– En effet, tu es recouvert de chair de poule, file ! Lui dis-je avant de me relever lentement, les jambes légèrement ankylosées par l'inactivité. Comment ça ? Tu ne sais pas ce qu'il y a dedans ?

Je fouille dans mon sac pour y tirer un gilet avant de l'enfiler. Le soleil disparaissant doucement derrière la cime des arbres, les bois commencent à renvoyer leur fraîcheur. Chose très agréable durant la journée, mais plus gênante le soir, plus particulièrement lorsqu'on ne peut pas compter sur les bienfaits d'un feu de camp.

– C'est dommage que l'on ne puisse pas allumer un feu… Quoi que, sans guimauve à griller, c'est pas pareil.

Des petits plaisirs, le monde d'autrefois en avait énormément à offrir sans que l'on s'en rende compte. C'était normal voire même banal. Ça faisait partie du décor. Aujourd'hui, tout est ciblé sur l'essentiel, le vital. Les petits plaisirs différent et sont bien plus restreint.

Une fois un peu plus couverte, je retourne m'asseoir pour le regarder fouiller dans son sac à la recherche de sa fameuse flasque. Je l'observe sans rien dire durant quelques secondes puis, finalement, je réalise que je ne sais strictement rien de lui…

– Parle moi un peu de toi … de ta vie d'avant. D'où tu viens, comment était ta famille, avais-tu quelqu'un dans ta vie… Étais-tu heureux ?

C’est surtout que je ne me souviens plus de quelle flasque c’est ! Je n’en bois pas une à chaque fois que je prends mon sac ! Pouffais-je en enfilant mes vêtements. De son côté aussi, la jeune femme rajoutait une épaisseur, regrettant l’impossibilité de faire un feu. Je souriais à l’évocation de guimauve à griller, un souvenir de l’ancienne époque, encore une fois.

La dernière fois que j’ai grillé de la guimauve, c’était il y a deux ans et demi. Un ancien confiseur a passé trois semaines sur le bateau et il avait réussi, je ne sais pas comment, à en faire. Mais pour le feu, c’est mieux d’éviter pour rester tranquille.

En sortant la flasque, qui s’avérait être de la téquila, je récupérais une couverture en même temps avant de déposer mon sac et mon harnais dans l’abri. Une fois nos affaires regroupées, je me figeais à la demande de la jeune femme.
Je l’invitais à venir s’installer près de moi pour nous enrouler dans la couverture, face au lac.

Par où commencer… J’ai vingt-six ans et je suis originaire du sud de la France. Ma mère est morte lorsque j’avais cinq ans et mon père… Je n’en sais rien, je n’ai jamais su qui c’était. Commençais-je. J’ai passé pas mal d’années en famille d’accueil mais globalement j’ai eu une enfance plutôt classique. A seize ans, je suis parti en apprentissage pour faire de la mécanique et à dix-sept, j’ai intégré la réserve militaire. Au moment de la catastrophe, je bossais dans un garage et j’avais ma petite vie, j’étais assez solitaire. Annonçais-je pour terminer sur mon curriculum vitae.

Je bus une gorgée avant de lui tendre la flasque. J’ai eu deux copines avant, mais ça n’a jamais duré bien longtemps et je n’avais personne quand tout à basculé. Mais, oui, globalement j’aimais bien ma vie. Je n’étais pas malheureux. Concluais-je, assez content de la curiosité de Lya sur mon compte. Je la bousculais doucement d’un petit coup d’épaule, souriant.

Si tu as envie de savoir d’autres trucs, je t’écoute ! Lançais-je.

– La dernière fois que j'en ai grillé… je devais avoir huit ans, rétorqué-je tout en balançant mon sac dans la petite cabane pour le rejoindre.

Je prends donc place, contre lui, bien au chaud sous cette couverture, prête à écouter son histoire. J'apprends qu'il venait du sud de la France, tout comme moi, même si je n'en dis rien. Il a perdu sa mère très jeune sans avoir connu son père… Il affirme pourtant avoir vécu une enfance "classique" ce qui tranche complètement avec ma propre définition du mot. Je bois à sa suite et l'écoute me parler de ses quelques relations vécues avant la catastrophe.

– Si tu as envie de savoir d’autres trucs, je t’écoute !
– Non, en tout cas, rien ne me vient pour l'instant, dis-je en lui rendant sa flasque.

Je pourrais très bien l'interroger sur ses choix de carrière, mais à force de l'observer, je pense déjà avoir la réponse. Et puis, le silence n'est pas désagréable… Surtout quand le paysage est aussi beau. La nuit tombe très rapidement, on se retrouve alors dans le noir, ou presque. La Lune nous éclaire suffisamment. On peut entendre les animaux nocturnes commencer leur journée. Des oiseaux, des rongeurs, peut-être même quelques sangliers.

