Kyle ne sait pas quoi penser. Septima les ignore, dehors, comme si seul Kyle existait pour elle. Il a envie de rougir, de courir vers elle pour l'embrasser, mais il a peur, parce que ces fichus sentiments prennent trop de place, parce qu'il a sauté à pied-joint dans cette relation en se disant que rien de grave ne pourrait arriver, que de toute manière, ils ne sont que des jeunes gamins et que la vie toute entière finirait par leur rouler dessus. Or, voilà qu'il ne peut plus jouer l'indifférent, parce qu'il s'est attaché, bien trop sérieusement. Ça n'a rien à voir avec le jeu du début, c'est réel, c'est vrai, c'est puissant... et terrifiant.

Il acquiesce rapidement, perdu dans ses pensées. Il a envie de continuer à vivre cette journée comme si de rien n'était et c'est ce qui se passe. Il prend une douche, ils regardent un film, ils s'embrassent, ils profitent du temps ensemble. Et ils s'endorment. Et le temps file à tout allure et le monde ne s'arrête pas de tourner et la date fatidique du départ de Septima se rapproche encore un peu plus. Et ils n'en parlent pas.

Qu'ont-ils à dire de toute manière ? Ils ne peuvent pas s'avouer qu'ils sont amoureux. Septima ne dira jamais ces mots et Kyle ne veut pas passer pour un imbécile. Enfin, ça c'est vrai que c'est trop tard. Alors il ne dit rien non plus. Ils parlent avec légèreté, ils s'entraînent, elle lui donne des conseils de survie, il fait semblant d'écouter.

Le matin de la Moisson, Kyle se passe une main sur le visage. C'est trop tard, ils vont se séparer, ils vont se quitter. Septima part pour un mois au Capitole. Kyle part pour une vie entière de pacificateur dans les bas district vu sa faible capacité à être bon. Et Kyle a peur.

- Viens on s'enfuit. On y va pas, on s'barre tous les eux. On construit un véhicule volant et on part vivre ailleurs. Il doit bien y avoir un ailleurs non ?

Il est désespéré, il ne reverra plus jamais Septima après ce soir, parce qu'à son retour, Kyle est certain qu'elle lui en voudra à mort de ne pas l'avoir prévenu et la colère de Septima n'est pas douce a essuyer. Alors il l'embrasse, il l'entraîne sous la couette, il savoure une dernière fois, profitant de chaque seconde.

Il ne veut pas que le temps les rattrape, mais il sait que ça aura lieu bien trop tôt. Alors il ferme les yeux tant que le soleil ne s'est pas encore montré, tant qu'ils peuvent faire semblant pour quelques minutes supplémentaires.

Trop vite. Le temps qu’il leur restait ensemble est passé bien trop vite. Elle a essayé de le chasser de ses pensées mais la perspective est restée là, à planer au-dessus de leurs têtes, ombre odieuse au-dessus d’un tableau qui aurait autrement pu être si réjouissant. Alors, dans le silence de la nuit, elle se serre un peu plus fort contre lui. Le bout de ses doigts sur sa peau. Elle s’enivre de son odeur – après la douche, s’entend – parce que bientôt, elle le sait, il ne restera plus que cela. Des souvenirs. Ce n’est pas grave.

Adieu, histoire condamnée. Elle ne lui fera pas d’adieux larmoyants. Elle ne lui fera pas de promesse d’amour éternel. Ils n’ont d’ailleurs jamais parlé d’amour. Ce n’est pas plus mal, maintenant que c’est presque fini. Avec un peu de chance, il restera quelque chose à sauver à son retour. Mais elle est lucide. Elle ne fonde aucun espoir inutile là-dessus.

La voix de Kyle s’élève dans la pénombre de la pièce. Septima sent son cœur se serrer, mais elle fait comme si de rien n’était. Au lieu de cela, elle se lève et va jusqu’à la commode se chercher un verre d’eau.

- On s’en fout, on n’y va pas et on se commande des pizzas, toi, la télé et moi, c’est ça ?

Elle roule des yeux. Ce ne serait pas un mauvais plan, dans l’absolu, mais elle ne peut plus revenir en arrière. Alors elle se rapproche du garçon et se poste debout juste devant lui. Elle passe une main dans ses cheveux et prend son visage entre ses mains. Elle n’a même pas besoin de se pencher, il est si grand.

- Oui, il y a un ailleurs, lui répond-elle le plus sérieusement du monde. Les districts 3 à 12, poursuit-elle avec une moue dégoûtée. Ou le très charmant district 13 qui, semblerait-il, est un joli amas de rien, en cette saison.

