Je la laisse s’exprimer, du moins, tenter. Ses joues sont d’un rouge puissant tandis qu’elle me lance un regard tout aussi paumé que le mien.
Alors, je lui demande ce qui ne va pas, cherchant à m’excuser si j’ai pu être trop brusque, allant jusqu’à avouer mon inexpérience.

Sa surprise est totale, au point que je peux voir ses yeux s’ouvrirent tout ronds. Elle bafouille de nouveau, étonné par ma révélation, peinant visiblement à le croire. Je me sens rougir, gêné que cet aveu déclenche autant de surprise. Je baisse les yeux, comme si j’avais honte. Alors, la jeune femme rabroue l’Autre avant de m’assurer qu’elle allait bien, expliquant cependant que les choses allaient trop vites et que c’était trop.
Trop ?
Trop quoi ?

Je comprends… Nous n’avions pas imaginé finir la journée de cette manière, assurément… Dis-je en m’efforçant à reprendre contenance. Je relevais les yeux sur les siens, affichant un teint rosé.

Quand au fait que je n’ai jamais connu de femme… Je n’ai jamais cessé de penser à toi. Je ne dis pas, il m’est arrivé de regarder des femmes, mais… Par ailleurs, je ne veux pas avoir à mentir lorsque je dois disparaître certaines nuits. Je voulais donc être avec quelqu’un connaissant mon secret sauf que c’est un secret impossible à avouer. Le temps passant, je crois que j’ai fini par arrêter de me prendre la tête…

Je haussais doucement les épaules.

Je veux que ma présence soit un plaisir, pas une anxiété, alors si cela va trop vite, ralentissons. Proposais-je, le bras sur ses épaules.

Non, à l'évidence, je n'avais pas pensé terminer cette journée ainsi… Ni aucune autre d'ailleurs, puisque je me l'étais même interdit. Je ne peux m'empêcher qu'il s'agit là d'une erreur monumentale. Jamais nous n'aurions dû nous laisser aller aussi bêtement… Jamais. Sans doute aurais-je dû tenir ma promesse de lui botter le derrière histoire de clore correctement ce chapitre ridicule. Alors… Pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Honnêtement, je ne le comprends pas moi-même et je le regrette déjà.

Je n'ai peut-être pas envie de me faire avoir, une fois encore, par mes sentiments, mais je n'ai pas envie de le blesser non plus. Malgré ma rancune à propos de ma situation actuelle, malgré mes vieilles blessures, il ne mérite absolument pas un traitement pareil.

Je comprends mieux les raisons qui l'ont plus ou moins poussé à préserver son innocence. Il est vrai qu'accepter un lycan dans sa vie n'est pas une chose aisée pour une jeune femme.

– Tu aurais pu trouver quelqu'un comme toi, je soupire avant de m'asseoir sur le sol pour échapper à son contact.

Il y a toujours cette histoire de malédiction qui se transmet par les liens du sang, mais je suppose qu'il aurait su s'en accommoder…

– Comptes-tu toujours tenir ta promesse, le jour où…
– Tu as vraiment envie de ternir l'ambiance toi, me souffle-t-elle sur un ton des plus méprisant. Je ne suis pas si monstrueuse !

Peut-être. Je ne sais pas… Il est vrai qu'à force de contact avec Ulvar, elle a cessé de jouer à me blesser. Le monstre s'est peu à peu transformé en gamine, souvent insupportable, mais beaucoup moins dangereuse.

– Peut-être devrions-nous rencontrer ce vieillard ensemble… Je serais peut-être plus à l'aise avec des informations supplémentaires. Après tout, quel intérêt de poursuivre si…

J’aurais pu, mais j’ai choisi quelqu'un que j’aime… Dis-je alors qu’elle quitte mon bras pour s'asseoir au sol. Je ne lui impose pas une nouvelle étreinte, me contentant de m’accroupir devant elle pour chercher son regard, écoutant sa question suivante. Mon cœur se sert, il se déchire à chaque fois que ce moment redouté est évoqué. Pourtant, je maintiens un regard ferme sur elle et, même si un profond voile de tristesse passe sur mes pupilles, je ne cille pas.

