– Presque ?Une promesse de jeunesse non tenue, cette fois ?
– C'est… Une longue histoire, je rétorque en soupirant.

Je n'ai pas l'intention de lui cacher quoi que ce soit, mais je préfère attendre de voir où la vie nous mène avant de me lancer dans des récits aussi déplaisants. Ce n'est pas tant la finalité de cette histoire qui est perturbante, après tout, ce ne fut qu'une simple séparation… Mais c'est plutôt son déroulement qui reste désagréable à évoquer.

– Je te la raconterai un jour…

Lucy me lance un regard en biais et je comprends qu'elle réalise tout juste à quel point notre relation est récente. Je me sens certes plus libre avec Tom qu'avec n'importe qui auparavant, mais je ne me sens pas encore capable d'évoquer certains souvenirs avec lui. C'est probablement pour cela qu'elle change si vite de sujet en nous désignant la petite statue représentant mes mains.

– Vous avez vraiment du talent ! s'exclame-t-il, arrachant un sourire satisfait à l'artiste visiblement très fière de son travail.
– Merci. Vous avez du goût, c'est bien.

Nous parlons ensuite de son refus de la vendre… Sans doute par nostalgie.

– Alors Lucy et toi...Dois-je être jaloux ?
– Jaloux ? De quoi ? lui demandais-je en haussant un sourcil.
–Juste histoire qu'on soit tous les deux sur la même longueur d'ondes, les plans à trois ce n'est vraiment pas mon truc.

Je n'ai pas besoin d'un miroir pour savoir que je suis en train de rougir jusqu'aux oreilles. Bon sang, mais qu'est-il en train d'imaginer au juste ?
– Ce n'est pas… Non. Yerk. je rétorque, sincèrement outrée.

Lucy revient avec trois verres et une bouteille de l'un de ces jus de fruits pétillants qu'elle affectionne. Visiblement, celui-ci est un mélange de pommes et de framboises.

– Je vais vous rassurer tout de suite, Tom… Mily est cent-pour-cent hétéro… Même si j'ai longtemps cru le contraire…

À mon tour de lever les yeux au ciel. Elle remplit très soigneusement les trois verres, veillant à ce que chacun contienne exactement la même quantité de liquide. Lucy fait partie de ces personnes extrêmement minutieuses, voire même perfectionnistes.

– Nous allions chaque été dans ce fameux camp. Pour nos parents, c'était notre seul moyen de nous… socialiser. Durant deux étés, je l'ai vu repousser tous les garçons… alors je me suis naturellement dit que j'avais toutes mes chances. L'été suivant, je lui ai fait une magnifique déclaration… Et… Je crois que je l'ai faite bugger ce jour-là.
– À peine… Je ne m'étais pas du tout attendue à cela.
– Alors, très gentiment elle m'a expliqué qu'elle n'était pas du tout intéressée par ce genre de relation… Que ce soit avec les filles ou les garçons. Mais cela ne nous a pas empêché de rester amies malgré tout… Mais, rassurez-vous. J'ai beau plaisanter, je ne suis plus amoureuse d'elle… Mon coeur appartient à une autre.

La mine qu'elle affiche à présent est empreinte d'une profonde tristesse et pour cause… Sophia, sa compagne de longue date, est décédée peu de temps avant Martha… Un accident de voiture. Lucy ne s'en est jamais vraiment remise, même si elle ne laisse rien transparaître. Depuis, elle enchaîne les micro-relations. Des histoires éphémères qui ne durent jamais plus d'une nuit.

– Enfin… Seulement le cœur. Je partage régulièrement tout le reste, affirme-t-elle en souriant. Mais … Autant dire que je suis très surprise de vous trouver à ses côtés.
– Pourquoi ça ? je demande tout en saisissant le verre qu'elle me tend.
– Sans doute parce que je t'imaginais vivre une vie de grande solitaire… Mais je suis contente que ce ne soit pas le cas. Vous semblez heureux tous les deux… C'est écoeurant !

Emily me promet de me raconter un jour cette histoire de promesse non tenue. Et je lis dans ses yeux qu'il ne s'agit pas du tout de quelque chose d'anodin. Surtout en considérant le regard lourd de sens qu'elle échange ensuite avec son amie.

Je laisse tomber le sujet pour le moment, tout en espérant en savoir plus un jour.

Mon émerveillement devant la sculpture des mains d'Emily fait sourire Lucy.

"– Vous avez vraiment du talent !"
"– Merci. Vous avez du goût, c'est bien."
"- Ou bien j'ai beaucoup de goût quand ça concerne particulièrement Emily", je rétorque du tac au tac avec un clin d'oeil.

Le fait d'évoquer une possible histoire entre Lucy et Emily fait rougir cette dernière jusqu'aux oreilles. Elle est adorable, au point que ça me donne envie de la taquiner encore plus.