A quoi s’attend-il ? Qu’elle donne sérieusement suite à sa folie ? Elle apprécie la tentative, néanmoins. Elle apprécie surtout le sous-entendu derrière ses paroles. Tout ce qu’il ne lui dira jamais franchement. Tout ce qu’elle n’admettra jamais non plus. Au lieu de cela, il prend possession de ses lèvres et elle bascule – très littéralement, sur le lit, avec lui –. Elle a bien fait de s'hydrater. C’est malin, voilà qu’elle va finir par se mettre en retard. Qu’ils aillent se faire voir. On ne lui enlèvera pas ses derniers instants en sa compagnie.

Le jour se lève et darde ses premiers rayons sur la tenue posée sur le dossier de chaise de sa coiffeuse. Pour l’occasion, l’organisation lui a fait préparer une tenue. Ils ont proposé de lui envoyer toute une équipe de préparation aux premières heures du matin mais, après avoir affronté le regard glacial de la brune, ils ont abandonné l’idée. Elle s’attend néanmoins à un guet-apens à son arrivée sur la grand-place avant le début des festivités.

- Tu peux rester là, si tu veux, lui lance-t-elle alors sans se retourner.

Pour la première – et ça a intérêt à être la dernière – fois de son existence, elle n’a pas le courage d’affronter son regard.

- J’veux dire après la Moisson, quand ça sera passé et que t’auras la paix, tu pourras garder ta clé. Enfin si ça te chante. Pour que ta mère te lâche, quoi.

De toute façon, il faut bien que quelqu’un passe arroser le jardin et s’occuper des bonsaïs. Sinon tant pis. Elle passe sa robe par-dessus sa tête et l’ajuste. Elle enfile les chaussures prévues avec. Elle se retourne vers lui, s’efforçant d’afficher l’ombre d’un sourire et pose un ultime baiser sur ses lèvres.

On sonne. Sauvée par le gong. Septima disparaît dans les escaliers.

Guet-apens il y a effectivement. Ils ne lui ont même pas laissé le temps de rejoindre la place. Brutus est là, paré, royal. Ils l’ont mis dans une espèce de tunique sans manches qui fait ressortir ses biceps – aussi larges que les cuisses de Septima – et elle jurerait qu’ils l’ont huilé… jusqu’à son crâne dégarni. Si elle ne craignait pas le pire pour le sort qu’ils lui réservent à elle, elle hurlerait de rire. Au lieu de cela, elle le dévisage, lui et l’équipe qui l’accompagne, d’un regard vide. La Septima Touch.

- Salut Septima. On y va ?

La petite brune souffle un grand coup. Il est temps d’y aller. C’est fini. Ou presque. Il sera là, dans la foule, il n’a pas le choix, il est encore « éligible ». Elle s’efforce de ne pas penser à lui.

Le temps les rattrape, mais pas avant un dernier cadeau. Les clefs de sa maison, son bien le plus précis, là où elle a refuse d'accueillir sa propre famille, mais elle n'hésite pas à l'offrir à Kyle. Le coeur de ce dernier bat à tout rompre, il n'était pas prêt. Elle lui offre, dans ce simple geste, tout ce qu'elle ne lui dit pas. Et Kyle se sent déchiré en deux. Il lui a menti droit dans les yeux en disant qu'il serait là à son retour, par contre, il lui a dit la vérité : il l'attendra.

Même si ça prend vingt ans, s'ils sont destiné à être ensemble, ils finiront par l'être, alors il promet qu'il fera tout pour ne jamais l'oublier. Il attrape la clef. Il en fera un collier porte-bonheur c'est certain.

- Trop cool, merci.

C'est la seule chose qu'il arrive à dire, avec son flegme habituel, mais ses yeux sont brillants, ses mains sont moites, son coeur bat à tout rompre. Heureusement qu'elle ne se retourne pas, heureusement qu'elle ne le voit pas.

La main sur la clef, il s'échappe par la fenêtre. C'est la Moisson et, même si tout le village est au courant qu'il vit chez elle depuis deux mois, il se doute qu'on l'attend en bas. Il s'échappe comme le voleur qu'il est, l'imbécile heureux qui a voulu croire en son bonheur et sa chance.

Tout le monde est debout sur la grande place, bien droit, personne n'a le droit de manquer à l'appel, même si leurs visages n'ont sûrement rien à voir avec ceux des autres districts, c'est fameux districts où il n'y a pas de volontaire. Kyle est bien droit, il n'arrive pas à détacher son regard de Septima. Elle est belle dans sa tenue de guerrière. Elle fait peur aussi. Son regard n'offre aucun répit, ses lèvres aucun sourire. Elle lui a réservé ses sourires, il est touché, il a été heureux. Cette période vient de prendre fin.