– S'il y en a une qui s'en sort bien dans cette histoire, c'est bien la nature, soufflé-je en soupirant. Et toi, tu ne veux rien me demander ?

Je passais un bras autour de ses épaules après qu’elle s’était installée à côté de moi et que je nous enveloppe dans la couverture. Lorsque j’eu terminé avec le dressage de mon portrait, elle me rendait ma flasque en annonçant ne pas avoir de nouvelle question pour le moment.
Nous restions alors là, un petit moment dans le silence de la nuit qui s’était maintenant installée. Seule la lune nous éclairait et cela suffisait à se voir à peut près alors qu’elle annonçait que la nature s’en tirait bien, pour sa part, dans cette catastrophe.
Alors, elle me demandait si j’avais, moi, des questions à lui poser.

Il y a bien certains aspects de ton passé sur lesquels je m’interroge, mais pas ce soir et, par ailleurs, c’est à toi de m’en parler si tu le souhaite et non à moi de demander. Avouais-je doucement. Mais oui, j’ai des questions à te poser ! Dis-je avec un sourire avant de boire une nouvelle gorgée.

Quel style de musique écoutais-tu ? Aimes-tu les histoires ? Plus basiquement, qu’aimais-tu faire ?

C’étaient des questions qui pouvaient sembler un peu étrange dans le monde d’aujourd’hui, des choses passées qu’il était difficile voir impossible de refaire. Pour ma part, je trouvais que connaitre les goûts d’avant des gens permettait de mieux les connaitre.

Je lui suis reconnaissante de ne pas chercher à en savoir plus sur mon passé, malgré ses interrogations. Je ne suis effectivement pas prête à aborder ces sujets-là, encore beaucoup trop sensibles pour être seulement mentionnés. À la place, il me posa des questions plutôt basiques, le genre que plus personne ne se pose aujourd'hui.

– J'aimais le rock, plus particulièrement celui des années soixante-dix… pouffé-je. Je suppose que je devais aimer certaines histoires… Comme tout le monde. Quant à ce que j'aimais faire….

Bonne question. J'essaie de me souvenir de mes loisirs. Il n'y en avait pas tellement.

– Beaucoup de lecture, essentiellement. J'aimais le cinéma aussi. Je n'avais pas beaucoup de temps pour moi à l'époque.

Je peux carrément affirmer que je n'avais pas de vie tout court.

– Je crois bien que sans Will, je ne serais pas sortie de chez moi, enfin, mis à part pour bosser.

Quand on travaille dans un bar, on n'a pas forcément envie de voir du monde non plus. Enfin, ça, pour Will, c'était une excuse. Je détestais le bruit, la foule. Je subissais mon boulot afin de payer mon loyer et pour éviter de crever de faim. Bien avant la fin du monde, je me contentais de survivre.

– J'ai toujours été quelqu'un de solitaire. Je n'avais pas beaucoup d'amis… Et toi ? Mis à part réparer des trucs et tirer dans des choses, tu faisais quoi ?

Ah ! Led Zep’, AC/DC et autres Simon and Garfunkel ou encore The Animals ? J’adore ! Souriais-je alors qu’elle disait avoir probablement aimé les histoires. Elle poursuivait en me parlant de lecture, visiblement l’une de ses occupations principales, de même que le cinéma. Elle me précisait également que c’était Will qui, majoritairement, l’avait poussé à sortir et, évidemment, cela collait parfaitement avec le peu que je savais de ce qu’elle avait enduré.

J’ai quelques bouquins à bord, je te montrerai, dès fois que quelque chose t’intéresse ! Proposais-je alors qu’elle annonçait avoir toujours été solitaire. Au final, nous étions deux solitaires sans grandes fournées d’amis mais pour qui la solitude pouvait s’avérer pesante.
Je pouffais à sa question, la serrant contre moi pour la secouer doucement en grognant.

Gnagnagna ! J’ai fait un peu de théâtre et, au risque de te surprendre, j’ai fait quatre ans de chant et quatorze ans de danse classique… Je posais la tête sur son épaule, glissant mes doigts jusqu’à l’une de ses mains pour m’en saisir avec tendresse. Tu vois, je ne suis pas qu’un mécano brutal et un soldat destructeur ! Riais-je depuis son épaule.

– Oh, bien-sûr . Je ne fais déjà pas grand-chose, autant me prélasser avec un bouquin, raillé-je. Mais bon… Je ne crache jamais sur un bon livre.

Encore plus maintenant que plus rien n'est publié. L'instant d'après, Max me secoue comme un petit prunier. À l'évidence, ma question l'amuse.

