J’avais craqué !
Face au désir grandissant du lycan et, il faut bien l’avouer, à ma propre volonté, de la retrouver, j’avais craqué.
Ainsi, en début d’après-midi, le dernier jour avant la pleine lune, je m’étais mis en quête de retrouver Alaïs.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle en avait parcouru du chemin. C’était aléatoire, complètement désorganisé, comme si elle avait cherché à se perdre, à s’égarer.
Il gronde lorsque l’on arrive devant une falaise où des traces de courses et d’aller-retour sont visibles dans la neige. Elle a dû essayer de sauter, passant un certain temps dans le secteur pour tenter de berner l’autre, sans succès. Alors, nous reprenons la piste.

C’est avec le scintillement poétique des premières étoiles que j’arrive en vue de la grotte. Elles nous ont probablement senti arriver et je doute que cela soit réellement une surprise pour Alaïs.
Pourtant, pas de cris, pas d’ordre de déguerpir, pas de fuite. Je suis étonné et me dis donc que soit, finalement, mon arrivée est une surprise, soit elle s’est résignée à ma présence.
Il est également possible que ce soit tout autre chose, par exemple, qu’elle dorme, mais j’en doute.

C’est ainsi que je la trouve, assise, renfrognée, dans l’attente. Alors, sans un mot, je viens m’installer non loin d’elle, veillant à ne pas être trop proche tout de même pour lui laisser de l’espace. D’un grondement à la sonorité humaine, Il ordonne à l’autre de se tenir tranquille à ma demande et, contre toute attente, il semble satisfait.
Ainsi, nous attendons tous deux le moment fatidique, celui qui verra la Lune dicter sa loi.

L'Autre remue de plus en plus. Je sens son impatience, mais il me faut un certain temps pour en comprendre l'origine… J'aurais pourtant dû me douter qu'il ne respecterait pas ma requête…

– Tu viens récolter ce que tu as semé, c'est ça ? je pouffe avec amertume sans même prendre la peine de relever les yeux.

Je sais très bien que c'est lui et je sais parfaitement pourquoi il est là. Ma question était on ne peut plus rhétorique. J'aurais simplement préféré qu'il respecte ma volonté, même s'il n'est pas d'accord avec cette dernière.

Alors je reste là, assise dos à la paroi de pierre. Recroquevillée sur moi-même, je fais de mon mieux pour ignorer cette Autre qui frétille joyeusement dans ma tête, tout comme l'ancien ami qui fait malgré tout pour rester discret.

Plus l'heure approche et plus je la sens présente… Je ne souffre pas, mais je ressens une intense fatigue. De celle qui vous emporte lentement comme une étrange agonie. Quand la Lune apparaît finalement, je ne suis plus vraiment là… Je suis comme reléguée dans un recoin sombre de mon esprit. Je vois, je ressens tout… Mais ce n'est certainement pas moi qui décide de me relever pour m'étirer… Ce ne sont pas les yeux qui observent le monde dans ces teintes incroyablement ternes et floues… Je perçois des couleurs dont je n'avais jusque là aucune connaissance… Je prends conscience de son odeur… Un mélange de bois et de… cendres. Il sent le feu de camp en hiver. Je ne savais même pas que les feux de camp avaient une odeur particulière.

Elle s'étire en soupirant d'aise… Lorsqu'elle baisse ses yeux sur mes mains, je ne note aucune différence… Je veux dire, ce sont bien les miennes. Il n'y a ni poils, ni griffes. Ce sont des mains… Les miennes…

Je la sens sourire joyeusement. Elle s'amuse, c'est évident… Non, pire… Je crois bien qu'elle roucoule.

"Non, non, non! Tu restes tranquille !" Je gronde à son attention… Mais elle éclate de rire en s'avançant vers lui…

"Bordel ! Casse-toi de là !"