"- Je suis ravi de savoir que je ne cause pas cette réaction chez toi", je lui murmure à l'oreille. "Quoique, ce rouge sur tes joues te va à ravir. Et celui-là, il me semble que je le connais déjà. "

Lucy revient bien vite avec une bouteille et trois verres. Du jus de fruit. C'est parfait. J'évite de boire de l'alcool les jours qui précédent un concert. J'ai rapidement appris qu'une bonne hygiène de vie était indispensable dans ce métier si on voulait tenir sur la durée. Même si visiblement, certains membres du groupe n'ont toujours pas retenu la leçon.

"– Je vais vous rassurer tout de suite, Tom… Mily est cent-pour-cent hétéro… Même si j'ai longtemps cru le contraire…"
"- Oh vraiment ?"

Je n'ai absolument aucun préjugé à ce sujet, à vrai dire. Et j'écoute attentivement Lucy narrer leur rencontre, et surtout cette fameuse déclaration...

La Lucy adolescente avait l'air en tout cas de mieux se débrouiller que moi pour ce genre de choses. Je suis encore gêné de la manière avec laquelle j'ai avoué à Emily qu'elle me plaisait.

"– Je ne m'étais pas du tout attendue à cela", admet Emily.
"- Tu ne t'y attends jamais, visiblement", je la taquine en faisant référence à cette conversation que nous avions eu juste avant que je l'embrasse pour la première fois.

Ma main vient chercher la sienne tandis que Lucy reprend la parole.

"– Alors, très gentiment elle m'a expliqué qu'elle n'était pas du tout intéressée par ce genre de relation… Que ce soit avec les filles ou les garçons. Mais cela ne nous a pas empêché de rester amies malgré tout… Mais, rassurez-vous. J'ai beau plaisanter, je ne suis plus amoureuse d'elle… Mon coeur appartient à une autre."

Elle perd son sourire, tandis qu'une tristesse évidente nait dans son regard. Et je serre un peu plus la main d'Emily.
Je ne pose pas de questions. Cela ne me regarde pas.  J'espère seulement que Lucy arrivera un jour à combler ce vide qui semble l'habiter.

"- Autant dire que je suis très surprise de vous trouver à ses côtés", déclare-t-elle ensuite en se tournant vers moi.
"- Vraiment ?"
"– Pourquoi ça ?" s'enquit Emily en même temps.
"– Sans doute parce que je t'imaginais vivre une vie de grande solitaire… Mais je suis contente que ce ne soit pas le cas. Vous semblez heureux tous les deux… C'est écoeurant !"

J'éclate de rire.

"- Je vais prendre ça pour un compliment."

Je jette un coup d'oeil à Emily, et je ne résiste pas à l'envie de l'embrasser sur la joue.

"- C'est encore très récent, mais pour ma part je suis très heureux. Et j'ai bien fait de tomber en panne à Castine. Sans quoi nos chemins ne se seraient peut-être jamais croisés."

Cette idée m'est très difficile à concevoir. Emily s'est fait une place si rapidement dans ma vie... Comme si je l'avais attendu tout ce temps sans le réaliser.

"- C'est un plaisir de vous avoir rencontré, Lucy !", je lance en levant mon verre dans sa direction. "Et j'aurai peut-être besoin de vous contacter, si vous avez des conseils pour rendre heureuse une ermite ?"

Je souris avec amusement à Emily. Mais outre cette plaisanterie, je suis parfaitement sérieux sur cette volonté de tout faire pour que cela fonctionne entre nous.

– Ou bien j'ai beaucoup de goût quand ça concerne particulièrement Emily, lance-t-il en faisant un clin d'œil.
– C'est dommage… Je commençais à vous apprécier, mais après cette remarque, je doute fort d'en être capable, rétorque-t-il tout en imitant le geste de mon compagnon.

Je suis heureuse de constater que Tom semble de fort belle humeur. Lucy a très vite trouvé comment le mettre suffisamment à l'aise pour que ce dernier se laisse aller à quelques plaisanteries dont je fais visiblement l'objet. En même temps, cela me paraît plutôt logique puisque je suis, pour l'instant, leur seul et unique point commun.

Mais la blague sur le plan à trois… Je pense sincèrement qu'il aurait pu s'en passer, même si ma réaction a le mérite de l'amuser davantage.

– Je suis ravi de savoir que je ne cause pas cette réaction chez toi. Quoique, ce rouge sur tes joues te va à ravir. Et celui-là, il me semble que je le connais déjà.

Ce qui ne m'aide pas à reprendre une couleur normale, avouons-le. Lucy s'en rend évidemment compte, mais se contente de "rassurer" Tom tout en remplissant ses verres…Mais évidemment, elle ne fait qu'attiser sa curiosité. Alors elle lui répond, évoquant nos petites histoires de camp de vacances et sur cette déclaration d'amour qui, à l'époque, m'avait laissé sans voix.