– Du théâtre, du chant et de la danse… Tes années de collège n'ont pas dû être faciles, pouffé-je. Non, je sais déjà que tu es un petit être sensible…

C'est d'ailleurs pour ça qu'il m'est si difficile de lui accorder ma confiance… Et si je me laisse un peu plus aller, c'est encore avec une certaine retenue… Chose qu'il n'a pas l'air de réaliser, cela se voit à sa manière de me toucher… Cela peut lui paraître anodin, mais c'est déjà beaucoup pour moi.

– Doucement, s'il te plaît, lui dis-je en me relevant pour me secouer un peu.

J'agite mes bras, puis mes jambes. J'ai besoin de retrouver un peu de rien… Un peu de moi, de seulement moi.

– Pardon, je sais que c'est frustrant, vraiment mais… c'est déjà beaucoup.

Je te retrouverai les bouquins, ils doivent être dans la remise. Dis-je en souriant après qu’elle ai avoué ne pas refuser de pouvoir lire un peu.
Lorsque j’évoque les activités que je faisais, elle se marre, comme de très nombreuses personnes avant elle sauf que, chez elle, je ne perçois pas de moquerie. Au contraire, elle imagine très bien que la période du collège avait probablement été difficile.

Dans le meilleur des cas, on me surnommait “Billy”, mais j’ai évidemment eu le droit à “la danseuse” ou à “la princesse” pour ne citer que les surnoms encore convenables. J’ai eu droit à des choses bien pires et on m’a même passé à tabac une ou deux fois. Expliquais-je alors qu’elle se levait en me demandant d’y aller plus doucement.

Non, c’est moi, Désolé ! J’ai dit que j’irais à ton rythme, alors ne t’inquiète pas pour moi et, au contraire, je préfère que tu me dises quand tu as ta dose. Dis-je en l’observant se secouer et s’étirer sous la lune. Je me laissais tomber en arrière, les bras derrière la tête avant d’entamer à voix basse The sound of the silence. C’est une chanson que j’adorais chanter et que je chantais encore souvent. Le monde dans lequel nous vivions était devenu tellement fou et tordu que cette chanson était devenue, pour moi, presque comme un catalyseur, un refuge pour mon esprit.

Il m'est facile d'imaginer à quel point les gamins l'ont emmerdé lorsqu'il était plus jeune.
Faut dire qu'ils avaient des idées très arrêtées sur ce qui était ou non acceptable… Bleu pour les garçons, rose pour les filles. Karaté pour les garçons, danse classique pour les filles… Des générations entières de dégénérés à l'esprit étroit se sont succédées, les unes à la suite des autres en se reproduisant entre elles… Quand on voit le monde d'aujourd'hui, il est facile de leur dire merci… Bande d'abrutis.

Je marche un peu pour me détendre. Juste quelques pas tandis qu'il me parle des injures reçues durant sa jeunesse, sans parler des coups reçus… C'est qu'il en fallait des couilles pour se lancer dans une carrière jugée "féminine". Je pense aux danseurs de ballet, aux gymnastes, aux patineurs artistiques… Les gens étaient tellement focalisés sur leurs tenues moulantes qu'ils en oubliaient de regarder les muscles cachés en dessous… Un peu con, non ?

Je m'étire les bras en lui tournant le dos. Je regarde le ciel et les étoiles qui commencent à poindre… Et Max entonne The sound of silence, la seule chanson au monde qui se doit d'être murmurée. J'adorais cette chanson, autrefois, je la fredonnais souvent… Elle me collait même à la peau. Après tout, n'évoque-t-elle pas l'incapacité des Hommes à communiquer entre eux ? Chose pour laquelle j'étais même devenue une experte au fil des années… Puis quand Max arrive au couplet commençant par "And in the naked light I saw, je viens le rejoindre, m'asseyant près de lui avant de caler ma voix à la sienne. Il est Simon et moi Garfunkel.

Alors que je pensais qu’elle voulait prendre un peu de distance, elle revient auprès de moi après deux couplets seulement. Je suis agréablement surpris et, particulièrement touché lorsqu’elle joint sa voix à la mienne, venant endosser le rôle de Garfunkel.
Dans un geste presque automatique, je viens caler mon épaule contre la sienne alors que nous murmurons tous les deux cette magnifique chanson, comme pour ne pas déranger la nature qui nous entoure.

A la fin de la chanson, le dernier couplet parait résonner un petit moment dans l’espace tandis que Lya et moi gardons le silence. Durant ce moment, je me contente de poser une main sur son avant-bras.

Merci ! Murmurais-je finalement. Merci pour ce duo, c’était très agréable ! Poursuivais-je. Tu as une très jolie voix, ça va bien avec cette chanson. Concluais-je avant de m’allonger sur la couverture, observant le ciel qui doucement dévoilait ses étoiles.

Tu as déjà passé la nuit comme ça ? Avant, je veux dire, avant la catastrophe, tu as déjà campé ou bivouaqué de la sorte ?