Kyle n'écoute pas vraiment la présentatrice, il s'en fiche un peu, jusqu'à ce que le nom du candidat est hurlé dans la place. Bien sûr, parfois les volontaires s'avancent directement, parfois ils attendent de savoir qui sera pioché avant de se porter volontaire, mais ils sont prêts. Kyle les voit là, devant, en bande, leurs gros bras musclés, leur tête rasée, leur regard remplis de fierté. Seulement, il n'y a plus un seul bruit. Le silence seul se fait entendre et les oreilles de Kyle résonnent encore et encore.

C'est son nom qui a été tiré.

Et il ne semble y avoir aucun volontaire.

C'est une blague ?

Kyle regarde autour de lui et ne fait croiser que des yeux intrigués ou des regards baissés. Des sourires de soutien, ridicule, il a envie de vomir. La présentatrice finit par le repéré et lui fait un signe de tête. Le monde s'écarte autour de lui. Il est seul. Il est perdu. Lui ? Pour de vrai ? Les enfants qui se sont entraînés toute leur vie pour ce moment ont le regard baissé, ils évitent son regard à lui ? Ou bien celui de Septima ? Il ne sait pas, il est trop choqué pour faire autre chose qu'avancer, hébété.

Il ne regarde pas en direction de Septima. Il a trop peur de ce qu'il peut lire dans son regard.

On lui tire sur les cheveux. Elle répond en écartant la tête dans la direction opposée. On la redresse. Elle tape sur la main qui tient la brosse. On essaie de les lui nouer en un étrange montage sur le sommet de son crâne. Elle menace la styliste qui revient à quelque chose de beaucoup plus sobre. Elle ne veut pas du style du Capitole. On en revient à une raisonnable queue de cheval bombée. De même pour ses yeux. Rien qu'un peu de noir. Et une robe sobre. Après tout, ce n'est pas elle la star du jour. Les stars seront les deux idiots qui lèveront la main. Son cœur se serre une nouvelle fois. La voilà à penser à son idiot préféré. La styliste approche avec un flacon.... d'huile pailletée ? Même pas en rêve !

Brutus vient finalement à sa rescousse. S'il n'était pas arrivé à ce moment précis, elle lui aurait fait bouffer son flacon d'huile, à cette saleté. Septima jette un coup d'œil dans la glace. Elle constate qu'avec les quelques accessoires qu'ils ont rajouté à sa tenue, notamment la rangée d'ornements et de manchettes sur ses bras et ses avant-bras et le fin cercle argenté qui ceint son front, elle ressemble à une guerrière amazone. Ce qui n'est pas pour lui déplaire. Plutôt ça qu'un look de bimbo mal peroxydée du Capitole.

- Il est l'heure.

Le marmule semble bien plus dans son élément que Septima. Contrairement à elle, il est loin d'en être à sa première Moisson. En tant que mentor, s'entend. Cela lui fait tout drôle d'être de ce côté-là de la scène.

- C'est Claudius Caesare, le volontaire de cette année, lui souffle Brutus tout en marchant. Un excellent bretteur.

Comme l'avait été Lexi. Lexi Vaderr. District 1. Pas assez excellente, cependant.

- Appia Avila pour les filles.

Septima la connaît vaguement. Elle l'a déjà croisée aux entraînements. De là à dire à quoi elle ressemble précisément...

Quand ils approchent de la scène avec l'équipe du Capitole, la foule est compacte. Les pacificateurs entourent la place. Simple formalité. Contrairement à d'autres districts, il n'y a jamais d’agitation ici. Au mieux, de la liesse.

Kyle est là. Pour la toute dernière fois. Son regard passe sur lui sans s'y attarder. Néanmoins, elle a perçu une présence bien désagréable dans les parages du garçon. Une silhouette blonde qu'elle reconnaîtrait entre milles. Blonde, sirénienne, qui rejette nonchalamment sa ruisselante cascade de cheveux blonds par-dessus son épaule. Mais que peut-elle bien y faire. En cet instant précis, elle est bien impuissante.

Elle croise d'autres visages familiers. Sa famille au grand complet. Tout sourire. Elle sait qu'ils ne sourient pas parce qu'ils sont fiers de leur fille. Elle est bien placée pour savoir qu'ils lui vouent une haine sans limites. Et pourtant, ils sourient.

La sphère contenant les noms des tributs possibles est là, comme il se doit, mais elle ne servira pas à grand-chose cette année non plus. Ils tireront un nom et quelqu'un lèvera la main. Ou bien quelqu'un se désignera spontanément d'emblée.

- Honneur aux dames.

L'animatrice plonge sa main parmi les noms et en retire un petit papier plié en deux. Un bras se lève aussitôt dans la foule.

- Je suis volontaire !
- Et vous êtes ?
- Appia. Avila.

Septima échange un regard avec Brutus. Il hausse des épaules. Il a l'habitude. Après tout, c'est comme cela aussi que Septima s'est désignée pour ses propres Jeux. La fille les rejoint sur scène. Comme il est d'usage, Brutus la salue et lui serre la main. Septima en fait de même, avec la chaleur qui la caracterise.

