'hôtel et ne mettons pas beaucoup de temps à nous rendre, en taxi, à l'adresse indiquée par Emily.

Je suis très curieux de rencontrer cette amie dont elle m'a parlée. Surtout avec cette histoire de nu.
J'écarquille les yeux en découvrant les lieux, et je réponds distraitement à la salutation de la femme qui travaille dans un coin de la pièce.

L'atelier est vaste, et je suis surpris par tous ces bustes exposés. Lequel est celui d'Emily ? Je suis certain qu'elle n'est représentée sur aucun de ceux que j'observe.
Et je suis presque gêné de constater que je connais à présent plutôt bien les détails de son buste, le vrai.

Je me suis éloigné d'Emily, alors que cette dernière est allée rejoindre l'artiste qui travaille toujours dans un coin, et je sursaute quand les deux femmes commencent à discuter avec enthousiasme.

"– Mily Greene, bordel !"

Je m'approche d'elles. L'amie d'Emily serre cette dernière dans ses bras. Et il est évident qu'Emily est affreusement mal à l'aise - ce qui a l'air de beaucoup amuser son amie.

"– Qu'est-ce que tu fais là ? J'croyais que tu ne voulais plus jamais quitter ton trou paumé."
"– C'est le cas."
"– Pourtant t'es là."
"– C'est sa faute."
Et Emily me désigne du pouce.
"- Je plaide coupable", je ris en m'approchant.
"– C'est moi ou… J'ai déjà vu cette tête là quelque part ?" lance l'artiste en me dévisageant.
"Ma tête est affichée en gros sur plusieurs affiches et écrans en ville. Mon manager devait trouver que ça ferait vendre pour le concert de mon groupe dans deux jours."

Et même si j'ai plus ou moins l'habitude, c'est toujours perturbant de voir sa propre photo en gros plan sur une affiche ou un écran géant.

Lorsque l'artiste demande à Emily si cette dernière a quelqu'un dans sa vie, elle n'a droit qu'à un haussement d'épaules pour unique réponse. J'imagine que ce n'est qu'un juste retour des choses du fait que je ne l'ai même pas présentée à mes parents.

L'amie d'Emily la lâche enfin pour s'avancer vers moi et me tendre une main, que je serre aussitôt.

"– Enchantée, Lucy Wendell, je suis une vieille amie de l'ermite là, derrière… "
"- Tom Alskell, ravi de vous rencontrer."

Elles évoquent un certain James, et le sujet semble mettre Emily mal à l'aise.

"– En tout cas, je suis contente de te voir ici… Et si je comprends bien, je dois cette visite à ton….Petit ami ?"

J'hausse un sourcil à destination d'Emily, un sourire aux lèvres, la mettant au défi d'affirmer le contraire.

"– Je te l'ai dit, c'est sa faute", rétorque Emily sans nier la nature de notre relation.
"– Et tu restes combien de temps ?", s'enquiert Lucy.
"– Je repars dans trois jours, juste après son concert".

Et cette réalité me serre le coeur. Pour ma part, je n'ai pas encore pris de billet retour. Mais je sais que je ferai tout mon possible pour la rejoindre au plus vite.

"– Tsss. Nul !", s'exclame Lucy.
"- Je suis d'accord", je renchéris.

Et Emily remarque à quel point son amie râle toujours autant.

"– Toi, par contre, tu as changé… Y'a quelque chose de différent chez toi…"
"– Des rides ?" rétorque Emily.
"– Nan… C'est dans ton regard…"

Je tourne la tête vers elle, et lui sourit avec amusement. Je découvre ici une toute autre facette d'Emily. Une Emily qui ronchonne beaucoup plus, et qui parait ainsi beaucoup plus jeune, moins marquée par la vie. Encore un peu, et je pourrais presque retrouver dans leur relation celle qu'il y a entre Jeff et moi.

"- Emily m'a parlé de votre travail", j'interviens. "Elle m'a dit qu'elle avait posé pour vous ? Mais je ne vois ici aucun buste qui semble correspondre au sien ?"

A vrai dire, je suis curieux de savoir si ce dernier a été acheté par quelqu'un, ou s'il existe encore, quelque part.

"- Parce que vous êtes expert dans le buste d'Emily, pas vrai ?" raille Lucy.

Et je bafouille aussitôt des explications sans queue ni tête qui se terminent par un "à vrai dire, je commence à être au courant" qui me fait finalement rougir.
Pour la star du show-biz maitre de lui-même et de ses émotions, c'est raté.