– Tu ne t'y attends jamais, visiblement, me taquine-t-il en faisant référence à cette fameuse conversation qui nous a mené à la relation que nous sommes en train de vivre.
– Je ne peux pas vraiment le nier, je réponds tout en serrant doucement sa main.

Lucy poursuit son récit jusqu'à sa conclusion pleine de tristesse non dissimulée. Je sais qu'elle souffre énormément de la disparition de Sophia, au point même de refuser de donner leur chance aux filles qu'elle rencontre. J'expliquerais tout cela à Tom lorsque nous serons seuls. Ce n'est pas un sujet à évoquer en sa présence. Lucy est une âme meurtrie soigneusement recouverte d'un voile d'humour.

– Je vais prendre ça pour un compliment, répond-t-il à Lucy qui affiche toujours une mine de dégoût surjouée.

Cette expression ne semble pas l'impressionner puisqu'il vient embrasser ma joue, m'arrachant ainsi un sourire empli de tendresse qui n'échappe pas à l'artiste.

– C'est encore très récent, mais pour ma part je suis très heureux. Et j'ai bien fait de tomber en panne à Castine. Sans quoi nos chemins ne se seraient peut-être jamais croisés.
– Hm… C'est peut-être le destin, qui sait ? nous lance-t-elle en souriant sincèrement. Je fais partie de ces gens qui croient en l'existence des âmes sœurs. Je ne sais pas si c'est vraiment votre cas mais… Je ne l'ai jamais vu sourire ainsi. Pas même une fois.

Cette fois, je ne cherche pas à dissimuler ma gêne. Elle sait parfaitement que je ne crois pas à toutes ces histoires d'âmes sœurs, pas plus que je ne crois à l'amour éternel. Je laisse cela aux auteurs de roman à l'eau de rose et je me contente de prendre mon histoire comme elle vient. Je ne veux pas me poser de question. Je ne veux pas non plus penser à l'avenir chargé de toutes ces incertitudes qui ne sont bonnes qu'à m'inquiéter.

– C'est un plaisir de vous avoir rencontré, Lucy !
– Pareillement, Tom, répond-t-elle en imitant son geste.
–Et j'aurai peut-être besoin de vous contacter, si vous avez des conseils pour rendre heureuse une ermite ?

Le regard qu'elle me lance à ce moment-là évoque toute sa sollicitude.

– Si une telle chose est réellement possible…
– Pourquoi ne le serait-elle pas ?
– Lui laisseras-tu une chance ?
– C'est ce que je fais, je rétorque en offrant un sourire à Tom. Je suis ici, après tout.
– C'est vrai…

La conversation se poursuit en évoquant des sujets bien plus légers. Elle lui narra son exploit de me convaincre de participer au concours qui m'avait conduit à vivre de mon art. Parce que oui, c'est grâce à elle que j'ai pu me lancer pour de bon dans cette aventure. Elle parla de Martha, ma grand-mère, cette femme incroyable qui l'avait recueilli lorsque les parents de Lucy l'ont fichu à la porte après son coming out. A cette époque, nous vivions comme deux sœurs qui faisaient absolument tout ensemble.

Elle veille tout de même à garder certaines choses sous silence et je lui en suis reconnaissante. Ce n'est pas une chose qu'elle aurait fait quelques années plus tôt, j'en ai parfaitement conscience. Je la remercie donc d'un simple hochement de tête qu'elle accueille avec le sourire. Elle a compris … Elle sait que j'ai besoin de temps pour certaines choses et ce temps, elle me prouve qu'elle est tout à fait capable de me l'offrir.

"– C'est encore très récent, mais pour ma part je suis très heureux. Et j'ai bien fait de tomber en panne à Castine. Sans quoi nos chemins ne se seraient peut-être jamais croisés."

"- C'est peut-être le destin, qui sait ?"

La gêne d'Emily est évidente. Et j'imagine bien qu'elle n'a pas envie de trop s'attarder sur tout ça.
Le destin, peut être.  Ou alors une chance inouïe. Je ne sais pas si j'ai envie d'y croire.

"- Si c'est le destin, je lui suis très reconnaissant."

Mais y croire serait une responsabilité énorme, à laquelle je n'ai pas envie de songer. Pas pour le moment.

"– Lui laisseras-tu une chance ?", lance Lucy à Emily après que j'ai évoqué la possibilité de lui demander des conseils pour rendre Emily heureuse.
"– C'est ce que je fais", répond Emily en me dédiant un sourire  "Je suis ici, après tout."

Je lui souris, le coeur un peu plus léger. J'ai envie de croire à notre histoire, à cette relation qui commence tout juste, mais qui m'a déjà marqué plus que je n'aurais pu le croire.