Je te voudrais même si cela ne se passe pas comme prévu à la prochaine Lune. Cependant, si tu me le demandes, que tu es certaine de ton choix, alors oui, je tiendrai ma promesse. Confirmais-je malgré la violente douleur qui s’emparait de ma poitrine.
Parce qu’il t’aime la Rouquine, il le fera ! Confirma Ulvar sans que je ne le sache.

Finalement, elle revenait sur la rencontre avec le vieillard. Si elle avait accepté de le rencontrer, elle n’avait pas dit avec qui elle voulait être. Aussi, sa suggestion prenait un sens tout particulier, à plus forte raison avec ce dernier bout de phrase.

Alors rencontrons le ensemble ! Je veux croire en une solution qui te permette de vivre, je veux toutes les chances de notre côté Alaïs. J’irai le trouver dès demain pour lui apporter ta réponse.

Je ne suis malheureusement pas d'une nature optimiste. Peut-être l'ai-je été un jour, mais j'ai perdu ce don en grandissant. À force de pertes et de déceptions en tout genre, je sais que les choses se passent rarement comme on le voudrait. Alors, non, je ne me laisserai certainement pas aller à espérer bêtement que tout se passe bien pour moi. Dans le meilleur des mondes, nous aurions pu être heureux, ensembles. Sans cette fameuse nuit, nous serions probablement mariés aujourd'hui. Enfin, je suppose cela en me basant à mes rêves d'antan et les racontars de vieilles dames, mais peut-être que rien de tout cela n'aurait été possible. Qui sait ?

Une chose est certaine cependant : l'amour ne fait pas tout et suffit rarement.

Les paroles d'Ulvar, je les ignore royalement pour cette même raison…Et puis, je n'ai toujours pas confiance en Roland pour qui les promesses se brisent plutôt aisément. Se laisser guider par ses émotions est rarement une bonne chose et pourtant c'est bien ainsi que mon vieil ami mène sa vie.

– Alors reviens demain avec lui… Mais pour cette nuit, laisse-moi "seule", dis-je en lâchant un soupir avant de préciser. C'est probablement plus sûr …
– Rabat-joie ! Tu pourrais le mordre…

La vitesse à laquelle nous sommes passé d’un baiser plein de tendresse et de douceur à l’évocation de cette prochaine soirée dont l’issue peut tout à fait être funeste me vrille complètement l’estomac. Je ne parle même pas de l’étau dans lequel se trouve mon cœur.

La laisser seule cette nuit ne me plait pas, pourtant je ne suis pas convaincu que ce soit véritablement ce qu’elle souhaite. C’est ce qu’elle s’imagine être le mieux et elle veut s’y conforter.
J’entame un geste pour venir poser la main sur son épaule. Je suspends mes doigts à quelques centimètres d’elle, fermant le poing avant de ramener mon bras à moi.

Je reviendrai avec lui demain. Cela ne me plait pas de te laisser seule, mais je comprends ton besoin… Je crois….

Je me redresse donc avant de lui lancer un sourire que j’arrive à faire chaleureux. A demain ! Dis-je finalement avant de prendre la direction de la sortie.

Contrariée, l'Autre ne m'a pas laissé fermer l'œil de la nuit. Elle m'a traité d'idiote une bonne centaine de fois, avant de m'expliquer pourquoi, encore et encore. Je l'ai laissé parler à sa guise, après tout, ne n'ai strictement rien à répondre à cela. Elle sait déjà tout… Tout ce qui se passe dans ma tête, tout ce que je ressens. La seule différence c'est qu'elle a les informations sans les interrogations.