"- Je suis juste curieux de comprendre votre démarche", je reprends ensuite.

Ses explications portant sur le tableau qu'il avait choisi dans la galerie m'ôtent tout mécontentement. Cette toile, il ne l'a pas choisi au hasard… Il ne s'est pas non plus orienté vers la plus "jolie". Non, il a jeté son dévolu sur celle qui représentait quelque chose pour lui…Des souvenirs d'un merveilleux moment que nous avions partagé ensemble. Et cela me touche bien plus que ce que je suis prête à exprimer. J'ai vraiment du mal à croire que cet instant ne remonte qu'à quelques jours à peine. J'ai même l'impression que des mois entiers se sont écoulés depuis ce fameux jour où il a débarqué chez moi, complètement déboussolé.

– Je comprends… je soupire. Et tu as raison, je suis gênée. Alors ne recommence plus…S'il te plaît.

Je retrouve une Lucy toujours aussi taquine. Le temps passé ne semble pas avoir affecté son humour teinté de dérision. Elle a toujours aimé choquer, provoquer la gêne voire l'indignation…L'on peut même dire que c'est sa marque de fabrique. Cela se voit dans son look un peu particulier, ses cheveux roses et violets qui parfois se teintent de bleu ou de vert. Ils changent de couleur au gré de son humeur… Comme elle aime compléter sa collection de tatouage selon les évènements vécus. Et, en cinq ans, elle a eu le temps d'en faire rajouter quelques-uns.

– Fut un temps où c'était plutôt mauvais signe de voir sa trogne placardée sur les murs. Comme quoi, les choses changent, lance-t-elle à Tom. Mais ouais, maintenant que vous le dites, je vous situe un peu mieux.

Le regard qu'elle me jette alors est empreint de curiosité. Que fais-je moi, l'ermite du Maine avec un chanteur mondialement célèbre ? De nouveau, j'hausse les épaules en souriant, après tout, il n'y a pas de bonne réponse à cette question silencieuse mis à part :"C'est arrivé, c'est tout."

Lorsqu'elle se met à pester sur mon départ imminent, je ne peux m'empêcher de pouffer.

– Rien ne t'empêche de me rendre visite, tu sais… Je ne suis pas bien difficile à trouver.
– Bah visiblement, tu commences à te déplacer….
– J'ai un téléphone… Un portable.
– Pas possible ?

La mine outrée qu'elle affiche en dit long sur notre amitié. Lucy me connait depuis longtemps et elle me connait même très bien.

–Emily m'a parlé de votre travail. intervient Tom, pour le plus grand amusement de l'artiste. Elle m'a dit qu'elle avait posé pour vous ? Mais je ne vois ici aucun buste qui semble correspondre au sien ?
– Voyez-vous cela, persifle-t-elle en me regardant, je sourire en coin. À l'évidence, elle a l'intention de jouer un peu avec lui. En fait, Emily a posé pour moi une bonne dizaine de fois. C'est une très bonne amie, vous savez… Le buste en question date d'une bonne dizaine d'années… Il est donc possible que la forme de ce que vous avez l'habitude de voir et de toucher ne soit pas la même que sur mon oeuvre.

Et la voilà qui ronronne. Je lève les yeux au ciel en me retenant de rire. Il est évident qu'elle s'échine à le faire rougir.

– Le buste en question a fait une mauvaise chute il y a plusieurs années.
– Tu parles d'une chute. Il a été poussé par un malotru !
– Quoiqu'il en soit, il n'existe plus, dis-je en souriant à pleine dents avant de lui murmurer à l'oreille. Mais je suis surprise que tu connaisses aussi bien mon anatomie.
– Quant à ma démarche… Et bien, je n'en ai pas. J'ai toujours aimé les bustes… C'est là que se trouvent tous les organes vitaux soigneusement emballés dans des ceintures de muscles plus ou moins bien taillés.
– Comme tu peux le voir, elle n'est pas très attirée par le cerveau.
– Mais si ! C'est juste pas ce que je regarde en premier…

Puis, telle un félin, elle se met à nous tourner autour, nous observant avec attention.

– Vous avez tous les deux de très beaux emballages, mais je suppose que vous n'avez pas assez de temps à m'accorder.
– Tu sais que cette façon d'aborder la chose est plutôt flippante, n'est-ce pas ?
– Évidemment ! Ça fait partie du jeu ! répond-t-elle avant d'éclater de rire. Mais je suis curieuse, Tom… Qu'auriez-vous fait avec le buste d'Emily s'il existait encore ?