Au tour des garçons.

La brune ne peut s'empêcher de jeter un coup d'œil en direction de sa famille. Leur air satisfait n'augure rien de bon. Lucretia, dans la foule, à quelques pas de Kyle, affiche le même air. Elle réalise ce qui se passe, mais il est déjà trop tard. Elle ferme les yeux. Elle sait le nom qui va être annoncé. Elle ne l'a pas vu venir. Elle ne l'a pas vu venir et désormais, elle ne peut plus rien y faire.

- Kyle Norton.

C'est évident. Personne ne lèvera la main.

Ses mâchoires se crispent. Elle tente de contenir la rage qui l'envahit. A l'intérieur, elle est en ébullition. A l'extérieur, elle garde un visage parfaitement impassible. Comme son camarade à ses côtés et toute la foule qui les entoure, elle applaudit le garçon qui approche de la scène.

Elle reporte son regard sur ses proches. Elle imprime leurs visages, à tous. Elle les grave un par un dans son esprit. Celui de sa mère et son sourire goguenard en particulier. Elle le lui fera ravaler. Littéralement. Quoiqu'il advienne désormais, elle viendra pour chacun d'entre eux et elle aura sa vengeance.

- Kyle Norton, mesdames et messieurs !

La présentatrice lui prend le bras et le lève bien haut. Comme tout à l'heure, les applaudissements se font entendre, mais dans l'esprit de Kyle, la lumière se fait enfin. Personne n'est volontaire. Et son nom a été choisi.

Si l'animatrice ne le tenait pas, il se serait écroulé. Le choc lui coupe le ventre, la peur lui cisaille les entrailles, la terreur commence à faire surface et il se met à trembler.

Quelqu'un qui parle mais il n'entend rien, il ne sait pas ce qu'il doit faire. Il n'a aucune idée de comment bouger ou agir. Le choc. Dans les autres districts, si un nom est tiré, c'est affreux, terrifiant, mais tout le monde est prêt à cette fatalité. Kyle vivait dans un monde protégé, il pensait pouvoir y échapper, il pensait que sa vie serait nulle, mais qu'il serait en vie. Dans l'arène, il n'y a aucune chance qu'il survive. Malgré les entraînements de Septima.

Septima.

Il meurt d'envie de se retourner, de la serrer dans ses bras, de la sentir contre lui et d'oublier le monde autour d'eux. De toucher ses lèvres et de se raccrocher à la réalité, ou mieux, à leur rêve éveillé, celui qu'ils font depuis deux mois. Il ne bouge pourtant pas. Incapable de savoir où elle est.

Ses yeux ne fonctionnent-ils plus correctement ? Le monde parait flou et terne. Il ne voit pas les visages relevés vers lui, il ne sent pas les sourires victorieux de tous ceux qui ont magouillé cette infamie, il ne voit pas l'horreur sur le visage de sa mère, qui le trouve lent et pathétique, mais qui n'espérait tout de même pas sa mort.

Soudain, la foule se tait et Kyle n'entend plus que les assourdissants battement de son coeur. Est-il censé faire quelque chose ? Il n'entend aucun bruit, il ne voit plus rien. Son souffle s'accélère dans sa poitrine et ses mains se mettent à transpirer abondemment.

C'est le stress et la panique qui l'entourent, il ne se sent réellement pas bien. Il vient juste de prendre conscience que, dans deux semaines, sa vie va prendre fin.

Il va s'effondrer.

La musique des Jeux résonne soudain, tonitruante, alors que Brutus s’approche du garçon pour lui serrer la main lorsqu’il les rejoint tous sur la scène. Septima ne sourit pas. Rien de surprenant là-dedans. Par contre, lui ne peut pas continuer à faire cette tête. A son tour, la petite brune se rapproche du garçon qu’elle connaît si bien et qui n’a absolument rien à faire là. Ça ne devrait pas être lui. Elle lui saisit l’avant-bras et le serre. Bien plus fort qu’elle ne le devrait. Il faut qu’il se ressaisisse. Hors de question de faire preuve de faiblesse devant ce public.

- Kyle, souffle-t-elle entre ses dents pour attirer son attention. Ne leur donne pas ce plaisir. Tu es filmé. Souris.

Son ton est impérieux et ne laisse pas place à la discussion. Elle ne peut pas rester longtemps. Alors en s’écartant, elle exerce une dernière pression sur sa main et se détache totalement du garçon, cédant la place au prochain qui vient lui serrer la main pour le féliciter.