J'écoute ensuite Lucy avec attention, tandis qu'elle me dévoile un peu plus la jeunesse d'Emily, et notamment ce fameux concours qui lui a permis de vivre enfin de son talent.
J'en apprends également plus au sujet de sa grand-mère Martha, qui a recueilli Lucy en plus d'Emily. Et je commence à réellement me rendre compte des épreuves que les deux femmes ont traversées - qu'Emily a traversées.

Je meurs d'envie d'en savoir plus, de tout apprendre à son sujet. Mais je sens bien qu'il y a encore certaines choses que je n'apprendrai que plus tard... tout comme il y a des secrets que je ne suis pas encore prêt à partager.

Je laisse Emily et Lucy seules quelques minutes, prétextant un besoin de prendre un peu l'air. Je ne suis pas certain qu'elles aient envie de m'avoir constamment avec elles. Et peut être ont-elles besoin de se retrouver un peu seules toutes les deux.

Lucy me pointe en direction d'une cour ombragée, qui donne sur une ruelle peu fréquentée à l'arrière de son atelier.

L'après-midi est déjà bien avancé, et la lumière dorée étire déjà les ombres sur le sol. Je sors mon téléphone, et cherche quelques instants dans mes contacts, avant de tomber enfin sur un numéro en particulier.

Je retiens mon souffle tandis que l'appareil numérote. Je n'avais pas prévu d'appeler ce numéro tout de suite. Je m'étais même dit qu'il ne me servirait peut-être jamais. Mais finalement...

"- Tom ? C'est toi ?"
"- Camille !", je m'exclame avec un sourire en reconnaissant le timbre chaud de mon interlocutrice. "Tu te souviens de cette discussion que nous avions eue il y a quoi... trois ans ?"
"- Hmm ?", acquiesce cette dernière. J'entends déjà un certain amusement dans sa voix.
"- Eh bien...", j'hésite, conscient du choix que je m'apprête à faire. "J'aimerais qu'on en discute... quand tu seras disponible. Je crois... Je crois que tu avais raison."

J'ai rencontré Camille il y a environ une dizaine d'années, par le biais de mon ex. Une petite jeune femme à la longue chevelure rousse tout droit arrivée de France pour tenter sa chance à Los Angeles. Nos routes se sont croisées plusieurs fois ensuite. Camille a su se faire une place dans le milieu de la musique, montant son label d'artistes indépendant. Trois ans plus tôt, dans une période compliquée pour Helena et moi, j'avais partagé avec Camille une soirée bien arrosée, qui avait failli se terminer dans sa chambre d'hôtel. Nous étions parvenus à reprendre nos esprits avant de franchir cette ligne invisible. Et surtout, nous avions beaucoup discuté, sur le milieu de la musique, nos carrières respectives... Avec ce pari fou, celui d'une collaboration éventuelle.

"- J'ai des chansons que j'aimerais te faire écouter", je reprends. "Je suis à Vegas pour le moment, et je ne sais pas quand je serai de retour à Los Angeles..."

"- Vegas ?", s'exclame mon amie. "J'y arrive dans quatre jours. Tu y seras encore ?"

J'hésite. Je n'ai pas encore pris mon billet retour, et il est probable qu'Emily soit partie d'ici là. Mais, même si je n'ai pas envie de prolonger mon séjour plus que nécessaire, il est possible que je sois obligé d'y rester quelque jours de plus suite à ce concert... Donc autant en profiter.

"- Ça devrait le faire", j'acquiesce. "Je t'envoie un premier exemple de chanson par mail. Tu me diras ce que tu en penses."

"- Hmm, parfait. Tu prévois le champagne, Tom ? Pour fêter ça ?"

J'éclate de rire.

"- Doucement, je n'ai rien signé pour le moment.  Et je te signale que j'ai encore un contrat avec Jake."
"- Nous verrons ça dans quelques jours", me répond-t-elle en riant. "J'ai hâte de te revoir, Tom."
"- Moi aussi", je souffle.

Cela fait trois ans que je ne l'ai pas croisé, mais j'avais aimé sa manière de voir les choses.

Je raccroche après quelques banalités d'usage. Et je reste quelques minutes à l'extérieur, appréciant ces instants de solitude, avant de retourner vers l'intérieur de l'atelier de Lucy.