Je ne réponds pas à sa provocation. La lassitude dans sa voix me laisse penser qu’elle n’a même pas à cœur de se relancer dans des échanges d’insultes et de mépris. Elle est apathique et résignée. A vrai dire, je lutte pour ne pas la prendre dans mes bras.
Je sais qu’elle me repousserait, que cela n’aura rien d’autre que l’effet inverse de celui recherché, je sais qu’elle me déteste, probablement pour toujours, mais je ne peux m’empêcher d’éprouver ce désir d’essayer de la consoler.

Finalement, Il commence à s’agiter. L’heure approche, aussi, je me déshabille tout en veillant à conserver mes sous-vêtements. J’imagine qu’elle a tout sauf l’envie de me voir nu une énième fois.
Je me place entre elle et la sortie, cherche son regard qu’elle ne me laisse pas trouver.

Je ne te laisserai pas tomber ! Dis-je avant que les démangeaisons ne deviennent trop fortes et que je devienne incapable de parler.
Il s'ensuit alors ces longues minutes douloureuses. Elles sont toujours plus longues et plus douloureuses avec la Lune, car ce n’est pas nous qui dirigeons les choses. Nous subissons tous deux.

Je reprends mon souffle avant de me redresser et il s’empresse de poser ses yeux sur… “Alaïs ? Mais que… ?”
Je pensais voir une louve, mais non, elle est restée humaine. Aucun changement physique, pas de dents, pas de griffes, pas de poils… Rien, rien d’autre que ces yeux dorés qui, enfin, se sont levés vers moi.

Choqué, je l’observe alors qu’elle s’étire en souriant, comprenant par la même occasion que ce n’est pas mon amie qui est aux commandes malgré tout.
C’est comme si sa métamorphose était seulement psychique, une simple passation de personnalité. Il faut se rendre à l’évidence, ce sourire enjôleur que l’on me lance n’est pas celui de la jeune rouquine.
Son odeur a changé aussi, offrant bel et bien celle d’une louve tout en conservant un peu celle de l’humaine. C’est à n’y rien comprendre.

Je me mets alors à nourrir l’espoir que ce soit l’état final et qu’elle n’ai pas à souffrir, en définitive, de la pleine malédiction.
Je suis rappelé à l’ordre par le lycan, qui s’alarme de voir une humaine l’approcher en riant et en papillonnant.
Elle nous fait quoi là ?

Je n'ai aucune idée de ce qui se passe. L'Autre ne communique pas avec moi. Elle m'ignore même complètement. Une fois qu'elle en a fini avec ses étirements, elle avance vers le lycan totalement transformé… Et bon sang, je suis presque certaine qu'elle roule des hanches… Mes hanches !

"Non mais… Ça va pas là !"

Elle rit de nouveau, avant de se frotter contre le pelage du loup… chose qu'elle semble apprécier. Si je pouvais vomir, je pense que c'est ce que je ferai là, à l'instant … Puis je comprends bien vite qu'elle essaie simplement de l'amadouer. Après tout, ce corps gigantesque fait barrage et ce que je ressens chez elle, ce n'est pas du désir… Mais un tout autre besoin.

Elle a faim.

Les images qui me passent par la tête n'ont strictement rien de réjouissant. Elle veut tuer, faire souffrir et manger de la chair encore vivante. De la chair humaine, qui plus est. C'est un monstre, un vrai… Elle a déjà repéré un village, quelques kilomètres plus bas. Son plan m'apparaît très clairement et ce dernier ne m'enchante pas. Quand elle comprend que sa petite manœuvre ne fonctionne pas sur le Loup de Roland, elle s'empresse de prendre ma dague pour la lui planter dans la cuisse… Elle sourit, j'en suis sûre…

Mais qu’est-ce qu’elle fout ?
Il ne semble pas mieux comprendre que moi et nous sommes deux spectateurs d’un spectacle étrange.
En effet, elle paraît vouloir titiller le désir du loup, mais en utilisant une gestuelle humaine qui, évidemment, aurait plus d’impact sur moi. Les loups ne sont pas sensibles aux déhanchés humains, étrangement.