C’est fini. Il est temps de quitter la scène, mentors comme tributs. Septima a déjà vu comment ça se passait dans d’autres districts. Des cris, des larmes. Les pacificateurs qui encadrent les tributs pour s’assurer qu’ils n’essaient pas de s’enfuir. Les pacificateurs sont là ici aussi, mais ils n’ont jamais eu à faire ce genre de choses. District de volontaires. Ils restent généralement à distance. Elle prit pour que Kyle ne fasse pas de vagues.

Elle sait ce qui va se passer ensuite pour les tributs. Chacun d’entre eux va être emmené dans une pièce à l'écart pour un dernier adieu à leurs familles et amis. « Fais nous honneur » avaient été les derniers mots de sa propre mère. Son père lui avait accordé une brève accolade. Septima avait grimacé. Elle ne supportait pas les démonstrations publiques d’affection. Puis ils fileront directement en direction du train. Elle ne reverra pas Kyle avant ça. Avant ce foutu train qui les emmènera tous les deux, ensemble, vers le Capitole.

Les tributs et les mentors prennent des directions différentes.

- Claudius ? Gronde-t-elle en direction de Brutus, à l’instant même où ils se retrouvent seuls.
- Je ne comprends pas, répond Brutus.

Il a les sourcils plissés. Il a l'air effectivement perplexe. Il faut dire que ce n'est pas vraiment un cérébral. Elle a envie de penser que tous font partie de ce complot dont elle se fait une mission d’en mettre à jour tous les détails, mais il faut reconnaître ce qui est. Il n’est pas assez malin pour être à l'origine d'une chose pareille.

Alors qu’ils traversent les couloirs de la mairie directement vers la gare et le train, elle aperçoit une silhouette dans l’ombre. Une silhouette qu’elle ne reconnaît que trop bien.

- Vas-y, dit-elle à Brutus, je te rejoins.

Septima s’arrête. Un assistant de l’équipe s’apprête à lui faire une remarque, mais il s’arrête net quand il croise le regard de la jeune fille. Oui, elle continue à faire cet effet-là à tout le monde. A toute le monde ou presque… et presque la dévisage comme son reflet dans un miroir.

- Mère.
- Tu devais nous apporter la gloire et l’honneur, commence son aînée sans préambule.

Elle affiche son habituel air hautain et un sourire parfaitement satisfait. La mère de Septima est faite du même bois que Lucretia. Comment a-t-elle pu ne pas voir que les deux femmes étaient de connivence. Elle soupçonne même la blonde d’avoir accepté leurs parties d’échec hebdomadaires comme un moyen de se rancarder sur les faits et gestes de la petite brune.

- En refusant que ta famille t’accompagne au village des Vainqueurs, tu as jeté l’opprobre sur notre nom, misérable fille ingrate. Alors nous avons pris notre mal en patience. Nous avons attendu. Nous avons attendu que tu possèdes enfin quelque chose qui te soit cher pour que tu apprennes la douleur de te le faire retirer.

Elle pause pour un effet dramatique. Septima en roulerait des yeux, mais elle s’abstient. Elle soutient le regard de celle qui l’a mise au monde. Rien ne transpire dans ses traits.

- Notre nom a peut-être été tourné en dérision mais nous avons toujours des réseaux et des contacts bien placés. Joyeux Hunger Games, ma chérie.

Rester digne. Ne pas faire d’esclandre. Septima pourrait la tuer, là, maintenant, de suite. Mais elle a besoin d’être libre de ses mouvements pour aider Kyle. Ce n’est pas au fin fond d’une cellule du Capitole qu’elle pourra quelque chose pour lui. La précipitation ne ferait que gâcher son talent. Elle ne lui fera pas le plaisir de s’énerver non plus.

La brune tourne les talons. Ses pas résonnent dans le couloir tandis qu’elle rejoint le groupe au train.

Par contre, elle lui fera payer. C’est une certitude. Elle leur fera payer. A tous ceux qui sont impliqués dans cette machination. Ils ont beau être sa chair et son sang, ils ne sont que cela. De la chair et du sang. Et grâce à eux, Septima en est désormais de nouveau assoiffée.

Il suffit d'un sifflement, dur et autoritaire de Septima pour que Kyle se reprenne. Il suffit qu'elle lui touche à peine la main pour lui transmettre son énergie et Kyle se reprend. Il remet son masque, il sourit. Il s'effondra plus tard, ou jamais qu'importe, mais maintenant sa vie vient de prendre un tournant et il ne doit leur offrir aucun plaisir. Septima a raison. Il sourit alors, il lève la main et salue son public, il joue leur putain de jeu parce qu'il n'a pas le choix.