Lorsque nous nous retrouvons seules, Lucy et moi, notre conversation dévie doucement vers l'art…Son travail, comme le mien. Elle me montre ses dernières œuvres ainsi que celles dont elle est le plus fière. Son style a légèrement changé avec les années, il s'est affiné et surtout diversifié. Dans un recoin de son atelier se trouve une étagère contenant plusieurs visages extrêmement détaillés. L'on aurait dit de vraies personnes enformies… L'un d'eux attire mon attention…

– Sophia ? je lui demande, un peu surprise. La date sous la signature est extrêmement récente, alors soit elle s'est basée sur des photos, soit sa mémoire est exceptionnelle.
– Oui… J'en ai même fait plusieurs.
– Tu y penses toujours autant ?
– Je ne suis pas certaine de pouvoir l'oublier un jour … Des filles comme elles, on n'en trouve pas à tous les coins de rues après tout.
– Je suis désolée…

Je comprends qu'elle ne tient pas à s'attarder sur le sujet, alors je n'insiste pas.

– Tiens, regarde celui-ci.
– Martha ?

N'y a-t-il donc que des masques de personnes disparues sur ces étagères ?

– Bingo.
– C'est tellement elle… Tu as fait du bon boulot. Il est magnifique.

C'est une sensation étrange de revoir le visage d'une personne tant aimée après toutes ces années. Je suis émue…Mes doigts restent suspendus dans l'espace… Je n'ose pas y toucher de peur de la réveiller.

– Si tu ne devais pas prendre l'avion, je te dirais de l'embarquer…
– Tu peux toujours me l'envoyer …
– Ou… Te l'emmener directement, sauf si tu te mets à suivre ta starlette partout.
– Une… Starlette ?

Elle hausse les épaules et éclate soudainement de rire. Je me sens… vexée.

– Je ne t'imaginais juste pas avec un type pareil. J'veux dire, il a l'air très sympa mais…
– Mais quoi ? je rétorque en croisant les bras.
– Vous ne faites pas partie du même monde, Mily.
– Ça, je le sais.
– Et tu penses vraiment que vous avez le moindre avenir ensemble ? Depuis quand es-tu si optimiste.
– Je ne le suis pas… je soupire bruyamment. J'évite simplement d'y penser.
– Tu n'as pas peur que ça se termine comme avec James ?
– Non. Cela n'a rien à voir.
– Et en quoi est-ce différent ?
– Pour commencer, je suis amoureuse de Tom. Cela n'a jamais été le cas pour Jim.
– Vous sembliez faits l'un pour l'autre pourtant. Et je me souviens, qu'au début, tu étais très emballée par votre relation.
– Comme quoi, les apparences peuvent être trompeuses, je souffle… J'aimais l'esprit de Jim… Son talent. Mais je n'en étais pas réellement amoureuse. Le décès de Martha m'a permis d'ouvrir les yeux à son sujet. C'est pour ça que j'ai rompu nos fiançailles…
– Si tu le dis… Mais à l'époque, tu n'as pas vraiment pris le temps de m'en parler … Non, si je me souviens bien, tu m'as même demandé de sortir de ta vie.

C'est… Totalement vrai. Après le décès de Martha, j'ai veillé à me tenir éloigné de tous mes proches. J'ai plaqué mon fiancé sans vraiment lui donner de raison à part un "je ne t'ai jamais aimé et je n'ai jamais voulu t'épouser" totalement dépourvue de la moindre compassion. Je ne me suis pas montrée plus gentille avec Lucy. Au contraire…J'ai bien conscience de leur avoir brisé le cœur, à tous les deux.

– [b]Je sais. Je me suis montrée…
– Monstrueuse ?

J'acquiesce… Comment pourrais-je nier ceci après tout. C'est totalement vrai. Je peux être très virulente par moment…

– Je suis tellement désolée pour ça…
– Je le sais, c'est pour ça que je ne t'en veux pas. Tu souffrais, Mily… Énormément. Ton monde tout entier venait de s'écrouler.
– Ce n'est pas une excuse.

Elle balaye tout ça d'un geste de main.

– Et maintenant, tu es heureuse ?
– Je crois l'être en tout cas.
– Tu en as l'air… Lui aussi. Et c'est probablement ce qui m'inquiète le plus.
– Je n'ai pas envie d'y songer, Lucy. Cela ne fait que quelques jours que nous sommes ensemble. C'est tout récent…
– D'accord, d'accord… Mais…
– Mais quoi ?
– Non, rien… Je passerai te voir dans ton trou paumé.

Je fronçais légèrement les sourcils. Que voulait-elle dire exactement ? Je comprends néanmoins pourquoi elle a subitement cessé de parler en voyant Tom revenir.

– Ça vous a fait du bien ? lui demande-t-elle, l'air de rien.
– Je pense qu'il est temps d'y aller … Je lance en rejoignant Tom.

Avant de partir, je laisse mon nouveau numéro à Lucy. L'on pourra toujours continuer cette conversation une fois de retour à Castine.

Quand je retrouve les deux femmes, j'ai conscience d'interrompre une conversation qui ne me regarde absolument pas.  Et je suis prêt à faire demi-tour, mais Lucy a déjà remarqué ma présence.