Elle va jusqu’à se frotter contre ma fourrure et j’ai presque l’impression de l’entendre glousser.
Le résultat, c’est qu’aucun de nous deux ne réagit, incapable de savoir qui est visé et donc, quelle réponse apporter. En revanche, nous sommes tous les deux d’accord pour trouver que c’est le bordel. Le loup n’est clairement pas intéressé par l’humaine, pas plus que je ne le suis par la louve à l’apparence humaine.

Alors, Il retrousse la truffe, partageant un sentiment d’alerte. Trop tard, voilà qu’elle a planté l’une de ses dagues dans ma cuisse, m’arrachant un grondement de douleur et de colère.
La lumière se fait, en réalité, elle a faim !
Hélas, les proies les plus proches ne sont autres que les villageois en contrebas, ceux qu’elle servait encore à l’auberge il y a quelques jours. Enfin, pas elle, mais Alaïs !

J’extrais la lame de ma jambe avant de la lancer derrière moi, m’assurant de bien bloquer l’entrée. Ceci fait, je laisse le contrôle à mon loup pour qu’il essaie d’établir un contact.
Il gronde pour imposer sa dominance, braquant dans les yeux de la rouquine ses deux perles d’or. Il impose tant sa carrure que son aura, l’enjoignant à se modérer si elle souhaite vivre.
“On ne touche pas les Hommes, petite !” paraît-il grogner à l’attention de la rouquine.

Les grognements du lycan ne semblent pas avoir le moindre effet sur elle… Au contraire… L'on croirait qu'elle s'amuse de cette situation des plus ubuesques. Elle le provoque comme le ferait une gamine capricieuse en pleine rébellion. Néanmoins, sa contrariété reste parfaitement perceptible. Le loup n'étant, visiblement, aucunement ébranlé par la blessure.

Son sourire s'étire néanmoins. Elle a bien compris que ni le loup, ni Roland, ne prendrait le risque de la blesser. Alors elle se jette sur lui avec la ferme intention de le cogner… Vue d'ici, j'ai bien du mal à croire qu'une pauvre petite humaine puisse quoique ce soit contre un lycan de cette taille mais… Elle a quand même de la force, la morveuse. Elle réfléchit vite, bien plus que moi. Ses coups sont précis et sa force bien supérieure à la mienne. Pour autant, je doute fort que cela suffise… D'autant plus que je sens sa colère grimper à chaque échec…

Je commence à sentir une vive douleur dans les mains. Je mets d'abord cela sur le compte des coups qu'elle ne cesse de donner puis je remarque du sang sur ces dernières. Des griffes ont poussé à la place de mes ongles ce qui donne bien plus de corps aux gifles qu'elle lui offre…

Je me demande s'il en va de même pour les crocs. Après tout, elle serre tellement les mâchoires qu'il est difficile de savoir si la douleur que je ressens vient de là ou d'éventuelles canines acérées…

J’espérais que le loup réussirait à obtenir quelque chose. Aussi, je suis déçu de constater l’échec cuisant qu’il obtient. Putain, on dirait rigoureusement la même situation que lorsque c’était Alaïs contre Roland, qu'elle guigne !

Agacé que le coup de dague n’ai pas eu l’effet escompté, elle se jette sur moi pour me frapper avec force et précision. Elle est bien plus puissante que ne le serait la jeune-femme, tout en étant plus faible qu’un lycan. Aussi, ses coups me tirent des grimaces et des grondements, allant même jusqu’à des grognements de protestation.
Soudain, une douleur plus vive que les coups me prend à l’épaule. Je remarque alors que des griffes sont venues remplacer ses ongles et, le sang présent dessus me laisse penser que je viens de me faire allègrement griffer l’épaule.

Perdant patience et, la douleur étant tout de même présente, Il repousse la jeune femme contre la paroi d’une gifle du dos de la patte. Une humaine normale serait probablement tombée dans les pommes sous le coup, mais là, elle devrait juste être surprise, peut-être un peu sonnée, sans plus.