Devant lui, il voit tout le monde, le vertige est passé, mais il ne regarde personne. Il ne voit qu'une masse de connard. Il est en colère, au fond de lui, il bout. Maintenant que la terreur est passée, il peut se laisser aller à d'autres émotions. Enfin, en surface, évidemment, il a l'air neutre, bien, comme d'habitude. Il est le Kyle qui prend tout par un haussement d'épaule et qui sourit comme si c'était prévu. Il déteste le monde entier, il déteste le capitole, il déteste sa malchance qui le bouffe, mais il refuse de s'en vouloir à lui-même ou a Septima, au moins, il gardera ça. Au moins, ils ne seront pas séparé.

Enfin, pas tout de suite. Parce qu'après, c'est définitif, ils seront séparés pour la vie entier. Su-per. Il chasse ses sombres pensées et se remet à sourire. C'est plus simple.

Le temps cesse d'avancer de manière linéaire, Kyle se laisse porter sans trop savoir exactement ce qu'il doit faire, ni où il est. Debout sur l'estrade face au District 2, puis en train de marcher sans trop savoir où il se rend et soudain, il est entouré de toute sa vie. Sa mère, son père, ses frères même, encore en tenue de pacificateur. L'aîné le regarde en souriant, non, il le fixe, l'air fier de lui. Cet aîné que Kyle ne connait pas vraiment, sauf qu'il a toujours été assoiffé de sang et déçu de ne pas pouvoir se porter volontaire. Est-ce qu'il vit enfin son rêve au travers de son frère ? Ou est-ce autre chose ? Kyle ne pose par la moindre question.

Dans cette pièce étroite, pas d'effusion de sentiment. Même si sa mère est émue, Kyle le sent. Il déteste ça. Elle l'a engueulé toute sa vie parce qu'il n'était pas assez et voilà qu'elle est triste de le voir mourir ? Lâche, hypocrite ! Kyle ne dit rien de ce qu'il pense, il se tait, il sourit. Il joue le jeu. Combien de temps avant qu'il ne s'effondre ? Il ne le fera pas, pour rendre honneur à Septima. Ils ont été vus ensemble, tout le monde sait... et si ? Une idée affreuse lui traverse l'esprit et si c'était à cause de ça ? Et si ce n'était pas sa malchance ? Non. Il refuse d'y songer. Il sourit, mais ça n'atteint jamais ses yeux.

Il a mal aux joues. Il n'écoute les paroles de sa famille que d'une oreille. Interceptant un encouragement, une idée pour se battre ou une moquerie. Du style cache-toi, c'est tout ce que tu sais faire. Il n'a jamais été aussi soulagé que lorsque la cloche sonne, terminant ainsi cette dernière réunion familiale. Il est soulagé. Il a envie de vomir.

Sa mère lui tend les bras mais il leur tourne le dos sans un mot. Il ne peut pas parler, il ne veut pas les toucher. Il espère qu'il ne le regrettera pas. Il n'a sur lui que ses vêtements du jour et la clef de Septima. Il ne veut rien d'autre, le district 2 lui a tourné le dos, il fera de même sans rien emporter.

Appia apparaît en face de lui, elle sort aussi de ses derniers instants en famille, Kyle se demande combien leurs discussions ont été différentes. Elle s'est préparée toute sa vie. D'ailleurs, un rictus sur les lèvres de la carrière le fait froncer les sourcils, il va s'en prendre plein la gueule, c'est sûr.

- Hey bien, va falloir que je me contente de toi, tu sais te battre au moins ? Histoire que ça ait servi à quelque chose.

Est-ce que ça veut dire Septima ? Kyle serre les poings, il ne se battra pas avec elle.

- Oui. répond-il, laconique.

Et ils montent dans le train. Appia se retourne vers son district, lève les bras au ciel et salue la foule. Kyle marche en ne regardant que la porte. Septima est à l'intérieur, c'est son seul soulagement.

Elle n’a pas pu voir Kyle avant de monter dans le train, mais pas de surprise là-dedans. Ce temps avant le train, c’est pour la famille et les amis. En cet instant, elle n’est plus de cette catégorie. Elle doute qu’il ait envie de lui parler compte tenu des circonstances, surtout lorsqu’il comprendra que c’est indirectement par sa faute à elle qu’il est là. On n’a sûrement pas manqué de le lui faire savoir. Pire encore, elle est désormais son mentor. Pas comme lorsqu’elle s’amusait à l’entraîner dans son jardin. Pour de vrai. Elle sera en mission au Capitole pas uniquement pour faire gagner un tribut de son district, mais désormais pour faire survivre Kyle. Le faire survivre. C’est illusoire. Et pourtant, elle n’a pas d’autre choix. Il est là, désormais, dans ce train, avec elle, et il est hors de question qu’elle revienne sans lui.