"– Ça vous a fait du bien ? "

J'acquiesce aussitôt.

"- J'avais besoin de m'aérer un peu", j'admets. "La matinée a été chargée".

Je m'approche un peu plus d'elles, mais Emily vient à ma rencontre.

"– Je pense qu'il est temps d'y aller … ", annonce-t-elle.

Je passe  un bras autour de sa taille. J'ai l'impression que Lucy me lance un regard méfiant, ou plein de reproches. Mais juste après, elle me sourit.

"- C'était un plaisir de faire votre connaissance", je lui lance avec un sourire.

Nous échangeons une poignée de mains. J'ignore quelle a été la teneur de leur conversation, mais j'ai l'impression que la bonne humeur d'Emily est quelque peu retombée.

"- Tout va bien ?" je lui glisse à l'oreille lorsque nous ressortons. "Tu m'as l'air pensive."

Ou peut être est-elle simplement fatiguée.

"- Merci de m'avoir permis de rencontrer Lucy."

Je me sens honoré qu'Emily s'ouvre ainsi de plus en plus à moi. Et plus le temps passe, plus je tombe amoureux de cette femme que j'apprends encore à connaître.

J'hésite à lui parler du coup de fil que j'ai passé un peu plus tôt..  puis je me décide à garder le silence à ce sujet. Je lui en parlerai plus tard..  une fois que j'aurai pu discuter avec Camille.

Nous sommes abordés par quelques fans, juste pour un autographe et des photos. J'accède à leur requête sans broncher, leur demandant juste à nouveau de ne pas importuner ma compagne.

Deux jeunes femmes sont un peu plus compliquées à dissuader, et elles demandent plusieurs fois si elles peuvent nous prendre tous les deux en photo, avant finalement que j'arrive à les faire partir.

"- Désolé pour ça", je m'excuse. "Il y en a qui ne comprennent vraiment pas la notion de vie privée"

Je sais en plus oú seront utilisées ces photos.  Probablement sur leurs réseaux sociaux, pour faire le buzz... Ou simplement se faire remarquer.

Je n'aime vraiment pas qu'Emily soit mêlée à tout ça.  Mais cela va malheureusement de paire avec ma célébrité.

J'hèle un taxi, et lui donne l'adresse de l'hôtel. Je pense que nous avons tous les deux besoin de nous reposer.

Lorsqu'il la salue, Lucy répond avec le même enthousiasme que le sien, un sourire chaleureux aux lèvres. Je la connais suffisamment pour savoir que son sourire est parfaitement sincère. Je pense qu'elle saurait l'apprécier voire même en faire un ami. Il n'y a aucune malveillance dans ses regards, seulement de l'inquiétude. Il faut dire que je ne me suis pas vraiment montrée très rassurante ces dernières années… Plus particulièrement en me tenant éloignée de tout.

– Tout va bien ? murmure-t-il à mon oreille une fois que nous sommes suffisamment éloignés de Lucy. Tu m'as l'air pensive.
– Rien de grave, lui dis-je en déposant un baiser sur sa joue. Elle est juste très inquiète pour moi… Et probablement pour toi aussi.

Je lui expliquerais tout ceci, mais plus tard. Ce n'est pas le bon moment pour évoquer ce genre d'histoire.

– Merci de m'avoir permis de rencontrer Lucy.
– Je t'en prie. Merci à toi de m'avoir permis de la revoir.

Je ne serais très probablement jamais revenue ici sans lui. Cela fait longtemps maintenant que j'évite très soigneusement de quitter le Maine. Je me rends bien compte que je me suis atrocement renfermée sur moi-même…dans mon petit monde, loin de tout. Je prends doucement conscience du mal que j'ai pu faire à mes proches… À Lucy en particulier. Mais je me promets de faire un peu plus d'efforts et d'arrêter de repousser tout le monde. Ce ne sera certainement pas facile, mais je lui dois au moins ça.

À peine sortis de l'atelier que nous voilà déjà assaillis par ses fans. Voilà une chose à laquelle je ne pourrai probablement jamais m'habituer. Je déteste voir mon petit espace se faire ainsi piétiner, mais je prends sur moi pour rester courtoise. Je ne voudrais pas ternir l'image de Tom en me montrant intolérante avec ses admiratrices.

– Désolé pour ça. Il y en a qui ne comprennent vraiment pas la notion de vie privée.
– Je vois cela, je rétorque, pressée de retrouver le calme et l'intimité de notre chambre.

Un taxi se gare devant nous, prêt à nous ramener à l'hôtel. Je suis si fatiguée que je manque presque de m'assoupir dans la voiture.