J'aime beaucoup cette femme au caractère bien tempé, avec ses cheveux multicolors et ses tatouages. Si j'ai l'occasion de la recroiser, il faudra vraiment que je lui présente Jeff. Ces deux-là s'entendraient comme larrons en foire.

J'éclate de rire à la blague qu'elle lance au sujet du changement des moeurs vis à vis du fait d'avoir ma tête placardée partout.

"- En fait, Emily a posé pour moi une bonne dizaine de fois. C'est une très bonne amie, vous savez… Le buste en question date d'une bonne dizaine d'années… Il est donc possible que la forme de ce que vous avez l'habitude de voir et de toucher ne soit pas la même que sur mon oeuvre."

J'ai bien l'impression qu'elle se moque gentiment de moi, et je sens mes joues rougir. Mais après tout, je me suis mis tout seul dans le pétrin.

"– Le buste en question a fait une mauvaise chute il y a plusieurs années", m'informe alors Emily.

Et c'est maintenant qu'elle me le dit ? Je lui jette un coup d'oeil faussement agacé, tout en faisant de mon mieux pour ne pas sourire avec amusement. J'ai un peu l'impression de m'être fait avoir sur toute la ligne.

"– Tu parles d'une chute. Il a été poussé par un malotru !", s'exclame Lucy.
"– Quoiqu'il en soit, il n'existe plus", conclut Emily tout sourire.
"- Et tu m'as caché ça tout ce temps !"
Cette fois, je ne peux m'empêcher de rire.

Puis elle se rapproche de moi, et vient me murmurer à l'oreille "Mais je suis surprise que tu connaisses aussi bien mon anatomie."

Je frissonne. Mais je sais aussi que ce n'est pas le moment de me laisser distraire. Nous ne sommes pas seuls.

"-Je suis en constant apprentissage, et il faudra sans aucun doute que je vérifie l'étendu de mes connaissances", je chuchote en retour. "Et tu as une très mauvaise influence sur moi."

Je ponctue cette phrase d'un haussement sourcil qui, je l'espère, laisse transparaitre tout ce que j'ai prévu d'ici là fin de son séjour à Vegas.

Je lui prends la main alors que Lucy nous explique sa démarche, et ce qui l'amène à sculpter cette partie précise de l'anatomie humaine.

Et je me tends lorsqu'elle nous fixe plus attentivement, et semble nous déshabiller du regard.

"– Vous avez tous les deux de très beaux emballages, mais je suppose que vous n'avez pas assez de temps à m'accorder."

J'éclate de rire, les joues tout de même un peu rouges.

"- Pas cette fois, en tout cas."

Je laisse ouvert la possibilité de poser une prochaine fois. Après tout, ça pourrait être amusant.
Je n'ai pas l'impression qu'Emily soit motivée pour poser à nouveau. Elle fait même remarquer à son amie que sa manière de voir les choses est un peu flippante - ce qui fait beaucoup rire cette dernière.

"- Mais je suis curieuse, Tom…", reprend Lucy. "Qu'auriez-vous fait avec le buste d'Emily s'il existait encore ?"

Je fronce les sourcils. A vrai dire, je j'avais pas réfléchi jusque là.

"- Je suppose que c'est un peu étrange d'exposer le buste de sa compagne dans sa salle à manger, juste en dessous de ses tableaux ?", je rétorque avec un sourire. "Je ne sais pas. C'était vraiment juste par curiosité. J'étais surpris quand Emily m'a dit qu'elle avait posé nue pour vous. Elle ne paraissait pas être le genre de personne qui se laisse convaincre de ce genre de chose. Mais je suppose que j'ai encore beaucoup à apprendre à son sujet. Mais dites-moi... "

Je jette un bref coup d'œil à Emily avant de reprendre.

"- Comment avez-vous fait pour la convaincre ?"

– Et tu m'as caché ça tout ce temps !

Mon sourire s'étire à l'image du chat du Cheshire en voyant sa mine faussement outrée. J'en rajoute même un peu en venant gentiment le provoquer sans prendre la peine de dissimuler mon amusement. Je crois que je vais prendre goût au fait de le taquiner… d'autant plus en voyant le répondant dont il sait faire preuve par moment.

– Et tu as une très mauvaise influence sur moi.
– Et toi sur moi, je rétorque tout en lui faisant un clin d'œil.