Le trajet en train ne sera pas bien long d’ici au Capitole. La petite brune le sait d’expérience, maintenant. Contrairement aux districts de pouilleux du bout du monde, le District 2 est suffisamment proche du Capitole pour qu’ils arrivent juste après le dîner. Pas besoin de passer des nuits dans le train, comme elle a eu à le faire pour la tournée post-victoire. Dire qu’elle peut se targuer d’avoir vu de ses propres yeux tous les districts jusqu’au 12… D’une inutilité absolue. Mais elle sait et elle peut. Bref, le trajet sera bien plus court pour eux. Les tributs passeront leur première nuit post-Moisson entre les murs du centre d’entraînement et pas dans la chambre qui leur a pourtant été prévue à cet effet. Parce que tous ces foutus trains sont les mêmes. Et ce n’est pas plus mal. Parce que sa chambre est désormais en ruine. Il faut reconnaître une qualité à ces trains. Ils sont plutôt bien insonorisés.

Les oreillers gisent éventrés au sol. Toute la vaisselle de décoration – saladiers, vases, flacons de parfums et autres verres à dents – sont en milles morceaux, tapissant l’épaisse moquette d’une fine couche de verre brisé. Sans parler de l’état des draps et des rideaux. Le matelas a fait un vol plané.

Pourtant, c’est une Septima à l’air parfaitement serein qui sort de sa petite pièce privative quand il est l’heure de retrouver tout le monde pour le dîner. Enfin, aussi serein que peut l’être une Septima. Visage indéchiffrable, regard inexpressif. Elle a troqué le costume qu’on lui a imposé pour la Moisson pour une tenue qui lui sied mieux. La dernière tenue que pourra lui servir l’armoire high-tech qu’elle a pulvérisée.

Sans un mot, elle s’assied à la gauche de Brutus et face à Kyle. Les deux tributs face aux deux mentors. Habituellement, les mentors du District 2 n’ont que très peu de conseils à prodiguer à leurs tributs. Les volontaires sont entraînés depuis leur plus jeune âge. Le gros de leur boulot a lieu au Capitole. Parce que Septima le sait, même si on y fait le gros du travail de survie, la victoire ne se remporte pas dans l’arène. Pas seulement du moins. Elle se remporte en dehors. Via les soutiens. Via les sponsors. Via les cadeaux qui seront envoyés aux tributs. Via les paris des bookmakers. Via les notes des tributs qui ne manqueront pas d’influer leur degré de « malchance » dans l’arène.

De leur étrange duo de mentors, c’est Brutus le bavard. Qui l’eut cru ? C’est lui qui se charge d’animer la discussion autour du repas. Appia, face à lui, est trop heureuse de pouvoir lui donner la réplique. Une miss-je-sais-tout. Elle a intérêt à être particulièrement brillante, parce que si elle n’apprend pas à se modérer d’un iota, elle va se faire enfoncer les dents au fond de la mâchoire avant même d’atteindre l’arène. Non pas que Septima s’en plaindrait, dans l’absolu, mais il en va de l’image du district. Et l’image sera dorénavant tout ce qui comptera.

La petite brune pose sur Kyle le même regard absent que sur les autres présents dans la pièce. Ce n’est pas qu’elle ne le voit pas. Elle le voit même très bien. Elle guette et scrute tous ses faits et gestes. Quand il regarde dans sa direction, elle lui fait un léger « non » de la tête. Pas là. Pas maintenant. Pas d’épanchement, pas de discussion. Pas de faiblesse. Surtout pas de démonstration de faiblesse. Ils pourront se parler au Centre d’entraînement. Elle sait où. Elle sait comment. S’il a encore envie de lui parler.

La suite s'enchaîne comme dans un brouillard. Kyle est mécanique, il avance sans réfléchir, ses jambes bougent seules. Il monte des marches, il pousse des portes, il s'assied, il se relève. Il fait ce qu'on attend de lui, mais son regard est vide. Son esprit l'est aussi. Vide. Totalement. Il ne sait plus quoi penser, il refuse même de penser, parce que le risque, c'est que la terreur domine. La seule certitude qu'il a c'est : je ne veux pas que Septima me voit mourir. Parce que mort, il va finir par l'être. Septima s'est trop moquée de lui, de ses appuis trop faible, de sa posture maladroite, de ses gestes peu précis. Il n'est pas un combattant né, il ne s'est pas entraîné pendant des années, comme les autres carrières, comme les autres qui veulent gagner, comme ceux qui gagnent chaque année.

Le seul avantage qu'il a c'est son district. S'il arrive à les convaincre, il peut obtenir des sponsors. Qui sait, son histoire touchera peut être. Le seul tribut non volontaire de son district. Il faut que son histoire touche, ce n'est pas Appia qui va le sauver. Elle doit sûrement le détester, le haïr d'être à la place de celui qui aurait dû se porter volontaire, celui avec lequel elle s'est sûrement déjà entraîné. Peut-il renverser la tendance ?