– Je comprends pourquoi la femme de Jeff n'est pas venue… je soupire en fermant les yeux. Il est tout simplement impossible de simplement marcher dans la rue sans être abordé ou photographié. C'est…usant…

Je serre doucement sa main pour lui faire comprendre qu'il n'est en rien responsable de la situation. Il ne fait finalement qu'exister dans cette société composée d'individus exigeants et égocentriques…

– Castine a ses avantages…

"– Rien de grave"

Je me détends au baiser qu'elle pose sur ma joue.

"- Elle est juste très inquiète pour moi… Et probablement pour toi aussi", ajoute ensuite Emily.

"- Inquiète pour moi ?"

Je fronce les sourcils. Je viens à peine de la rencontrer. Alors comment peut-être s'inquiéter pour moi ? A moins que ça ne soit en relation direct avec le bien-être d'Emily ?

Dans le taxi, Emily semble être sur le point de s'endormir.

"– Je comprends pourquoi la femme de Jeff n'est pas venue…", soupire-t-elle. "Il est tout simplement impossible de simplement marcher dans la rue sans être abordé ou photographié. C'est…usant…"

Je souris lorsqu'elle me serre la main. Qu'est ce que j'aime ces gestes tendres, qui pourraient être parfaitement anodins mais qui me rassurent. J'aime le contact d'Emily, sa main dans la mienne, son corps contre le mien.

"- Je te rassure, ce n'est pas comme ça tout le temps. C'est accentué par le concert d'après-demain, et puis... C'est Las Vegas"

Je fronce les sourcils.

"- Je n'aime pas passer trop de temps ici", j'admets ensuite. "Ici, les gens donnent l'impression de perdre tout bon sens. "

Je dépose un baiser dans ses cheveux et je la serre contre moi.

" – Castine a ses avantages…"

"- Castine me manque", je souffle. "J'ai hâte d'y retourner. Pour te rejoindre, après le concert. Retrouver le calme, la tranquillité. Te laisser peindre. Composer..."

Je ferme les yeux, et imagine déjà le calme de la maison d'Emily, les longues promenades le long de la côte.

"- Je devrai rester à Vegas au moins le surlendemain du concert. Un rendez-vous avec une amie de longue date. Mais ce sera vite terminé. J'ai bien l'intention de repartir juste après. "

Je ne développe pas le sujet. Je lui en parlerai plus tard..  Si cette collaboration voit vraiment le jour. Emily m'a tant donné envie de m'extraire  de la poigne de Jake. Je n'ai pas envie de tenter le sort en me réjouissant trop vite.

Nous sommes vite de retour à l'hôtel, et je pousse un soupir de soulagement tandis que je referme la porte de la chambre derrière nous

Qu'il est bon de retrouver le calme...

Une bouteille de vin nous attend sur la petite table à l'entrée de la pièce. Et je fronce les sourcils. Je n'ai rien commandé.
Une carte l'accompagne, et je secoue la tête.

"- Kelly", je marmonne. "Elle en a eu assez que j'ignore ses appels, visiblement."

Je tends la bouteille à Emily, pour qu'elle puisse lire l'étiquette.

"- Un très bon vin. Elle a dû se faire conseiller. C'est dommage, je ne bois pas avant les concerts."

Je me laisse tomber dans un des fauteuils, et j'étire mes jambes devant moi. Il va falloir que je me repose, sinon Jake va me reprocher d'être fatigué. Mais en même temps...
J'ouvre les yeux, souris à Emily, et tend une main vers elle pour l'inviter à me rejoindre.

– Inquiète pour moi ? me demande-t-il, visiblement surpris.

Sa réaction m'arrache un sourire mais je décide tout de même de lui répondre avec franchise :

– Tu as bien dû comprendre que je n'étais pas très douée avec les relations entre humains… J'en ai fait foirer quelques-unes et Lucy craint que je fasse la même chose avec toi.

Dans la voiture, Tom prend la peine de me rassurer sur le comportement de ses fans. Visiblement, ces incivilités sont dues à la ville en elle-même, mais aussi au concert qui a probablement attiré un certain nombre de visiteurs dans la cité. Je déteste cette ville pour cette absence de limites … Enfin, à force de répéter aux gens que ce qui se passe à Vegas reste à Vegas, je suppose qu'ils ont fini par le croire. Autant dire que je plains les forces de l'ordre qui doivent avoir de quoi faire avec tous ces énergumènes.

– Castine me manque. J'ai hâte d'y retourner. Pour te rejoindre, après le concert. Retrouver le calme, la tranquillité. Te laisser peindre. Composer…

Je soupire d'aise en l'entendant évoquer ce quotidien empreint de calme et de simplicité qui commence à sérieusement me manquer. Il évoque alors un certain rendez-vous avec une vieille amie… Je fronce légèrement les sourcils puisque c'est la première fois que je l'entends me parler de cette rencontre ou encore de cette amie… Mais je ne l'interroge pas plus sur le sujet. S'il veut m'en parler, il le fera de lui-même… Enfin, je suppose.