– Le plus marrant avec toi, c'est que tu crois encore que tu as quelque chose à perdre… me dit-elle, sans détours. Sauf que, tu n'as rien du tout ma vieille. Tu peux bien mourir aujourd'hui, ça ne changera rien pour personne…
– Pourquoi ne me laisses-tu pas mourir dans ce cas ?
– Parce que moi, je veux vivre figure-toi. Je veux voir le monde et faire des tas de rencontres… Je veux juste profiter du peu de temps que j'ai à passer sur cette terre .. Et j'en ai marre de devoir composer avec toi. Tu es d'un ennui ma pauvre fille.
– Ouais… Je sais.
– Ton problème, c'est que tu es une trouillarde. Tu as tellement peur de tout que tu ne t'autorises rien !
– Et donc ?
– Vis, bordel ! C'est pas si difficile ! Arrête de te poser des questions inutiles et avance au lieu de sans cesse regarder derrière toi. Tu es tellement préoccupée par ce que tu as perdu que tu repousses tout ce que tu as à gagner.
– Et qu'ai-je à gagner ?
– J'en sais rien… Mais commence déjà par prendre ce qu'on a à t'offrir !
– Depuis quand es-tu aussi philosophe toi ?
– Depuis que tu as cessé de me rejeter … Tu as fini par accepter ma présence sans même t'en rendre compte… Tu devrais faire la même chose avec Roland…
– Si tu le dis…
– Idiote !

Le soleil se lève sur un ciel bien plus maussade que la veille. La température est néanmoins bien trop douce pour que la neige se remette à tomber. Ne sachant que faire pour m'occuper, je décide de regarder l'astre en pleine ascension… J'attends, curieuse de savoir ce que ce vieux fou a à m'apprendre.

Je ne dormais presque pas de la nuit.
Ulvar avait beau essayer de m’apaiser, je me retrouvais confronté au doute. Aucun doute vis-à-vis d’Alaïs, de mon amour ou de ce que je pouvais espérer, non.
En revanche, plus la Lune approchait et plus je me mettais à douter de la possibilité pour elle de s’en sortir.

Avec nous et avec le vieux, elle y arrivera Roland ! Me soufflait-il, discrètement. Se heurtant à mes craintes, il précisa le fond de sa pensée. Bon sang gamin ! Tu crois qu’elle a besoin d’un homme qui doute ? Elle a besoin de toi ! Elle va y arriver, mais avec Toi !

Le matin venu, je trouvais le vieux à l’auberge et lui fit part de la décision de la jeune femme.

Bien ! Alors ne perdons pas plus de temps jeune-homme ! Avait-il lancé avant d’abandonner son petit-déjeuner. Vraiment un drôle de type.

En arrivant, nous trouvâmes la rouquine devant la grotte, le nez vers le ciel, observant le soleil qui s’élevait.

Alaïs, voici le…

Alors ! Comment se porte notre petite ? Lança-t-il comme si je n’étais pas là. Je sentais Ulvar, curieux, mais également méfiant.
Rassurez-moi, vous avez été sage et n’avez pas consommé le sang de ce lycan, n’est-ce pas ? Demanda-t-il. Pas même une petite morsure ?

Je suis plutôt surprise de les voir arriver si tôt… Le vieil homme étrange me lance un sourire que je trouve sacrément dérangeant.

– D'autres questions bizarres sinon ? je souffle, les bras croisés. J'en ai une aussi. Pourquoi vouliez-vous me voir ?

–Moi, je ne l'aime pas ce vieux… Il ressemble à une goule en plein soleil…

Je dois me retenir de rire… Elle n'a pas tout à fait tort…

Le sourire qu’affiche l’homme à la réplique d’Alaïs est surprenant d’assurance. Il sait ce qu’il fait, cela ne tolère aucun doute.

Eh bien parce que cela fait longtemps que je n’ai pas assisté à une transmission de lycanthropie. Que dans deux jours, elle soit menée à son terme ou qu’elle soit étouffée, cela n’en demeure pas moins intéressant. Répondait-il à mon amie sans se défaire de son sourire.

Il se trouvait à deux mètres d’elle tandis que j’étais juste à côté de lui. Je n’aimais pas trop son entrée en matière, il me donnait envie de le virer vite fait. Pourtant, il semblait être le seul en mesure de nous aider.

Et vous pensez vraiment que l’on peut inverser le processus ? Demandais-je.

Il se tournait alors vers moi et, sans m’en demander l’autorisation, tendait les doigts vers mon col, vérifiant mon cou.