Soudain, il est assis, à table, entouré des trois autres. Brutus, son mentor. Appia, la volontaire. Et Septima. Elle est terrifiante, elle ressemble à celle qu'elle était pendant les jeux, est-ce la vraie elle finalement ? Est-ce que ce qu'il a vu derrière le masque n'était pas un autre masque ? Pourtant, il refuse d'avoir peur d'elle, il veut croire en l'amour, à cette émotion qu'il ressentait pour elle et qu'elle ressentait aussi, il en est sûr. Il lui adresse un léger signe de tête, mais elle est plus rapide.

Théoriquement, il comprend ce qu'elle dit, mais ça le blesse. Oh bon sang, qu'il a besoin de son épaule pour y poser sa tête, qu'il a besoin de ses bras musclés pour lui assurer que tout ira bien, de ses mots... mais jamais elle ne lui mentirait de la sorte. Il va mourir. Elle le sait. Il vaut peut être mieux s'éviter, c'est moins dangereux. Elle ne doit pas risquer quoique ce soit à cause de lui. Ce n'est pas de sa faute s'il a été tiré au sort, il vaut mieux qu'il soit brave.

Alors il fait la seule chose qui peut lui faire gagner des points. Une chose qu'il déteste, mais qui est nécessaire.

- J'ai appris à faire des clés de bras la semaine dernière, vous croyez que c'est une bonne méthode, je veux dire visuellement à l'écran, pour tuer un tribut ?

Il se dégoute, il n'a pas envie de tuer le moindre tribut dans l'arène, tous les autres ne sont pas volontaires, comme lui. Ils ne doivent pas mourir, mais si le choix se pose entre lui et eux... Kyle n'hésiteras pas, pour rendre Septima fière, au moins. Et s'il peut gagner des sponsors et survivre un jour de plus...

Comme si sa phrase n'était rien qu'une conversation banale, Kyle sourit distraitement en regardant Brutus. Son mentor. Il a tué combien de personne lui ? Est-ce quelque chose dont on parle ?

Si Septima était sujette aux émotions, elle s’étranglerait très certainement sur son morceau de viande quand Kyle se décide enfin à prendre la parole. Mais… mais qu’est-ce qu’il est en train de raconter ? Déjà, à parler de clés de bras pour tuer quelqu’un, il est en train de faire la preuve par A + B qu’il ne sait pas combattre.

Une clé de bras, par définition, c’est fait pour casser un bras. Ou le luxer, ou provoquer des lésions sur des muscles, des tendons ou des ligaments. Que ce soit par hypertension ou bien par une flexion ou une torsion excessive exercée sur l’articulation. Elle le lui a expliqué, pourtant. Il confond encore une clé articulaire avec une clé d’étranglement. Et autour de la table, personne ne s’y trompe. Contrairement à lui, au moins la moitié des personnes présentes a déjà réellement tué quelqu’un de ses mains. Quant à la troisième, si ce n’est pas déjà fait – petite joueuse ! –, elle est en passe de le faire sous peu parce qu’elle a été entraînée sa vie entière pour cela.

- Brutus, tu me passes les haricots s’il te plait ? Demande alors gracieusement Septima à son voisin.

Elle fait mine de laisser échapper la cuillère de service qui se trouve à l’intérieur du plat. Et dans le mouvement où Brutus lui fait passer le plat et que la cuillère bascule dans un fracas métallique, elle assène sous la table un grand coup de pied dans le tibia de Kyle.

Non, il ne jouera pas cette carte. Surtout pas avec le public qui l’entoure. Surtout pas avec des gens qui ne s’y tromperont pas. Surtout pas avec en face de lui celle qui a toujours cherché à le protéger de cet univers en se refusant à lui en dire plus que ce qu’il a pu voir d’elle sur des écrans. De nouveau, une vague de rage l’assaille. Le protéger. Quelle vaste blague. Il n’a absolument rien à faire là. La petite brune a envie d’aller casser des choses. Mais il ne reste plus rien à détruire dans sa chambre. Et là, face à eux trois, elle doit continuer à faire bonne figure.

- On parlera de techniques de combats dès demain, répond Brutus à sa place. Je vous propose de profiter un peu de cette soirée. On va bientôt arriver au Capitole et il y a des choses que vous avez besoin de savoir sur le sujet.

Le marmule entreprend de leur faire un topo sur la capitale de Panem et sur le sujet des sponsors. La façon d’en obtenir pour les tributs et leurs avantages. Septima le laisse mener la conversation. Après tout, ce sujet-là, il le connaît bien mieux qu’elle. Elle a eu à bénéficier des avantages d’avoir des sponsors dans l’arène, mais elle n’a jamais encore été de l’autre côté de la barrière. Voilà qui sera une première pour elle. La petite brune porte sa coupe de vin à ses lèvres et la vide d’une traite.