– Et ta vie à L.A, elle ne te manque pas ? je lui demande, curieuse.

J'imagine l'une de ces grandes villas aux façades blanches totalement dépourvue du moindre charme… À part celui de pouvoir se vanter d'avoir payé des dizaines de millions pour quatre murs.

De retour dans notre chambre, je m'empresse aussitôt de retirer mes chaussures. J'hésite à prendre un bain, mais il est probablement encore un peu tôt pour cela. Mon regard se pose alors sur la bouteille de vin qui nous attend sur la petite table et je soupire lorsqu'il déclare qu'il s'agit-là d'un cadeau de Kelly.

– Un très bon vin. Elle a dû se faire conseiller. C'est dommage, je ne bois pas avant les concerts.
– Et bien, garde-le pour après… Personnellement, je ne suis pas une grande amatrice de vin, je déclare avant de reposer la bouteille en grimaçant.

Je n'ai jamais compris l'intérêt que les gens portent à ce genre de boisson au goût âpre… Le genre qui reste en bouche longtemps après l'avoir goûté…

Je dépose mes affaires dans un coin tandis que Tom me tend la main pour que je le rejoigne sur son fauteuil. Le pauvre. Il a l'air si fatigué… Je saisis néanmoins sa main pour venir m'asseoir sur ses genoux. Je me promets de rester sage et raisonnable.

– On va pouvoir tester le service d'étage ce soir ? je lui demande avant de déposer un baiser sur son front. On peut même louer un film si tu veux. J'ai cru comprendre que tu devais te reposer.

" – Tu as bien dû comprendre que je n'étais pas très douée avec les relations entre humains… J'en ai fait foirer quelques-unes et Lucy craint que je fasse la même chose avec toi."

Je ne sais pas pourquoi, mais cette perspective ne m'effrait en rien. J'ai foi en nous, foi en notre couple. Et j'ai envie de croire que nous pouvons réussir à nous en sortir.

Je me contente de la serrer contre moi, espérant simplement la rassurer par ma présence à ses côtés.

Dans le taxi, Emily soupire tandis que j'évoque un prochain retour à Castine. Je comprends bien que sa vie là bas lui manque, et qu'elle n'est guère à l'aise dans une agglomération telle que Las Vegas.

"Et ta vie à L.A, elle ne te manque pas ?"

J'hausse les épaules.

"- Pas plus que ça. Ma villa peut être très vide par moment."

Avant, j'oscillais entre ma villa sur les hauteurs de Los Angeles, et l'immense appartement New Yorkais  d'Helena. Mais depuis notre séparation, j'ai eu l'impression de tourner en rond dans tout cet espace.

"- Un jour je t'y emmènerai, si ça te dit ? La Californie a de belles choses, des parcs nationaux, de grands espaces. Ce sont plutôt ces lieux là qui me manquent... La côte pacifique, les montagnes de Yosemite, me perdre sur les chemins de randonnées sur les hauteurs de L.A... Peut être que ça t'inspirera ?"

J'ai envie de lui faire découvrir tout ça, de la convaincre que la Californie a autre chose à offrir que le luxe de la côte ouest et le tumulte de Los Angeles.
Mais au fond, je me rends bien compte qu'Emily ne sera heureuse qu'au calme, loin de toute agitation. Il y a quelques années, cette perspective m'aurait dérangé. J'avais cru nécessaire d'être proche du showbiz, de la jet-set, de Los Angeles ou de New York. Mais à présent, je me rends bien compte que tout ceci n'est qu'un miroir de fumée, une idée complément erronée de la réalité. Je pourrais simplement me domicilier dans un lieu calme, entouré de nature, et voyager lorsque ma carrière me le demanderait. Voilà tout.

Dans la chambre d'hôtel, je comprends vite que la bouteille de vin n'intéresse pas Emily. Surtout vis à vis de sa grimace.

Elle accepte ma main tendue, et je glisse un bras autour de sa taille pour l'attirer un peu plus contre moi quand elle vient s'installer sur mes genoux.

"– On va pouvoir tester le service d'étage ce soir ?"

"- Hmm, excellente idée"

"- On peut même louer un film si tu veux. J'ai cru comprendre que tu devais te reposer."

"- J'ai juste envie d'être avec toi. Au calme."

Je ferme les yeux, et m'installe un peu plus dans ce fauteuil confortable, avec Emily dans mes bras. Je ne sais pas combien de temps je reste là, bercé par nos battements de coeur.
Au bout d'un temps, je crois que je finis par m'endormir, la fatigue l'emportant sur tout le reste.

Je ne sais pas combien de temps je dors. Peut être une heure... deux tout au plus. Quand je me réveille, je suis surpris de constater que la luminosité a changé, pour donner une pénombre caractéristique d'un début de soirée.