Comme je le disais l’autre jour, je ne le pense pas, j’en suis certain. Voyez, la lycanthropie ne se transmet pas, habituellement. Il y a cependant une méthode, agissant un peu comme une sécurité pour la race. Outre la transmission aléatoire par filiation, il existe une façon de faire en usant du sang. Il faut d’abord qu’un lycan offre son sang à une autre personne, ce que vous avez fait en la soignant.

Restant à deux mètres d’Alaïs, il lui tournait autour, l’observant.

Ensuite, il faut que la personne réceptrice consomme l’équivalent d’un litre de sang du même lycan et ce, au plus tard à la fin de la seconde Lune suivant la première émergence. Poursuivait-il en revenant vers moi.

Pour finir, entre la deuxième et la troisième Lune, il faut, pour sceller la transmission, que le lycan s’approprie une belle dose du sang de la personne réceptrice. Si la seconde étape n’est pas accomplie, alors tout est annulé et le lycan qui se développe perd en force jusqu’à, parfois, s’éteindre complètement.

Il levait un doigt impérieux.

J’ai bien dit “parfois”. Si le phénomène s’inverse bel et bien, il arrive que le lycan reste. Il est cependant bien moins présent et n’est plus capable de prendre le contrôle. Il est réduit à des sensations, des sentiments, des émotions. J’ai constaté de très rares cas où le lycan était encore en mesure de s’exprimer, mais, de l’aveu même des personnes concernées, il n’y avait plus ce sentiment de perte de contrôle, ils devenaient plus une sorte de conscience secondaire. En aucun cas ne persiste cette impression d’être deux dans une seule tête.

Je fronçais les sourcils.

C’est vraiment aussi simple que cela ? Je veux dire, il suffit qu’elle ne boive pas mon sang entre maintenant et la fin de la seconde Lune et… C’est tout ? Demandais-je en jetant un regard vers la jeune femme.

Tout en ce monde n’est pas systématiquement compliqué mon jeune ami ! D’ailleurs, l’inversion du processus est loin d’être simple, à bien y réfléchir… !

Euh ! Là, il venait de me perdre. Je cherchais de l’aide auprès d’Alaïs mais elle ne paraissait pas mieux comprendre que moi.

Si le mécanisme de transformation devient, en cas de grand danger pour l’espèce, instinctif pour nous, lycan, la manœuvre inverse, elle, nous est totalement inconnue ! Je n’en avais pas connaissance ! Et comme nous n’étions pas en danger, je n’ai pas vu que l’on activait le processus de transmission en la soignant ! Souffla Ulvar à la rousse et à moi après une intense réflexion.

Exact ! S’égaillait le vieux. Ainsi, cette méthode simple, comme vous dites, vous ne l’auriez jamais connue si vous ne m’aviez pas sauvé ! Elle est simple, oui, mais connu de quelques rares personnes seulement. Concluait-il fièrement.

En effet… Ce n’était peut-être pas aussi stupi… ATTENDEZ ! S’égosilla Ulvar. Comment se fait-il que vous m’ayez entendu ?

J'ai beau me montrer très attentive aux explications du vieillard, je ne comprends toujours rien. Enfin si, j'ai saisi l'essentiel, mais ce que je ne comprends pas c'est l'utilité de ses explications… Je sais que je ne dois pas boire son sang si je ne veux pas me transformer en bête à poils. D'accord, pas de soucis, je n'en ai pas la moindre intention et cette seule pensée me donne la nausée.

L'Autre me semble très mal à l'aise et, cela n'a rien d'anormal. Nous sommes en train d'écouter un vieillard nous expliquer comment faire pour l'empêcher d'exister. Cela ne doit pas être très agréable pour elle et… Mince, je commence à culpabiliser.

Elle a beau être extrêmement casse-pieds, je me suis quand même bien habituée à sa présence. Nous commençons tout juste à nous apprivoiser l'une l'autre, mais je sens qu'elle n'a pas mauvais fond… Même si elle m'en a clairement fait baver au début.

Plus la conversation avance et plus je la sens se recroqueviller dans mon esprit. Elle est triste… Non, plutôt désespérée.

Ça suffit… J'en ai assez entendu pour le moment, dis-je avant de rentrer dans ma grotte.