Profitant cependant de cet avantage tactique, je l’attrape par les jambes pour la soulever et la mettre tête en bas.
Alors, une fois de plus, il lui commande de se calmer, lui ordonnant de laisser une place à l’humaine à ses côtés.
C’est ainsi que vient cette image d’un immense lycan, tenant une jeune-femme par les pieds et tête en bas. En d’autres circonstances, cela aurait pu prêter à sourire.

Si l'Autre ne semble aucunement préoccupée par la douleur, ce n'est pas mon cas. Le choc est violent, assez pour que je ressente les secousses résonner à travers tout mon corps. Je ne comprends même pas comment je peux être encore en vie après ça… Ou seulement encore consciente après avoir été aussi promptement projetée contre la paroi rocheuse.

J'ai mal… Pas elle. Tout ce qu'elle ressent c'est cette colère qui recommence à me brûler. Une colère qui ne fait qu'augmenter face à ce lycan qui paraît inébranlable.

"Ouais… Je comprends, mon aussi je me sentirai vexée à ta place."

Et la voilà qui s'agite, la tête en bas, essayant de le toucher avec ses griffes… "Tu es ridicule…" Jusque là, elle ne paraissait pas m'entendre, mais je remarque que cette fois, c'est contre moi qu'elle dirige sa colère…

L'Autre se balance au bout du bras du lycan, se contorsionnant subitement pour venir le mordre … Je confirme, elle a de bonnes canines. Le goût de son sang la rend presque ivre, sa vue se trouble un instant… Elle savoure… Bon sang, je veux vomir… Finalement, ne voyant plus d'autres options pour se soustraire de cette prise, elle plante ses maudites griffes dans ma cuisse, serrant de toutes ses forces jusqu'à me faire hurler… Personne ne peut m'entendre, et c'est atroce… Pourtant, l'Autre semble y prendre un grand plaisir et recommence avec mon autre cuisse…

J'ai compris, c'est un moyen de le menacer … En somme : relâche moi ou je la fais souffrir comme jamais.

Je confirme, c'est une belle garce.

Si la situation pourrait prêter à sourire, l’envie s’éloigne bien vite.
En effet, après s’être agitée dans tous les sens d’une façon aussi ridicule qu’inefficace, elle parvient à se redresser pour me mordre le bras, m’arrachant cette fois un hurlement de douleur.
Malgré tout, je tiens bon.
Il est hors de question que l’on cède !

Ce dont elle finit par se rendre compte. Alors, elle change de stratégie. Le charme n’a pas fonctionné, la violence à mon encontre non plus, elle commence alors à se griffer elle-même. Je grince des dents, sachant pertinemment qu’Alaïs ressent pleinement la douleur, et ce, sans pouvoir agir.
Par réflexe, il lui attrape les bras de sa seconde patte avant, la tenant alors comme l’on tiendrait un lapin par les oreilles et les pattes.

RROMPFFF !!! Gronde-t-il finalement d’un ton décidé et ferme. Il la dévisage d’un air inquisiteur tout en laissant résonner le grognement. Alors, prenant l’initiative, Il quitte la grotte à vive allure pour se diriger vers la rivière. Alors, sans aucune cérémonie, la jeune-femme se retrouve balancée à la flotte, probablement dans l’espoir que cela calme les ardeurs de la louve.

L'on pourrait croire que l'eau glaciale lui aurait rafraîchi les idées, mais non… Évidemment que non. En revanche, moi… j'ai froid. Dans ce petit bain improvisé, cette idiote y voit une opportunité de fuite.

Elle se redresse aussitôt avec une agilité des plus surprenante… J'aimerais posséder une telle dextérité, mais je ne suis pas certaine qu'une telle chose soit accessible à un être humain normalement constitué. À croire que mes os se sont transformés en une sorte de matière flexible…

Elle court à toute vitesse, serpentant à travers les bois comme si rien ne pouvait l'arrêter… J'hurle intérieurement, l'exhortant à cesser cette folie et de se rabattre sur un cerf ou un lapin… N'importe quoi mais pas un villageois.

– Tu vas la fermer oui… gronde-t-elle à mon attention.

Ainsi, elle peut m'entendre et surtout, elle peut parler. Mais quelle garce, bordel !