Ses petites allusions m'ont donné chaud, mais je prend sur moi pour ne rien montrer. Ce petit jeu-là, nous le poursuivrons une fois seuls. À la place, je me contente de plaisanter au sujet de la démarche artistique de mon amie et surtout de son sujet de prédilection. J'ai bien vu la petite lueur briller dans les yeux de Lucy, elle est déjà en train de prendre ses mesures dans sa tête…

–Pas cette fois, en tout cas.
– Quel dommage… Je vous imagine tous les deux enlacés, je suis sûre que ce doit être très beau à regarder. Un véritable régal à sculpter…
– Garde ça pour ton imagination… Même si cela reste assez bizarre, même pour toi.
– Roh, ce n'est bizarre que si tu décides que ça l'est !

Elle l'interroge ensuite sur ce qu'il aurait fait si mon buste existait encore. Il est vrai qu'exposer ce genre de chose est plutôt étrange, plus particulièrement lorsque le modèle en question fait partie de sa vie.

– Comment avez-vous fait pour la convaincre ? lui demande-t-il, visiblement très curieux.
– Je lui raconte ?
– Si tu veux, je rétorque en haussant les épaules. Je n'ai strictement rien à cacher.
– Elle a perdu un pari !
– Ça n'a jamais été un pari ! je m'offusque avant de m'asseoir sur son bureau.
– Un pari, une promesse… C'est du pareil au même.

Alors elle lui raconte l'histoire de cette soirée arrosée. Nous avions dix-sept ans, en plein camp de vacances pour gamin marginaux et associables. Elle lui parle de la discussion que nous avions eu sur notre avenir artistique…
– Je lui ai promis de poser pour elle, le jour où elle réussira à vivre de son art.
– Et Mily n'a qu'une parole ! Enfin… Presque.

Je fronce les sourcils en entendant la dernière partie de sa déclaration. Je sais très bien à quoi elle fait allusion : à ma rupture plutôt brutale avec Jim.

– J'ai encore une sculpture de toi cela dit,, me dit-elle avant de se diriger vers un petit bloc de gré rose représentant mes deux mains posées l'une sur l'autre.
– Mes mains !
– Les mains d'une artiste talentueuse… Je n'ai jamais voulu la vendre.
– Pourquoi ?
– Tu rigoles ? Parce que ce sont tes mains… Mes sentiments pour toi n'ont pas changé, même si tu n'en as jamais voulu.
– Navrée, je réponds en souriant.
– Tu parles !

Lucy a l'air déçue que nous ne soyons pas disponibles pour poser aujourd'hui.

"– Quel dommage… Je vous imagine tous les deux enlacés, je suis sûre que ce doit être très beau à regarder. Un véritable régal à sculpter…"

J'hausse un sourcil à l'attention d'Emily. Je vois déjà très bien la scène. Et à vrai dire, je crois que je préfère garder ce genre de choses derrière une porte close.

"– Garde ça pour ton imagination… Même si cela reste assez bizarre, même pour toi", rétorque Emily à son amie.

J'écoute attentivement le récit de jeunesse qui a mené Emily à accepter de poser pour son amie.

"– Je lui ai promis de poser pour elle, le jour où elle réussira à vivre de son art", conclut Emily.
"– Et Mily n'a qu'une parole ! Enfin… Presque."
"- Presque ?" je relève avec un sourire. "Une promesse de jeunesse non tenue, cette fois ?"
J'ignore exactement de quoi il est question, mais j'ai l'impression d'avoir encore tellement à apprendre sur la femme dont je suis tombé amoureux. J'ai envie d'en savoir plus sur elle, sur son passé.

Je suis sacrément impressionné lorsque Lucy nous mène vers un bloc de grès qui représente simplement deux mains. Les mais d'Emily, visiblement. La sculpture est incroyablement détaillée. C'est réellement impressionnant !

"- Vous avez vraiment du talent !" je m'exclame.

Et Lucy admets n'avoir jamais voulu vendre cette création.

"- Parce que ce sont tes mains…", répond-t-elle quand Emily lui demande les raisons de ce choix. "Mes sentiments pour toi n'ont pas changé, même si tu n'en as jamais voulu."

Je relève la tête, surpris. Ainsi, je ne suis donc pas le seul à être tombé sous le charme d'Emily ?

"- Alors Lucy et toi...", je souffle à Emily tandis que son amie s'éloigne un instant. "Dois-je être jaloux ?"

Je lui colle un baiser sur la joue, puis je poursuis à voix basse, un sourire taquin sur les lèvres.

"- Juste histoire qu'on soit tous les deux sur la même longueur d'ondes, les plans à trois ce n'est vraiment pas mon truc"